Rien ne laissait supposer que les premiers pas de la nouvelle distillerie Kingsbarns soient prometteurs. Mais les premières impressions de Ian Buxton sur la production et surtout sur le produit laissent présager de beaux jours… Reportage.
Le jour où je me suis rendu à Kingsbarns pour la première fois, il y a de cela plusieurs années, il pleuvait. La pluie traversait le toit ; la bâtisse (la carcasse à demi ruinée d’une “ferme pédagogique” désaffectée) semblait sur le point de s’effondrer. Malheureusement pour les promoteurs qui envisageaient de construire ici une distillerie, ces bâtiments du XVIIIe siècle, en raison de leur valeur historique et de leur intérêt architectural, étaient protégés et ne pouvaient donc être démolis et remplacés par de nouvelles constructions. On y accédait par un chemin défoncé d’ornières. L’équipe technique devait venir d’Australie et utiliser des alambics à chauffe électrique. L’homme chargé de réunir les fonds était un caddie du terrain de golf voisin, l’Old Course de St Andrews, sans antécédents dans la finance, les affaires ou l’industrie des spiritueux. Je ne lui accordais guère de chance de succès. J’y suis retourné il y a quelques semaines, pour déguster la toute première édition du single malt Kingsbarns, dans l’enceinte élégante d’une distillerie bien agencée, dotée d’une boutique, d’un centre d’accueil des visiteurs et, pour faire bonne mesure, d’une distillerie de gin attenante. Me suis-je réellement trompé à ce point ?
En partie. À ma décharge, depuis ma première visite, la précédente équipe s’était désistée et la distillerie avait été entièrement remaniée par ses nouveaux propriétaires. Pour en arriver là, Kingsbarns a réalisé un parcours remarquable qui illustre parfaitement les défis, frustrations et gratifications rencontrés lorsqu’on ambitionne de mettre un nouveau projet sur les rails. Une expérience qui pourra profiter à tous les aspirants distillateurs. À l’origine du projet : Douglas Clement, caddie de golf de son état. Travaillant au service d’une clientèle huppée dans le cadre du plus prestigieux des golfs écossais, et fatigué d’expliquer à ses riches visiteurs étrangers qu’il n’existait pas de distillerie à visiter à proximité de St Andrews, il envisagea la possibilité d’en construire une. Ayant quelques relations en Australie, il a présenté son projet à Bill Lark, le célèbre distillateur artisanal de Tasmanie, déniché le site du futur établissement et lancé une campagne de financement participatif. En toute rigueur, il a réussi à parcourir un bout de chemin, intéresser plusieurs petits bailleurs de fonds et décrocher auprès d’une agence gouvernementale une subvention d’entreprise. Toutefois, à l’époque où il adresse un courriel à William Wemyss, un aristocrate propriétaire terrien dont la famille entretient depuis longtemps divers intérêts dans la région, de surcroît florissant embouteilleur indépendant de single malts, la concrétisation du projet semble bien improbable. Mais au-delà des obstacles – considérables -, Wemyss a su reconnaître le potentiel du projet. Comme il avait déjà envisagé d’acquérir une distillerie silencieuse, il étudia la proposition de Clement. Pour résumer, Wemyss rejoint le projet qui est remanié de fond en comble : on rachète leurs parts aux premiers investisseurs, on engage les meilleurs consultants, on dessine un nouveau plan et on conclut un nouveau bail à long terme avec le propriétaire du terrain, afin d’accorder à Kingsbarns toute la sécurité nécessaire à la fondation d’une entreprise de production de whisky. Doug Clement a ensuite travaillé avec Wemyss, avant de mettre un terme à leur collaboration il y a près d’un an. Bien que n’étant plus impliqué depuis un an dans le projet à aucun titre, il a conservé des relations amicales avec les nouveaux propriétaires qui lui ont du reste réservé une place d’honneur lors du lancement du whisky. Fort de l’expérience acquise, il travaille actuellement sur un autre projet de distillerie ailleurs en Écosse. Tout le monde s’est montré plutôt évasif à propos du coût total de l’opération, mais je ne serais pas surpris d’apprendre qu’il dépasse de loin les premières estimations optimistes – un problème bien connu des nouveaux projets de distillerie. Mais telle que je l’ai visitée, Kingsbarns est une exploitation impressionnante, qui semble promise à la réussite.
Où il est question de Jim Swan
Qu’y ai-je donc découvert ? La distillerie même, de taille relativement modeste, produit quelque 200 000 litres d’alcool par an, sur la base de l’actuelle semaine de cinq jours. L’orge est de la variété Concerto et les céréales sont toutes intégralement cultivées à Fife, notamment sur les terres de la famille. Le distillat n’est pas tourbé. La capacité de chacune des quatre cuves de fermentation en inox est de 7 500 litres de moût ; deux souches de levure distinctes sont utilisées, conformément aux recommandations du regretté Jim Swan. Apprenant à ce stade de la visite que le projet avait bénéficié des conseils de Jim Swan, qui fut jusqu’à sa mort prématurée l’un des consultants indépendants les plus réputés d’Écosse en matière de distillation, j’étais plus qu’intrigué. Ma curiosité était piquée au vif. La conception de la distillerie est aussi élémentaire qu’élégante. Un empâtage remplit une cuve de fermentation laquelle remplit l’unique wash still [alambic de première distillation]. La passe de distillation est sensiblement lente : elle dure près de huit heures et produit quelque 4 500 litres de low wines [bas vins] titrant 28% qui, distillés dans le spirit still [alambic de seconde distillation], produiront en trois heures 850 litres de distillat titrant 75% et enfûtés à 63,5%. L’unique paire d’alambics fabriqués par Forsyths est complétée par de petits condenseurs multitubulaires à calandre ordinaires. Un autre nom a alors été mentionné : Ian Palmer, qui a assumé la conception technique de la distillerie. Anciennement chargé des intérêts de La Martiniquaise en Écosse, il est aujourd’hui directeur général de la distillerie de whisky qu’il a lui-même fondée, InchDairnie, un établissement beaucoup plus grand et très moderne. Les fûts destinés au premier embouteillage commercialisé, Dream to Dram, ont été sélectionnés par Jim Swan : 90 % de barrels de bourbon de premier remplissage provenant de Heaven Hill, à Bardstown, Kentucky, et 10 % de barriques de vin portugais Shaved Toasted Recharred [STR : « rabotées et reconditionnées par bousinage et chauffe de recuisson »]. Ces fûts STR, également utilisés chez Kavalan et chez Cotswolds, sont une spécialité de Jim Swan : faisant œuvre de pionnier, il les a promus pour leur apport en généreuses notes de vin. Il a été tenu grand compte de la question du développement durable : les eaux usées sont épurées dans une roselière et rejetées dans le burn [« ruisseau »] qui coule à proximité ; les drêches entrent dans l’alimentation du bétail des fermes de la région. Ainsi donc, il s’agit d’une distillerie bâtie sous les directives de deux grands noms du whisky : Jim Swan et Ian Palmer. Autant dire que mes attentes étaient grandes lorsque j’ai finalement dégusté son whisky.
Compte tenu de son très jeune âge (le premier distillat date de mars 2015), je n’ai pas été déçu. Dès le début, l’objectif était de produire un whisky léger et fruité, de «style traditionnel des Lowlands» (une qualification qui impliquerait toutefois une triple distillation, mais passons !). Kingsbarns a atteint son objectif : c’est bien un whisky léger et fruité, un whisky dont le charme, j’en suis convaincu, vieillira bien. Son nez d’abricot, de pêche et de pamplemousse est agrémenté d’un soupçon de brioche grillée ; la bouche, de corpulence moyenne, évoque une tarte à la crème anglaise et des notes de compotée de prunes, caramel et fruits rouges confits. Titrant 46%, il supporte un trait d’eau, mais se déguste facilement sec. Il est non filtré à froid, bien entendu, et sa robe de couleur claire est naturelle. Christophe Taberner, de Rimauresq Sélections, qui distribuera Dream to Dram en France, m’apprend qu’il envisage de le proposer à un prix de détail de 50-55 € chez les cavistes indépendants et dans les bars à whisky haut de gamme. Quelque 3 000 bouteilles sont réservées pour la France. «Ce sera vraisemblablement la seule quantité disponible dans l’Hexagone, précise-t-il. Les autres stocks de whisky sont réservés jusqu’en été 2020, au moins, époque où nous pouvons anticiper le lancement d’une expression âgée de 5 ans.» Le démarrage a été difficile, mais tout finit bien qui finit bien. Cette distillerie représente bien davantage qu’un projet touristique destiné à tromper l’ennui de golfeurs blasés. L’équipe de Wemyss a restauré une intéressante bâtisse ancienne, créé des emplois, amené la distillation dans un coin charmant d’Écosse, qui mérite d’être visité (même si l’on ne joue pas au golf, les villages côtiers offrent de bonnes villégiatures), et produit un bon whisky, potentiellement excellent. Et apporté sur le site son Darnley Gin qui est produit dans une ancienne ferme voisine. Pour en savoir davantage, le lecteur consultera le site kingsbarnsdistillery.com ou, le cas échéant, s’offrira une petite pause dans une région enchanteresse d’Écosse.
Par Ian Buxton