Après une période de vaches grasses suivie de la pénurie que l’on connaît, le whisky japonais se recentre. Avec à la clé, une redistribution des cartes et un besoin évident de « japoniser » la production.
Sans cœur (de gamme)
Même si la consommation de whisky au Japon a redémarré voici déjà dix ans, il faudra bien plus de temps que prévu pour que chaque producteur puisse de nouveau proposer un cœur de gamme. Sans parler des expressions avec compte d’âge ! Qui sait même quand nous les reverrons durablement sur les étagères des cavistes, comme au bon vieux temps ? La demande ne cessant d’augmenter plus vite que la reconstitution des stocks, les producteurs de whisky japonais sont condamnés au mode rattrapage dans le jeu de l’offre et de la demande, et ce vraisemblablement pour longtemps. Suntory a annoncé au début de l’année vouloir cesser la production de Hakushu 12 ans et de Hibiki 17 ans, mais les whiskies nippons d’entrée de gamme ne sont pas en meilleure posture, en atteste l’information diffusée en novembre dernier que Kirin s’apprête à interrompre la commercialisation de son produit phare, Fujisanroku 50°, un blend vendu moins de 10 euros littéralement partout au Japon. Ce qu’il faut retenir, c’est que dans un avenir prévisible, le whisky japonais sera le plus souvent astreint au petit jeu des éditions limitées ou des expressions isolées qui disparaissent plus vite que la neige au soleil.

Distillerie Yuza : Miho Saito, conductrice d’alambic, procède à la coupe du cœur de chauffe.
La naissance d’un esprit de groupe
En 2007, au plus bas de la consommation de whisky dans l’Archipel, on comptait sept distilleries de whisky en activité. Aujourd’hui, selon le tout dernier recensement, elles sont vingt-et-une. Le succès que rencontrent les petites distilleries artisanales a encouragé bien d’autres à se lancer dans la production de whisky. En outre, et chose impensable il y a encore quelques années hors de la matrice Suntory/Nikka, certains distillateurs artisanaux ont entrepris de bâtir une deuxième distillerie. Le précurseur, Hombo Shuzo, a ouvert en 2016 une seconde distillerie dans sa préfecture d’origine, Kagoshima (Mars Tsunuki). Venture Whisky inaugurera en 2019 une deuxième unité de production à proximité de sa distillerie Chichibu, et Kiuchi Shuzo une deuxième grande exploitation, Ibaraki, à Ishioka. Cinq nouveaux établissements devraient démarrer leurs alambics en 2019. Au-delà des seuls chiffres, émerge un esprit de groupe. Le grand vent du changement souffle sur la scène du whisky nippon, réputée jusqu’à récemment pour son caractère férocement concurrentiel et les relations exécrables qu’entretiennent entre eux les producteurs de whisky rivaux. Inspirés par l’exemple d’Ichiro Akuto, fondateur de la distillerie Chichibu, les distillateurs craft sont heureux d’apporter leurs conseils et soutien aux nouveaux venus. Autre exemple : la cordialité des relations d’Hombo Shuzo et de Komasa Shuzo à Kagoshima. Ils sont rivaux dans le domaine du shochu, mais amis pour ce qui concerne la production de whisky dans leurs distilleries respectives, Tsunuki et Kanosuke, toutes deux situées dans la même rue (mais distantes de 40 kilomètres, de tout de même).

Ichiro Akuto devant des troncs de chêne mizunara qui seront transformés en fûts par sa tonnellerie de Chichibu.
Rajeunissement
Une autre tendance importante, moins visible pour le consommateur mais manifeste sur le terrain, c’est l’émergence d’une nouvelle génération de producteurs de whisky, et j’entends par là ceux qui mettent réellement la main à la pâte. À la distillerie Asaka, Minami Sakakakura, la responsable de l’empâtage, n’avait pas encore l’âge légal pour consommer de l’alcool quand elle a commencé à y travailler. Ce n’est que depuis septembre 2017 et son 20e anniversaire qu’elle peut apprécier le fruit de son travail. La production de la toute nouvelle distillerie Yuza a démarré en novembre dernier dans la préfecture de Yamagata : elle est placée sous la responsabilité de Shione Okada, chargée de l’empâtage, et de Miho Saito, conductrice d’alambic, toutes deux âgées de 24 ans. Tatsuro Kusano a été nommé directeur de la distillerie Mars Tsunuki à l’âge de 28 ans ; à la distillerie Chichibu, l’âge moyen du personnel est de 30 ans, le plus jeune employé étant un apprenti tonnelier âgé de 18 ans. On ne saurait surestimer l’importance de l’émergence de cette nouvelle jeune génération de producteurs de whisky – sans parler de la mise à mal des stéréotypes sexistes -, car ses effets positifs se feront sentir à n’en pas douter dans les décennies à venir.
Couleur locale
On peut s’attendre ces prochaines années, à l’amplification de l’intérêt que manifestent de plus en plus de distillateurs pour l’exploration et l’intégration de solutions locales ou spécifiquement nippones dans les processus d’élaboration du whisky. Citons par exemple l’utilisation de variétés d’orge locales et/ou anciennes ; le projet d’utilisation de tourbe et d’orge locales annoncé par la distillerie Akkeshi, à Hokkaido ; celui de distillation de sarrasin par Kiuchi Shuzo, préfecture d’Ibaraki (où les pâtes soba sont une spécialité locale) ; l’utilisation d’une levure de shochu dans les deux distilleries de Kagoshima (où plus d’une centaine de distilleries de shochu sont en activité) ; l’utilisation de fûts d’eaux-de-vie autochtones : ex-fûts de saké (à Eigashima Shuzo), ex-fûts d’umeshu (à la distillerie Mars Tsunuki), ex-fûts de shochu (distilleries Kanosuke et Mars Tsunuki), ainsi que le recours aux barriques de vin local (notamment à la distillerie Fuji Gotemba et à la distillerie White Oak d’Eigashima) ; la maturation en fûts de mizunara, le chêne japonais, mais aussi, de plus en plus, de mizunara local, comme par exemple dans les distilleries Akkeshi, Saburomaru et Chichibu ; et l’utilisation d’autres essences que le chêne pour l’élevage du whisky – pratique autorisée au Japon -, comme le cèdre japonais, le bois de cerisier (sakura) et de châtaignier japonais. On serait tenté de traiter par le mépris les exemples cités ci-dessus, de les considérer comme autant de gadgets ou de gouttes d’eau dans l’océan, tant il est vrai que rares sont ces options viables dans le cadre d’une production de type industriel. Mais nous vivons à une époque où une expression commercialisée à quelques centaines de bouteilles attire bien plus l’attention que ces millions de bouteilles de blend vendues uniquement au Japon, qui patientent au fond des étagères : le volume n’est pas tout, du moins plus maintenant.
Transparence et réglementation
De tous les grands pays producteurs de whisky, c’est au Japon que la réglementation est la plus souple. Presque tout y est permis. Un exemple ? Rien n’interdit d’importer du whisky écossais en vrac, de l’embouteiller au Japon (avec ou sans maturation complémentaire), puis de l’étiqueter et de le vendre sous l’appellation whisky japonais. Aussi longtemps que l’on possède une licence en bonne et due forme, il n’y a ici rien d’illégal (voir Whisky Magazine & Fine Spirits n°72, ndlr). Malheureusement, de plus en plus de producteurs opportunistes exploitent ce laxisme réglementaire pour vendre des whiskies japonais qui contiennent en tout ou partie du whisky importé en vrac de l’étranger. À moins que le consommateur ne fasse sa propre enquête, rien ne lui permet de savoir si la bouteille qu’il s’apprête à acheter contient un authentique whisky japonais ou un fake whisky, pourrait-on dire. C’est une situation à l’évidence intenable à long terme. Certains petits producteurs verraient du reste d’un bon œil l’adoption d’une réglementation plus stricte, mais les résistances sont encore vives, car le recours au whisky d’importation en vrac est une pratique très répandue au Japon. Mais la question, ce n’est pas tant le whisky importé en vrac que l’absence de réglementation relative à l’étiquetage, qui définirait les catégories, précisément et sans ambiguïté. Les voix qui s’élèvent en faveur de l’adoption d’une telle mesure étant de plus en plus nombreuses et virulentes, on peut s’attendre à un durcissement de la législation en la matière. Mais dans combien de temps ? C’est la grande question.
Par Stefan Van Eycken