Il existe depuis tout temps des narrations transmises de génération en génération, qui imprègnent la culture populaire avant de bien souvent se transformer en récit folklorique pour amateur friand d’anecdotes. Certaines s’éternisent pourtant et se font même l’écho de profonds changements qui trouvent, aujourd’hui encore, une résonance particulière dans le paysage rhumier. Exemple avec la Jamaïque.
Parmi ces récits au charme désuet, la Jamaïque propose sans doute le plus cru et le plus puissant, si ce n’est le plus détestable d’entre tous : le John Crow Batty. La composition originelle de ce rhum de contrebande, reconnu comme le tout premier rhum overproof de l’histoire de la Jamaïque, a fort heureusement disparu depuis, remplacé par des versions commerciales beaucoup plus consensuelles, et disons-le plus clairement, moins dangereuses pour la santé du consommateur. Contrairement à ce qui pouvait se pratiquer au cours des siècles derniers dans les îles voisines, où la production artisanale et illégale pullule, le John Crow Batty provient quant à lui directement des distilleries jamaïcaines. Toujours à leur insu, les producteurs se faisaient alors dérober du rhum qui se retrouvait rapidement sur le marché secondaire, alimentant un marché parallèle très structuré. Rappelons qu’à l’époque, la production de la très grande majorité des distilleries jamaïcaines est destinée à l’export et la vente en vrac, poussant sans doute les locaux à imaginer des stratagèmes pas toujours très licites pour assouvir leur soif de rhum.
Du rhum de récup
À l’abri des regards indiscrets et toujours en comité bien choisi, le rituel consistait à récupérer le rhum dès sa sortie de l’alambic et à le dissimuler jusqu’aux portes de la distillerie. Parfois même avec la collaboration de certains ouvriers qui n’hésitaient pas pour cela à remplir leurs bottes en caoutchouc… Un distillat brut de colonne à plus de 80 degrés, flirtant avec les 90 et que son nom ne saurait d’ailleurs pas mieux décrire. Car étymologiquement, le nom de John Crow Batty fait sans doute aussi peur que sa composition : « John Crow » est le nom que l’on donne aux vautours qui survolent le ciel jamaïcain à la recherche de charognes, et « Batty » (ou butty) signifie « postérieur » en argot. Dit plus familièrement, il se vendait à l’époque et sous le manteau du « cul de charognard ». Et autant dire que personne n’y trouvait à redire. Rien de très rassurant au final, même si l’on comprend un peu plus le sobriquet – et la mise en garde – quand on sait que ce fameux rhum dérobé en sortie d’alambic était principalement composé des têtes et des queues de distillation, incroyablement riches en congénères habituellement indésirables. On imagine alors les maux de tête désagréables et autres gueules de bois de l’époque, diaboliquement entretenus par une flopée de congénères vicieux. Pour preuve, certaines sources affirment que l’origine du nom viendrait du fait que le rhum était encore plus corrosif que les acides présents dans l’estomac du vautour et qui lui permettent en temps normal de digérer ses proies. D’autres encore, plus romanesques, prétendent que l’odeur du rhum serait tout bonnement similaire à celle du postérieur dudit rapace. À chacun de choisir sa propre mort.
Un larcin comme fer de lance
Alors vraie tradition, simple vol à l’étalage ou légende urbaine ? Même si les informations et récits historiques manquent cruellement à l’appel, nous savons que cette pratique était très répandue à l’ouest du pays dans la paroisse de Trelawny, culturellement marquée par une longue histoire sucrière et terre d’une emblématique distillerie où tout aurait commencé : celle de Hampden. C’est en effet derrière la grille de cette illustre distillerie qu’aurait été commis le premier méfait qui donna naissance au John Crow Batty, et plus généralement au rhum jamaïcain overproof, devenu une véritable institution nationale depuis. Car si la quasi-totalité des distilleries jamaïcaines ont historiquement toujours produit leur rhum en vrac à destination du monde entier, on sait en revanche beaucoup moins qu’un marché parallèle s’est progressivement développé localement à partir de cette contrebande, précipitant irrésistiblement le John Crow Batty jusque dans les nombreux rum shops du pays. On pouvait sans doute déjà goûter, dans ces petites échoppes qui fourmillent dans les zones rurales, les distillats de chez Hampden ou encore de Long Pond, soigneusement dissimulés sous le comptoir. Réservé – et adoubé – par la classe ouvrière, ce rhum était bon marché et sa puissance (certains diront son efficacité) à l’épreuve des soucis de la vie quotidienne. Comble de l’histoire, le John Crow Batty sera tellement apprécié et demandé que sa popularité conduira les distilleries à s’adapter. Cherchant à mettre fin au marché noir et aux vols répétitifs, elles décident d’officialiser le larcin en sortant un rhum similaire, officiel celui-ci, pour continuer à répondre à la demande pour le rhum overproof tout en se dégageant un profit non négligeable. Il ne s’agit dorénavant plus d’un rhum composé des têtes et des queues de distillation habituellement indésirables, mais d’un rhum plus classique, moins dangereux mais tout aussi puissant.
Du chapardage à la marque
C’est donc à un vol – et à sa standardisation – que l’on doit l’émergence et les évolutions d’une boisson qui s’installera durablement dans les mœurs des habitants, et même jusque dans l’intimité des foyers. On l’utilise autant pour les baptêmes que pour lutter contre les mauvais esprits, pour les mariages ou encore comme médicament. Ici, bien plus qu’ailleurs, c’est au rhum overproof que l’on trinque, rit, pleure et se soigne. Toujours aussi plébiscitée, cette catégorie de rhum représente aujourd’hui plus de 95 % des rhums blancs présents sur l’île et plus de 75 % du rhum consommé. Leader incontesté du secteur avec plus de 85 % des ventes, la société Wray & Nephew et son White Overproof Rum a été rejointe depuis ces dernières années par des concurrents biens décidés à en découdre : la distillerie Worthy Park a ainsi lancé son Rum Bar White, Hampden propose un Rum Fire et la distillerie Monymusk un white overproof qui a la particularité d’avoir été distillé à trois reprises. Fidèles à leurs origines, ces rhums ont tous en commun d’être distillés dans des alambics en cuivre pot still et non vieillis. Ils n’affichent bien sûr plus les 80 ou 90 degrés d’origine, mais un beaucoup plus sage – même si redoutable – 63%. Et si les évolutions l’ont rendu sans aucun doute plus doux et agréable à boire, plus aucun vol n’a été constaté depuis, dans aucune distillerie de Jamaïque. Au fil des siècles, le John Crow Batty a su progressivement quitter son statut de rhum clandestin pour se renouveler en marque, rendant aux distilleries ce qu’elles avaient participé à créer sans jamais en tirer profit. Mieux encore, cette activité illicite aura même servi de véritable fer de lance à de nombreuses innovations et développements qui auront provoqué une prise de conscience générale. Certaines distilleries se jouent encore de l’histoire en mentionnant ici et là les initiales JB, en souvenir du bon vieux temps, comme un clin d’œil à une histoire qu’elles ont tout d’abord subie avant d’en tirer les émoluments.
Par Cyril Weglarz
Légendes des PHOTOS : – à l’origine du John Crow Batty, quelque part dans la paroisse de Trelawny… – Scène de crime à la distillerie Hampden – chapardé à la sortie de l’alambic, le rhum se vendait sous le manteau – Photo d’alambic : le point de départ du John Crow Batty ? – etc.