Aucun autre pays n’a plus influencé le revival cocktail que le Japon. Des outils du barman au travail de la glace en passant par la gestuelle, les techniques ou le service, le bartending japonais constitue un Saint Graal pour les pros du shaker occidentaux. Et ce peut-être avant tout parce que l’art du cocktail nippon tient davantage d’un artisanat que d’une industrie encline aux phénomènes de mode.
Longtemps, le Japon fut fermé au reste du monde. Cette période d’isolement volontaire, appelée sakoku, dura un peu plus de deux siècles. Ce n’est qu’avec l’abdication du shogun Yoshinobu Tokugawa en 1867 et l’arrivée au pouvoir de l’empereur Mutsuhito que l’archipel commença à s’ouvrir, à se moderniser mais aussi à s’occidentaliser. Ce fut le début de l’ère Meiji qui vit notamment la ville d’Edo être rebaptisée Tokyo, « la capitale de l’est ». Et c’est non loin de Tokyo, à Yokohama, qu’auraient été servis les premiers cocktails au pays du soleil levant et ce dès 1874 selon Kazuo Ishikura, auteur spécialisé dans l’histoire nippone du cocktail. Le premier bar à cocktails japonais aurait ainsi été le bar de l’hôtel Yokohama, hôtel à la mode occidentale construit par l’hollandais Hufnagel. Il semble toutefois que ce fut l’arrivée de Louis Eppinger à la direction du Grand Hotel de Yokohama en 1889 qui marqua véritablement le début de la culture cocktail japonaise.
Un Allemand à Yokohama
Louis Eppinger appartenait à la génération des Harry Johnson et autre William Schmidt, ces bartenders allemands émigrés aux États-Unis et entrés au panthéon de l’Histoire du cocktail. Officiant à San Francisco et Portland dans les années 1870, Eppinger est surtout connu pour sa carrière japonaise au sein du Grand Hotel de Yokohama qu’il dirigea de 1889 jusqu’à pratiquement sa mort à 77 ans en 1907. Un cocktail reste associé de façon indélébile à son nom, mais aussi au Japon, sans que l’on ne sache si Eppinger en est réellement le créateur : le Bamboo, délicat mélange de vermouth dry et de xérès rehaussé de quelques touches de bitters. On sait toutefois que l’origine du Bamboo est américaine et que sa création date du milieu des années 1880. L’indication de William T. « Cocktail » Boothby dans son livre World Drinks and How To Mix Them en 1908, « Originated and named by Mr. Louis Eppinger, Yokohama, Japan », a cependant gravé dans le marbre le Bamboo comme une signature d’Eppinger en provenance directe du Japon. Durant ses dix-huit années de service, Eppinger a formé son personnel, des locaux contrairement aux clients de l’hôtel majoritairement étrangers. Ce sont ces disciples qui auraient ensuite répandu leur savoir cocktailien appris de source sûre à travers le pays, notamment dans le quartier de Ginza à Tokyo où au début du siècle dernier des établissements influencés par les cafés de style européen comme Maison Konosu, Café Printemps ou Café Lion mirent particulièrement à l’honneur les boissons mélangées.
Ginza reste emblématique de l’art du cocktail à la japonaise, réputé pour ses bars à cocktails « traditionnels » et ses barmen en veste blanche aussi aguerris que parfois âgés
Ginza mythique
Aujourd’hui encore Ginza reste emblématique de l’art du cocktail à la japonaise, réputé pour ses bars à cocktails « traditionnels » et ses barmen en veste blanche aussi aguerris que parfois âgés. Ce n’est donc pas un hasard si Ryu Sasakura, le bartender du manga éponyme, agite son shaker dans un bar de Ginza. Et oui, les Japonais ont même un dessin animé consacré au cocktail ! Ginza compte ainsi son nombre de temples dédiés aux cocktails (Star Bar, High Five, Mori Bar, Tender Bar, Bar Radio, Bar Orchard, Kisling, Bar Lupin…) et autant de maîtres es-cocktail y officiant tel Takao Mori, 72 ans et grand spécialiste du Martini. C’est aussi cela le bartending japonais : des barmen qui continuent à oeuvrer quand pratiquement tous de ce coté-ci du globe sont déjà à la retraite. Voir des bartenders encore en activité après 40, 50 voir même 60 ans de métier n’est pourtant pas une chose rare. C’est le cas, par exemple, de la légende vivante du cocktail japonais, Kazuo Uyeda. Officiant dans son propre bar, le Tender, depuis 1997, Uyeda a commencé sa carrière en 1966.
Artisanat vs industrie.
« Les Occidentaux se concentrent sur le résultat, tandis que nous, les Japonais, (…) respectons la réalisation. Nous nous concentrons non seulement sur le résultat en terme de saveur du cocktail mais aussi sur la réalisation du mélange, et je crois que l’effort mis dans le mélange d’un cocktail contribue à sa saveur finale » peut-on lire dans son seul ouvrage traduit en anglais Cocktail Techniques. Le soin apporté à la réalisation d’un cocktail est l’une des caractéristiques fondamentales du bartending japonais. Le soucis du détail et la perfection des classiques y sont poussés à leur paroxysme. Vous ne verrez ainsi jamais un bartender faire de « double shake » au Japon. Déjà parce que le cobbler – ce shaker en trois parties avec filtre inclus – est ici roi mais surtout parce qu’on y respecte scrupuleusement la réalisation d’un cocktail. Au Japon, ceci est également dû au fait que les bars soit petits et n’offrent que peu de sièges, le bartending tient davantage de l’artisanat que de l’industrie façon usine à débiter du cocktail comme en Occident. Inutile donc de dire que la qualité du service et l’hospitalité que l’on y rencontre sont inégalés dans le monde. Chez Uyeda et dans le bartending japonais de façon plus générale, la technique joue donc un rôle crucial et influe directement sur le goût final du verre. On rencontre cette même relation de cause à effet chez le maître sushi et sa découpe de poisson. Contrairement à ce qui se pratique de ce coté-ci, la technique japonaise n’a rien de démonstrative et d’égocentrée. Elle doit être maitrisée au point de paraître naturelle et fluide. Chaque geste est précis et compté dans un économie de mouvements mêlant esthétisme et efficacité. Les outils de bars japonais (jigger, verre à mélange, cuillère de bar, flacons à bitters…) que l’on retrouve aujourd’hui dans n’importe quel bar à cocktails à travers le monde participent de cet esthétisme. Mais leur beauté intrinsèque ne doit pas faire oublier que leur design spécifique en font des outils tournés vers une utilisation plus lente et cérémoniale. La forme même du jigger japonais, plus élancé et étroit que son homologue américain, induit ainsi une verse moins rapide mais nettement plus belle à regarder, pour un peu que l’on se serve de ces jiggers à la japonaise (en versant de façon droite et face à la timbale ou au verre à mélange) et non à l’américaine (sur le coté).
Les anciens et les modernes
Certains bars japonais se sont spécialisés dans un spiritueux donné. C’est le cas du whisky bien sûr mais aussi du calvados au bar Calvador à Kyoto ou au Bar Largo à Tokyo. C’est aussi le cas du cognac au Bar Doras de Yasutaka Nakamori à Tokyo qui définit lui-même son style de bartending comme « traditionnel ». Depuis quelques années, on assiste néanmoins à la montée en puissance d’une nouvelle génération qui, bien que respectueuse du style Ginza à l’ancienne, souhaite développer davantage de créativité et non uniquement parfaire Martini et autre Side-car quarante années durant. Les représentants de cette nouvelle vague japonaise se nomment Rogerio Igarashi Vaz du Bar Trench, Hiroyasu Kayama du Bar BenFiddich, Gen Yamamoto ou Shuzo Nagumo et ses mixologiques Codename Mixology ou Mixology Laboratory. Le premier a un faible pour l’absinthe et le style occidental. Le second est passé maître dans l’art de reproduire à base de plantes et d’épices Chartreuse ou Campari. Le troisième propose des envolées zen en menu apesanteur de quatre ou six cocktails. Le dernier expérimente au possible, sorte d’Antonio Lai local. Cette nouvelle voie rend la scène cocktail japonaise plus excitante que jamais. Elle est même salutaire, le style Ginza, aussi respectable qu’il puisse être, tendant tout de même à enfermer le cocktail japonais dans une sorte de conservatisme un rien élitiste (le quartier est chic, comme on dit) et un rien passéiste.
Hard shake
Avec ses règles strictes et ses drinks faisant la part belle au curaçao bleu et autre liqueur Midori, un bar comme le Tender n’a en effet rien d’une adresse « populaire » ou à la pointe en matière de mixologie. Uyeda est d’ailleurs davantage connu pour son classique Gimlet, élaboré ici avec la précision d’un samouraï, que pour ses propres créations très… colorées. Dans une atmosphère qui se rapproche de la cérémonie du thé, on y vient surtout pour voir le maître en action et son fameux hard shake, technique permettant une aération maximale et un refroidissement optimum d’un cocktail dont il est l’inventeur. Emblématique du bartending à la japonaise puisqu’irréalisable au shaker Boston, le hard shake est devenu tendance en Occident un peu avant l’année 2010. Comme souvent dans le milieu du cocktail, l’effet de mode passa malheureusement avant l’étude et la compréhension de la technique. Il y a quelques années, pour être à la pointe de la mixologie, il fallait donc sortir son cobbler japonais importé à grand frais et s’évertuer dans le hard shake sans forcement en comprendre le principe ou en maitriser la technique. Bien entendu, on assista même au hard shake réalisé au Boston shaker… La tendance n’a heureusement pas duré longtemps. Une nouvelle mode a pris le relais : l’ice ball et le taillage de glace.
» Au Japon, la glace est un outil à part entière, peut-être le plus important de tous. «
La sphère de glace
L’ice ball serait née dans la préfecture de Niigata dans les années 1960 sous la dextérité de Wada Masaaki. La forme du diamant reste, elle, toutefois à débattre. Une version raconte que le disciple de Wada, un certain Sakai, commença à sculpter des glaçons sous cette forme au bar André, également à Niigata, dans les années 1980. L’ambassadeur de cette technique, Hidetsugu Ueno du bar High Five à Tokyo, en revendique cependant lui aussi la paternité. Devenu la référence japonaise en la matière à l’international, il enseigne le taillage de la glace, tout comme celle du hard shake, lors de conférences données à travers le monde. L’ice ball n’est qu’une partie de ce qui constitue l’autre fondamental du bartending japonais : le travail de la glace. Bien que cela puisse paraître étrange quand on sait que la majorité des bars à cocktails européens utilisent des machines à glaçons de la marque japonaise Hoshizaki, les bars japonais, eux, n’ont pas de machines à glaçons. Ils se font en effet livrer quotidiennement des pains de glace qu’ils découpent ensuite eux-mêmes. Pour les Occidentaux, c’est là un retour à une pratique lointaine dont seuls les vieux barmen se souviennent. Au Japon, la glace est un outil à part entière, peut-être le plus important de tous. Outre l’ice ball ou le cube de glace sculpté en diamant, les bartenders japonais utilisent en effet entre six et sept types de glace différents pour un cocktail dont quatre ou cinq uniquement pour shaker. La technique et la perfection sont là encore poussées à leur extrême. Il en va de même pour la température des spiritueux utilisés afin d’obtenir différentes textures en bouche.
Vide de sens
L’ice ball appliquée aux bars à cocktails en France fut cependant un vaste naufrage. Le Titanic dans un verre ou comment une technique fut souvent reproduite uniquement pour la pose, se croire à la pointe de la mixo et faire (pas vraiment) joli. Car pour que le bloc de glace et sa forme sphérique ait un sens, il faut que celui-ci soit issu d’une glace dite « pure » c’est-à-dire transparente comme le cristal. Or rares sont finalement les bars dans l’Hexagone (on peut citer le Sherry Butt ou le Tiger à Paris, Symbiose à Bordeaux, l’Antiquaire à Lyon ou le Parfum à Montpellier) à se servir d’une véritable glace pure pour réaliser leurs gros cubes de glace ou ice balls. On se retrouve donc souvent en présence de sphères à moitié blanchâtres qui agissent à l’inverse de leur fonction originelle. Impure, la glace fond en effet plus rapidement que si le barman avait utilisé des glaçons de bonne qualité. Hop, loupé, dommage.
Une transmission compliquée
La compréhension et la maîtrise du bartending japonais par le monde du bar occidental pose problème. Pour un Stanislav Vadrna ou un Erik Lorincz ayant appris directement auprès du maître Kazuo Uyeda, combien de bartenders n’ont fait qu’essayer de reproduire ce qu’ils ont vu en vidéo sur You Tube ? Or la transmission du savoir-faire japonais doit forcement passer par son apprentissage au Japon. Et c’est un peu là que cela coince. Rares sont en effet les bartenders occidentaux à avoir été travailler et apprendre cet art du cocktail directement à la source et le problème de la langue n’aide pas. L’ice ball blanchâtre a donc encore de beaux jours devant elle. Malheureusement.
Par Gaylor Olivier