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Sur Carriacou, plus grande île des Grenadines, vous vous attendez à tout sauf à trouver du rhum. Et pourtant, soigneusement dissimulé chez les petits commerçants des environs, vous pourrez découvrir ce qui s’apparente aux prémices du métier d’embouteilleur, couplé à une débrouillardise qui ne manque pas de charme.

Quand vous prenez la direction de l’île de Carriacou, petite sœur de la Grenade, c’est le plus souvent pour profiter des splendides plages de sable fin et des lagons qui en ont fait sa renommée, mais définitivement pas pour y trouver du rhum, encore moins du rhum de contrebande. Ce petit bout de terre de 34 km2 et plus ou moins 4 500 âmes est pourtant à l’origine d’une vieille tradition qui remonte au XIXe siècle, lorsque des goélettes livraient clandestinement des barils et des dames-jeannes aux commerçants de Carriacou, qui embouteillaient à discrétion sous le nom de Jack Iron, un rhum high proof qui titrait joyeusement entre 70 et 80%. En provenance des îles voisines, la livraison se faisait alors systématiquement de nuit et les sirènes de la police marquaient généralement le débarquement imminent de la marchandise illicite. Les rares histoires, racontées par les mémoires de l’île dont Bill Patterson, suggèrent que la police était rincée de quelques litres en échange de son silence. D’autres encore, qu’elle était appelée à l’autre bout de l’île afin de faire diversion, pour faciliter le débarquement des barriques. Chaque nouvelle livraison était ainsi savamment orchestrée, et le jeu du chat et de la souris était devenu habituel, sans doute même déséquilibré sur une si petite île encerclée par les eaux.

Rhum de bonhomme

Le Jack Iron, qui pourrait se traduire en argot par “rhum de bonhomme, de marin ou de gaillard”, est rapidement devenu la boisson locale, celle qui rythme les nombreuses soirées de Carriacou durant lesquelles les commerçants ont coutume de disperser quelques flacons du précieux liquide à certains coins de rue pour rincer les fidèles habitués, toujours à discrétion, et toujours dans des bouteilles de soda usagées. Le reste est servi au verre dans les nombreuses échoppes de l’île, à l’instar de celle de Bill Patterson. À la fois épicerie, bar, restaurant et boutique de fortune, c’est surtout le rendez-vous des habitués qui se succèdent à toute heure de la journée, du pêcheur matinal venant prendre sa rasade de rhum avant la mer, jusqu’au fidèle couche-tard traînant ses guêtres jusqu’à pas d’heure. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que vous ne vous doutez à aucun moment pouvoir acheter ni boire du rhum dans ce genre d’endroit. Ni même rentrer chez un potentiel embouteilleur indépendant… Et pourtant, au milieu du bric-à-brac ambiant, savamment camouflé derrière le comptoir, vous pourrez déflorer – après un léger entêtement – tout un pan d’histoire, et peut-être même l’embryon du métier d’embouteilleur.

Malgré les quelque deux siècles qui séparent la genèse de cette tradition et une police certes moins regardante qu’elle ne l’était hier (dépassée, elle tente comme se peut de réguler le phénomène), le Jack Iron est bel et bien toujours actuel, secret bien gardé, avec ses rites, réservé aux locaux et méconnu des touristes qui viennent ici profiter des plages. Vous ne trouverez donc aucune bouteille de Jack Iron sur les étagères des petites boutiques de rue, encore moins sa version “arrangée” connue sous le nom de “under the counter”. Il faudra montrer patte blanche pour s’en procurer et faire preuve de beaucoup de persévérance pour dénicher les fameux fûts. Dissimulée derrière le comptoir ou cachée dans les arrière-boutiques, la futaille sert bien souvent d’étagère de fortune dans un débarras où le marchand viendra discrètement soutirer quelques centilitres ou litres selon la demande. Vous pourrez même apercevoir des fûts vides dans l’arrière-cour de certaines bâtisses, découvrant par la même occasion l’origine du rhum, peinturlurée sur le bois.

Un rituel immuable

Le rituel de la dégustation n’a jamais changé : on sert aux habitués une ration de Jack Iron dans une petite bouteille en verre, à température ambiante, et un grand bol d’eau pour se rincer la bouche. Toujours dans l’arrière-boutique et sans doute sur les mêmes tables surannées, plus rarement à la maison entre amis et parfois accompagné de soda. Certains commerçants, à l’instar de Bill, vendent aussi à la bouteille en confectionnant des étiquettes de fortune qu’ils signent généralement de leur nom. Une manière comme une autre de faire sa pub sur l’île, pour s’attirer des clients potentiels… et une diversité impressionnante d’étiquettes faites maison au charme fou.

Il existe même une version arrangée de Jack Iron, surnommé “under the counter”, littéralement “sous le comptoir”. On y mélange très souvent des noix, du bois bandé et d’autres joyeusetés locales, laissées à macérer à discrétion. Cette boisson, surtout élaborée dans la campagne, est d’autant plus cachée des quelques commerçants audacieux, que la simple évocation de son nom en public vous attire d’innombrables regards pesants et accusateurs (regards sans doute encore plus appuyés quand ils viennent d’Occidentaux entêtés…). Servi sous le comptoir, on le boit avant de saluer le commerçant, sans demander son dû, et uniquement au verre.

Une origine à plusieurs facettes

La provenance du rhum utilisé par nos embouteilleurs à façon aura changé à plusieurs reprises au travers des époques : il vient originellement de Trinidad, où dans les années 1920 et 1930, le rhum était encore acheté directement à la distillerie Caroni, puis à Angostura. En 2009, c’est Westerhall, une distillerie de Grenade, qui obtient le monopole et prend en charge la distribution des fûts, toujours livrés à fort degré (high proof.) La distillerie Westerhall profitera de l’occasion pour donner une dimension mercantile à la coutume, en sortant sa propre marque Jack Iron, embouteillé à 70% et largement distribué. Chaque semaine, les fûts qui arrivent ici par bateau sont vendus aux grossistes de l’île qui fourniront ensuite les échoppes du coin. Finies les livraisons de nuit, dorénavant les fûts voyagent à découvert, même si chaque livraison est soigneusement organisée pour éviter les regards indiscrets.

Malgré ce tour de passe-passe visant à faire officiellement vivre une coutume cachée des yeux de tous, il existe encore de nombreuses échoppes à l’authenticité désuète et de nombreux Bill Patterson. Ici, bien plus qu’ailleurs, ils contribuent chacun à leur manière à faire vivre une ancienne tradition qui perdure malgré le poids de la modernité.

Par Cyril Weglarz

Pour aller plus loin

Vous pouvez retrouver le portait de Bill Patterson, ainsi que ceux d’une trentaine d’autres personnages dans l’ouvrage Les Silencieux, du r(h)um & des hommes, qui vient de sortir aux Éditions Velier. Survolant quatorze aires géographiques différentes, Cyril Weglarz et Fredi Marcarini vous proposent dans cet ouvrage une autre histoire du rhum, racontée via le regard et le vécu de ses personnages principaux. Une histoire essentielle, primordiale et humaine, que les auteurs vous invitent à découvrir. Disponible dans le réseau des cavistes et sur Internet.

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