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Depuis quelque temps, l’amateur d’eaux-de-vie de canne s’émeut sans y mettre la sourdine de la flambée des prix. Pourquoi ? A qui la faute ? Jusqu’où s’arrêteront-ils et dans quel état j’erre ? Tentons de faire le point sur cette question touchy.

Quand les prix de la Hearts Collection d’Appleton ont fuité, tout Geekland a lâché en chœur un soupir de soulagement. Et qu’on en soit à se dire que 240 € la quille (à la louche) est un tarif abordable en dit long sur le décollage stratosphérique de certains rhums en France. Certes, les premiers purs pot stills de la distillerie jamaïcaine, sortis à l’initiative de Luca Gargano (le démiurge de Velier, pour ceux qui se confinent depuis 80 ans) dans l’iconique quille noire, ont plus de 20 ans. Des éditions limitées, livrées à haut degré, avec une concentration aromatique extrême (et pour faire le tour de la question, je vous invite à écouter le podcast que Le Single Cast y a consacré, ici même). N’empêche. Le rhum est en train de devenir un sport de bourgeois, et nombreux sont les amateurs à s’en émouvoir.

Le coupable désigné, inutile de pousser l’enquête : c’est le whisky. Les amateurs de malt découragés par la flambée des prix de leur poison de prédilection se sont reportés sur les rhums de dégustation, et ont importé leurs mauvais réflexes. En parallèle, les producteurs d’eau-de-vie de canne ont commencé à loucher vers l’exemple des single malts écossais, un modèle du genre en matière de montée en gamme – en réalité largement pompé sur celui des grands vins. Mettons-nous à leur place : au nom de quoi un vieux rhum se vendrait moins cher qu’un vieux whisky, a fortiori quand les anges vous ont généreusement laissé une cuillérée à racler au fond du fût passé quinze ans (un taux d’évaporation 3 à 4 fois supérieurs dans la Caraïbe comparé aux Highlands) ?

Paco, remets-moi un mojito, steuplaît !

Mais si la premiumisation des single malts s’est opérée sur une bonne vingtaine d’années, nous laissant le temps de la digérer, quand celle du rhum s’effectue en accéléré depuis à peine cinq ans : de quoi vous coincer la Mastercard en travers de la glotte. Et accrochez-vous au verre tulipe, ce n’est que le début. L’IWSR soulignait en 2019 (je vous propose qu’on ne cite plus jamais 2020 dans les papiers) l’incroyable potentiel de montée en gamme du rhum : alors que les spiritueux en général classent 10% de leurs produits dans les catégories premium et au-delà, le chiffre atteint tout juste les 4% pour l’eau-de-vie de canne. Paco, remets-moi un mojito, steuplaît, et mollo sur la menthe !

« Le problème, remarque Thierry Bénitah, le patron de La Maison du Whisky, ardent militant de la création de valeur (synonyme de : les étiquettes vont prendre une claque), c’est qu’on classe dans la catégorie rhum des produits aux antipodes. Il y a un tel écart entre un rhum industriel distillé à 95% et un rhum comparable au whisky, ce que j’appellerais un “vrai rhum”… La montée en gamme ne concerne que les seconds, et elle se justifie à mes yeux. Un Hampden de 8 ans, avec une part des anges de 10%, vendu 59€, cela reste à peine le prix d’un single malt. Moi, je milite de façon assumée pour le single malt du rhum. Regardez le blanc agricole : c’est dingue de l’acheter à 20€ la bouteille quand on compare au prix de la vodka ou du gin. Alors pour autant, oui, parfois on est passés très vite d’un extrême à l’autre. »

Surtout si l’on songe que le rhum a d’abord été la gnôle du peuple, des gens de peu, historiquement, avant de rallier les classes moyennes, pour finir récemment en objet spéculatif. On comprend que l’amateur de base se sente dépossédé, a fortiori en France, où la production d’agricole, généreusement protégée, a longtemps été très (trop ?) bon marché, en dépit d’une qualité qui n’a cessé d’augmenter.

Neisson, un cas d’école ?

Neisson coche toutes les cases : une distillerie prisée des collectionneurs, une qualité à juste titre encensée, une petite production artisanale, des jus bio, des séries limitées bien organisées, des innovations toujours attendues… Et des tarifs parfois prohibitifs. Un exemple qu’on cite donc volontiers dans l’inflation ambiante, ce qui a le don de mettre Grégory Vernant, le taulier, en boule. « Neisson représente 1,8% de la production [martiniquaise], alors que notre ratio litre produit/personne employée est dans certains cas 10 fois supérieur à certains de nos confrères, alors par pitié évitez les raccourcis ! On dépense plus en environnement et sécurité que des distilleries qui fabriquent 20 fois notre production. Le rhum blanc représente 95% de nos volumes, les vieux et Profils 4%, les cuvées dont vous parlez, moins de 1%, alors un peu de sérieux s’il vous plaît ! Savez vous ce que coûte une barrique de 19 ans ? »

La multiplication récente des marques de négoce n’a fait qu’ajouter à la confusion : un Panama ou un Fidji, même âge, même millésime, sorti les neuf dixièmes du temps de la même distillerie, peut se trouver à des prix allant du simple au triple selon la griffe, sans que le jus ne change – hormis peut-être la quantité de sucre ajoutée et votre budget dentiste à l’arrivée. Comment justifier la flambée ? La facture com’ et marketing ? Le design de l’étiquette et le look de la bouteille ? Et combien de nouvelles marques sans mention d’origine ou presque, se lancent à des prix grassouillets avec les mêmes blends achetés prêts à boucher chez E&A Scheer et enveloppés d’un graphisme attrape-rétine ?

 

Comment se faire plaisir sans se faire de mal ?

On peut toujours compter sur François-Xavier Dugas, le fondateur du distributeur éponyme (lequel vient de fêter ses 40 ans), pour remettre le moulin au centre du village et la bouteille de rhum à côté des hosties : « De quoi parle-t-on ? De l’inflation engendrée par certaines modes – Caroni, les jamaïcains, les bruts de fût… Mais ça, c’est ce qui fait le buzz, comme on dit, ce n’est pas ce qui fait le marché. Néanmoins, c’est vrai, le marché monte en gamme, tenez, même les rhums arrangés se premiumisent ! »

Jérôme Ardès, brand ambassador des rhums chez Dugas, affine la réflexion : « Il y a une forme de snobisme qui fait flamber certains rhums. Et quelques explications conjoncturelles. En Guadeloupe, par exemple, on observe une grosse tension sur les prix en ce moment : les producteurs n’ont pas anticipé la demande de rhums âgés, ils n’ont pas de stocks. Ainsi, Damoiseau a annoncé en juin qu’ils ne sortiraient plus de rhums vieux pendant cinq ans. Bielle, pour les mêmes raisons, a augmenté ses prix [on partait déjà de haut, remarquez]. Ensuite, il y a le marché des collectors, qui obéit à une logique propre. Chez La Favorite, la Flibuste se vend comme des petits pains, à plus de 250 €. Mais en dehors de quelques niches bien identifiées, je trouve au contraire que le rhum reste abordable. On peut se faire plaisir sur des comptes d’âge honorables sans se faire mal. »

 

Le collector ou l’effet papillon sur le rhum

Les collectors spéculatifs – distilleries fermées, vieux millésimes, bruts de fût, single casks, séries ultra-limitées, quilles valorisées par une excellente note de dégustation chez un expert reconnu… – touchent une population très marginale, mais extrêmement active sur les réseaux sociaux, générant un bruit disproportionné par rapport à la réalité du marché. Mais – ô ironie – même ces flippeurs de bouteilles, qui achètent pour revendre ultérieurement à la hausse, se plaignent aujourd’hui des prix qu’ils ont contribué à booster. Bien conscient de la frustration ambiante et du buzz négatif, Velier entend proposer à l’avenir des petits formats de 20cl pour que les « vrais » amateurs (ceux qui ouvrent les bouteilles) aient une chance de goûter ses produits sans s’endetter sur 3 générations. Louable effort, mais on voit mal ce qui empêchera les quilles naines de se retrouver au second marché à côté de leurs frangines de 70cl !

Dans ce brouhaha, on en oublierait presque que c’est le consommateur qui fait le marché. Vous, moi, Paco et son mojito… A nous, amateurs de rhum, de ne pas tomber dans le piège des fausses valeurs exotiques aux étiquettes séductrices. De gentiment recadrer les distilleries qui pètent plus haut que leur alambic – A1710, la petite distillerie martiniquaise, a mis en sourdine le marketing maladroit de son « rhum extraordinaire » et récemment ajusté ses tarifs à la baisse (tip : ce sont les amateurs qui décernent le qualificatif extraordinaire, pas la contre-étiquette). De privilégier les produits clairs sur leur origine et leur mode d’élaboration. De favoriser la qualité au juste prix même si, ne nous leurrons pas, les termes « qualité » et « juste prix » ne feront jamais l’objet d’une définition universelle.

 

Par Christine Lambert

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