Direction Aurora Spirits, la distillerie la plus septentrionale au monde, est située à 69° de latitude Nord. Bivrost, le whisky distillé ici, brave les climats extrêmes des fjords norvégiens. Pour Whisky Magazine, Dave Broom nous entraîne au pied des alambics et enquête sur les variétés d’orge cultivées dans ces terres nordiques. Un rapport à la nature où les impératifs de rendement, l’obsession majeure de la plupart des distillateurs, n’entre pas dans l’équation.
Deux fûts se dressent non loin de l’entrée du chai au toit recouvert de gazon. À l’extérieur, une couche de neige fraîche recouvre le sol glacé. Au-dessus du fjord d’un bleu terne, le ciel est éclairé de tons pastel qui signalent le retour du soleil après la nuit interminable de l’hiver. Cette nuit-là, les aurores boréales grésilleront en plissements verts, violets et roses au-dessus de nos têtes. En Arctique, la production de whisky est différente.
« La nature est notre plus grand atout, mais c’est aussi le plus grand défi que nous ayons à affronter », explique Tor-Petter Christensen, PDG et cofondateur d’Aurora Spirits.
« L’impact du climat se fait sentir sur tout ce que nous faisons. La nature et ses rythmes saisonniers nous apportent nos ingrédients, mais sont aussi à l’origine des problématiques de transport au départ de notre site et vers nos installations, du coût d’acquisition élevé de nos matériaux, et des “petits voyages” que représente le roulage dans la neige de nos fûts jusqu’au chai. Des avalanches, glissements de terrain, verglas et interruptions des navettes du ferry. Mais grâce à notre situation reculée », conclut-il dans un sourire, « nous sommes tout particulièrement résilients. »
Venu ici pour la seconde fois, je constate des changements, subtils mais incontestables, comme il se doit quand une distillerie trouve ses marques. Jusqu’à présent, c’est un moût à base d’orges Popino et Planet Nordic, fourni par la brasserie locale Mack, qui est utilisé, mais l’empâtage sera bientôt entièrement pris en charge en interne.
Dans le petit laboratoire, des flacons de moisissures d’aspect bizarre témoignent du travail en cours (mené en collaboration avec l’embouteilleur Spheric Spirits) sur des levures sauvages de la région et la souche de kveik, la levure de brasserie fermière utilisée en Norvège depuis près de 1 000 ans. [La kveik est une grande famille de levures provenant de 50 fermes norvégiennes, chacune ayant ses caractéristiques propres.]
À chacune de ses décisions, Aurora renforce ses liens avec son site. « Nous avons pour ainsi dire adapté notre production aux conditions qui caractérisent notre environnement », poursuit Christensen, « plutôt que de chercher à le contraindre, par exemple par l’emploi de systèmes de contrôle de la température ou d’autres technologies modernes »
Les différents essais de levure constituent un élément de cette politique, l’autre réside dans ces deux fûts dont les fonds portent l’indication « Arctic Barley » [orge arctique] inscrite à la craie. On ne s’attendrait pas à voir pousser de l’orge ici, mais la distillerie travaille depuis 2019 avec des agriculteurs locaux pour envisager différentes possibilités.
« L’orge est ici capable de supporter les rigueurs du climat nordique. De plus, pendant des centaines d’années, elle a représenté pour les Norvégiens une route commerciale d’importance », explique Christensen. « Avant la Seconde Guerre mondiale, l’orge était de préférence utilisée comme céréale de fourrage en raison de ses capacités de résistance aux rigueurs du climat. Mais d’autres céréales l’ont remplacée après la guerre. »
Cependant, la chose n’est pas simple. Les semis ne peuvent débuter qu’après la fonte de la neige et de la glace dans les champs, c’est-à-dire le plus souvent fin mai, mais un mauvais hiver peut repousser la date des semailles à la fin juin. En raison de la brièveté et de l’intensité des étés dans le jour perpétuel, la récolte peut avoir lieu de fin septembre à début octobre. C’est de la production de whisky à la marge, mais si l’on désire élaborer un whisky arctique, alors l’orge et la levure entrent nécessairement dans l’équation.
Fort heureusement, un agriculteur d’Alta (à 210 km à l’est de la distillerie), Benjamin Hykkerud, cultive de l’orge fourragère sans discontinuer depuis 30 ans. Grâce à un financement du SkatteFunn (le conseil norvégien de la recherche) et d’Innovation Norway, et avec l’expertise de la ferme de recherche UiT/Holt, les premiers essais ont pu être effectués en 2019 avec les variétés Brage et Floy. Même si les corneilles ont consommé toute l’orge d’un champ, la quantité restante était suffisante pour la phase de fermentation, avec une kveik de la souche de la ferme Hornindal.
« Les rendements, l’obsession majeure de la plupart des distillateurs, n’entraient pas ici dans l’équation. Une tonne d’orge a produit 810 kg de malt qui ont permis d’obtenir 216 litres de distillat ‒ quatre fois moins qu’un malt disponible sur le marché. »
La distillerie a testé en 2020 une variété d’orge fourragère à 6 rangs, Heder (elle aussi fermentée avec une kveik), qui se caractérise par une maturation rapide et une tige courte qui résiste sans rompre aux conditions climatiques difficiles. La même variété a été utilisée l’année dernière, mais elle a subi cette fois-ci une fermentation d’une semaine dans la nouvelle salle de brassage de la distillerie. Des essais en conditions réelles sont en cours avec les variétés Braga, bere et un croisement d’orge Heder et d’orge de brasserie.
L’eau-de-vie est vive, d’une fraîcheur d’orge, suave ; sa note citrique/tropicale caractéristique provient de la levure et sa texture est plus douce et plus riche que le distillat issu du moût Mack. Chaque élément semble avoir été magnifié.À l’évidence, il se passe quelque chose ici.
Il est encore trop tôt pour pouvoir dire quelle sera la proportion d’orge arctique à entrer dans la composition de Bivrost, mais Christensen vise l’objectif des 20 à 30 % au cours des prochaines années.
Aurora Spirits n’est pas seule. La distillerie islandaise Eimverk utilise elle aussi depuis sa création en 2009 une orge locale, en partie par défi, comme l’explique sa gérante, Eva-Maria Sigurbjörnsdóttir, d’abord pour en confirmer la faisabilité, ensuite pour voir si cela permettait d’obtenir une eau-de-vie de qualité aux saveurs originales. Le tout dans une optique de développement durable : ne pas dépendre d’un approvisionnement coûteux en orge d’importation.
À l’instar d’Aurora Spirits, la distillerie Eimverk a recours à des orges fourragères à 6 rangs (des variétés IS-Kria et Philipa) qui cèdent un aspect terreux, quelques notes herbacées et une texture huileuse. Selon Eva-Maria Sigurbjörnsdóttir, le climat impacte certes les semailles et la récolte, mais la distillerie a mis à profit les variations d’une année sur l’autre.
« Les saveurs évoluent en fonction du diamètre du grain d’orge », explique-t-elle. « Et ce diamètre est fonction de la saison de culture, mais les variations de lots et l’évolution des saveurs font partie intégrante de notre histoire. » Loin de rechercher l’uniformité gustative, ce sont les différences qui se révèlent ici passionnantes.
Le débat porte ici sur des considérations bien plus vastes. Bien que ces deux distilleries soient très isolées ‒ Myken, la distillerie la plus proche d’Aurora Spirits, se trouve à 1 000 km de là (de surcroît sur une île située à deux heures de la côte) ‒ leurs expériences mutuelles représentent autant de possibilités fascinantes pour l’univers du whisky.
Les variétés d’orge traditionnelles, comme l’orge bere (d’hiver, à 6 rangs) et les variétés Scotch Annat et Scotch Common, suscitent depuis quelques années un intérêt croissant en Écosse. Ce sont des souches génétiquement diversifiées qui se sont adaptées à la longue à leur environnement, et présentent des caractéristiques spécifiques.Résultant d’une sélection naturelle, elles sont idéalement adaptées aux conditions locales spécifiques.
La logique suggère que la plus courte saison de culture, le sol et le climat de la côte ouest sont très différents de ceux de la côte est, où l’essentiel de l’orge est cultivé. Si les distilleries des Hébrides et de la côte occidentale de l’Écosse se lancent dans la culture de leur orge, il conviendra d’utiliser de préférence les variétés qui conviennent le mieux aux conditions locales, et qui pourraient bien ne pas être les variétés standard agréées. La distillerie Bruichladdich utilise depuis longtemps l’orge bere (spécialement cultivée pour elle dans les Orcades), tandis que Raasay expérimente elle aussi diverses variétés d’orge locales.
En plus de ces dernières, des variétés nordiques à floraison précoce telles que Braga et Salome sont testées.Comme l’explique Joanne Russell, chercheuse au James Hutton Institute (JHI), centre d’études sur les céréales, ce sont principalement des orges fourragères, mais qui sont également utilisées comme orges de brasserie. « Il s’agit d’orges à 6 rangs », explique-t-elle, « dont l’agronomie est comparable à celle de l’orge bere à 6 rangs qu’utilisent quelques distilleries (Bruichladdich). Elles sont également génétiquement similaires aux bere. »
« Les expériences que nous menons avec les agriculteurs pourraient se révéler intéressantes pour d’autres distillateurs qui travaillent dans des conditions climatiques difficiles, d’autant plus que nous sommes ouverts à la discussion et aux échanges. »
Ces variétés scandinaves anciennes pourraient-elles recéler des possibilités utiles aux distillateurs écossais, notamment dans l’ouest du pays ? Notre interlocutrice fait preuve d’un optimisme prudent. « Ce qui est recherché, c’est la précocité et une maturation courte entre semis et récolte », précise-t-elle. Dans l’essai mené par Raasay, les variétés Brage, Anneli et Iskria sont toutes parvenues à maturité, mais il a été nécessaire de sécher fortement la céréale pour atteindre le taux d’humidité requis pour le maltage. Avec une note prudente : « Nous ne sommes pas encore parvenus à nos fins. »
« Ici, s’agissant de l’agriculture, le climat est le plus extrême au monde »
Joanne Russell évoque l’importante question de la génétique qui concerne au premier chef les connaissances scientifiques actuelles relatives à l’orge. On observe en effet un manque inquiétant de diversité génétique dans les variétés d’orge actuellement plantées. Une plus grande diversité est nécessaire dans l’optique d’une lutte contre le changement climatique. « L’essentiel de nos recherches porte sur l’identification d’une diversité inédite et l’élaboration de marqueurs génétiques qui pourraient être utiles aux sélectionneurs », explique-t-elle. « Le JHI a procédé au séquençage de l’espace géniques de quelques 1 200 orges potentielles. »
Il pourrait en résulter des variétés mieux adaptées à des conditions spécifiques, ou des croisements entre variétés locales traditionnelles et variétés modernes, qui donneraient des rendements plus élevés et nécessiteraient moins d’intrants (engrais), parce qu’adaptés au climat. Un dérivé caractérisé par une diversité génétique plus importante pourrait accroître les possibilités aromatiques et gustatives, mais pour que tout cela réussisse, il faut d’abord que l’agriculteur y trouve son compte. Ce à quoi pourrait contribuer une modification de l’actuel système de rémunération à la tonne au profit d’une rémunération à l’hectare.
Pour Tor Petter Christensen, l’orge arctique apporte une nouvelle dimension au fonctionnement de la distillerie Aurora Spirits. Toutes les distilleries ambitionnent de se développer comme entreprise, affirme-t-il, mais il convient de trouver un équilibre entre la croissance souhaitée et une approche responsable et éthique.
« Nous devrions nous sentir responsables de nos sites » précise-t-il, « et ne pas seulement nous contenter de les exploiter. Élaborer un produit dont les arômes et les saveurs ne reflèteraient pas les singularités de son environnement particulier, ce serait manquer de respect à la nature, aux agriculteurs, aux producteurs, à la population de sa région et à son identité. » Le nord a de grandes leçons à nous donner.
Par Dave Broom