En très peu de temps, Bruxo a réussi à se poser sur la carte du mezcal, un spiritueux en plein bouleversement. Et il faut rallier les villages de montagne autour de Oaxaca, dans le sud mexicain, pour en comprendre la philosophie et toucher à l’âme du nectar d’agave, soudain secoué par le succès.
Carré à l’ombre sur sa chaise de bois, paluches croisées sur l’embonpoint, Don Lucio a des airs de parrain, surveillant le palenque d’un coin de l’œil tandis que les gringos en visite viennent faire allégeance. Dans la région de San Dionisio Ocotepec, à l’écart de Oaxaca, Lucio Morales Lopez est un monsieur qui compte, un maestro mezcalero dont la vie a soudain changé à un âge pourtant avancé. Quand son père et son grand-père, qui lui ont transmis leur savoir-faire, peinaient à joindre les deux bouts, cultivant un bout de terre, élevant quelques têtes de bétail, distillant un peu de mezcal pour arrondir l’ordinaire et célébrer les moments importants de la vie, lui peut désormais vivre de ses alambics. Enfin. Et son fils, qui vient de construire un palenque voisin, n’aura pas besoin de courber le dos dans les champs. Car le mezcal a enfin gagné la reconnaissance qu’il mérite et bénéficie depuis quelques années d’un spectaculaire engouement.
Il n’en a pas toujours été ainsi. La première fois que j’ai échoué à Oaxaca, en 1991, sillonnant le Mexique, Guatemala et Belize quelques mois durant, les mezcalerias de la ville accueillaient surtout les gens de peu, les pochtrons du cru et les routards en mal d’aventures. L’«autre» alcool d’agave, moins populaire que la tequila, qui elle-même à l’époque ne passait les frontières que pour finir en shots frappés de 7 Up gobés cul sec, restait cantonné dans son berceau, ce grand Etat semi-désertique du sud mexicain. On lui prêtait alors de miraculeuses vertus curatives, encanaillées d’une réputation hallucinogène sulfureuse bien qu’imaginaire – due à une confusion avec la mescaline, un psychédélique tiré d’un cactus –, encore qu’à force d’en rechercher lesdits effets, au dixième verre les éléphants roses en tutu finissaient bien par s’imprimer sur les rétines.
La fièvre mezcal
Douze à quinze ans plus tard, la fièvre du mezcal gagnait les Etats-Unis, poussée par quelques pionniers parmi lesquels Ron Cooper, fondateur de la marque Del Maguey, et tirée par les as de la mixologie américaine. Et depuis cinq ans, le boom s’est généralisé. Une multitude de marques ont poussé, se reproduisent à la vitesse des 400 Lapins, dieux de l’ivresse aztèque qu’on retrouve dans l’iconographie de l’agave. Bruxo en fait partie. Créée en 2009, la marque est rachetée fin 2014 par une bande de potes trentenaires, parmi lesquels Guillermo Chavez, adossés à des investisseurs. Elle vendait alors quelque 200 caisses par an, une misère. Mais les acquéreurs en apprécient le nom (Bruxo se prononce comme brujo, qui signifie chaman, sorcier en espagnol) et la philosophie, les accords tissés avec des petits producteurs. En 2017, trois ans plus tard, 25.000 caisses se sont écoulées, dont 18.000 au Mexique.
La route s’est oubliée quelque part sur les flancs secs de la Sierra Madre del Sur, remplacée par des pistes de caillasse ocre qui chatouillent la montagne pelée d’arbrisseaux, de cactus et de magueys sauvages. Le désert est bleu. Il a la couleur des horizons que les nuages avalent au loin, aussi loin que le regard puisse porter, et au-delà encore. « Le mezcal, c’est la terre. Il porte en lui son écosystème et il en a le goût », explique Jesus « Chucho » Ortiz, propriétaire de la mezcaleria Archivo Maguey, à Oaxaca, grand connaisseur du spiritueux d’agave et qui en a tiré des cartes organoleptiques passionnantes. « Si tu veux le connaître, il ne faut pas partir de la variété d’agave mais de son environnement. Tiens, ferme les yeux. De quelle couleur est le désert mexicain ? Quelle odeur a cette couleur ? Dis-moi ce qui te vient à l’esprit. Quel goût a cette couleur ? Garde les yeux fermés, réfléchis. » Il répètera les mêmes questions avec la forêt mexicaine, puis la vallée. Et lors des dégustations qui suivront, avec le seul souvenir de ces réponses, il devient possible de situer géographiquement par leurs arômes et leurs saveurs chacun des mezcals goûtés. Ceux des villages de montagne, ceux des palenques de forêt, ceux qu’on distille en vallée et dans les villes.
Le mezcal a le goût de la terre. A Acqua del Espino, là où la piste disparaît sur les crêtes, la terre a le goût des piments qui sèchent au soleil. Herminio cultive aussi le maïs, les tomates, et les agaves bien sûr, sur 2,5 ha. Des espadins, à 80%, et des barrils. Avec la flambée des prix, le kilo s’achète à 10 dollars, et un cœur de maguey, une piña, en pèse au minimum une trentaine, et jusqu’à une centaine pour les plus imposantes. La récolte est un boulot de chien, il faut en éclaircir les feuilles à la machette, arracher les lourdes succulentes et couper les piñas, sur les pente de la Sierra, avant de les faire rouler jusqu’à l’âne ou au camion. L’échine cassée pendant des heures. Mais Herminio est un ancien wet back, l’un de ces clandestins qui ont traversé le Rio Grande pour caresser le rêve américain en trimant dans les champs de l’Oncle Sam. Son oncle lui a un jour montré les ficelles de la distillation, et il a compris que le rêve miroitait peut-être au fond d’un alambic. Il est rentré au pays.
Rationnaliser
La petite distillerie, le palenque comme on dit au Mexique, existe depuis un an et demi, auparavant Herminio distillait au village voisin. La production atteint péniblement 1.000 à 2.000 l par mois, rien pendant les mois d’hiver, il fait trop froid dans la montagne pour fermenter dans de bonnes conditions. « Nous avons monté des partenariats avec les petits producteurs, explique Guillermo Chavez, dit Memo. On les aide à se financer, à acheter le matériel, à se développer, et on partage les bénéfices. Avec le boom que connaît le mezcal, c’est important de travailler en collaboration avec les producteurs, de leur assurer des retombées équitables – Oaxaca est l’un des deux Etats les plus pauvres du Mexique avec le Chiapas. Grâce à cela, leurs enfants pourront faire des études : la prochaine génération sera la première à pouvoir vivre du mezcal. Plus éduquée, elle comprendra mieux les enjeux, les opportunités, et s’adressera sans doute directement au public. »
Le palenque d’Acqua del Espino se retrouve dans les flacons de Bruxo 2. C’est un mezcal de pechuga : une piña caramélisée infusera dans le distillat pendant quelques jours, avant l’embouteillage, lui donnant sa gourmandise et ses reflets de cuivre blond. Une recette de famille, améliorée par Don Lucio venu donner un coup de main pour mettre à niveau les process de fabrication : au début, il fallait compter 50 kg d’agave pour cracher un litre de mezcal, quand aujourd’hui 15 kg suffisent. Une rationalisation indispensable quand on considère la relative rareté de l’agave, et la disparition progressive de certaines espèces. « Le mezcal n’est pas un alcool comme les autres, lâche gravement Ulises Torrentera, le plus emblématique expert, derrière le bar de sa mezcaleria de Oaxaca, In Situ. Le fait que la matière première mette cinq à quinze ans à pousser y est pour beaucoup. » Là où d’autres spiritueux exigent du temps pour patiemment vieillir en fûts, le mezcal demandera la même patience pour que l’agave arrive à maturité. « Un jeune mezcal est déjà âgé : la plante s’est nourrie de nutriments dans le sol, du climat, de l’environnement, année après année. »
Quelle est la couleur de la vallée ? Quel est le goût de cette couleur ? A Matatlan, le mezcal a la couleur de l’argent et le goût du succès. Partout dans la ville les panneaux criards affichent « Fabrica de mezcal » ou « Palenque » : la capitale du mezcal abrite plus d’une centaine de distilleries et les marques s’y créent chaque semaine. Bruxo y fait embouteiller ses mezcals, mais ne se contente pas de coller ses étiquettes sur des flacons remplis de gnôle achetée au cours du jour. « Nous travaillons avec 11 producteurs, raconte Guillermo Chavez. A l’exception du palenque de Don Lucio, qui travaille pour d’autres marques, tous ont signé un contrat exclusif où nous fixons ensemble les volumes et le prix pour un an. Malgré le succès, la production de mezcal reste assez confidentielle, 500.000 caisses par an quand la tequila en écoule 30 millions. » Chaque Bruxo est numéroté de 1 à 5, du moins complexe au plus évolué, avec un petit nouveau arrivé ces jours-ci sur le marché : Bruxo X, l’entrée de gamme, le seul embouteillé à 40% au lieu de 46. Bruxo 4 et 5, élaborés avec des magueys moins communs (cuixe et tobala) sont plutôt rares et difficiles à dénicher. Chacun possède son identité, son spectre aromatique. Au-delà des types d’agaves utilisés et des caractéristiques environnementales, la méthode de cuisson des piñas et de la fermentation, le type d’alambic, le nombre de distillations contribuent à créer un vaste et riche champ organoleptique dans ce spiritueux pourtant le plus souvent non vieilli. Oubliez le mythe du « goût fumé » : seuls certains mezcals présentent ces notes, de la même façon que seuls certains whiskies sont tourbés.
A San Dionisio Ocotepec, les pierres ont refroidi. Eparpillées autour de la fosse creusée dans la terre, elles attendent la prochaine fournée. Elles recouvriront bientôt de nouveau le feu allumé au fond du trou et, une fois rougies à vif par la flamme, accueilleront les piñas calées de fibres et de sac en jute. Dans ces barbacoas recouvertes terre comme un tumulus, les magueys cuisent à l’étouffé, trois ou quatre jours minimum, et jusqu’à une semaine. Don Lucio les laisse six ou sept jours. Une meule en pierre actionnée par un canasson les presse ensuite, et le jus dilué et additionné de fibres d’agave part en fermentation spontanée. Six à sept jours, de nouveau, Lucio surveille à l’oreille. « Quand la cuve cesse de chuchoter et qu’il y a un silence total, la fermentation est terminée. » Cette soupe brunâtre, le tepache, est ensuite versée dans le chaudron en cuivre de l’alambic, avec un peu de fibres. Les têtes (puntas) et les queues (colas) sont coupées à la seconde distillation, et serviront par la suite à rectifier le taux d’alcool et le goût, afin d’homogénéiser la production.
Trois heures de tape-cul sur les pistes pour rallier Las Salinas, sur les hauts plateaux. Quelle est la couleur du vent qui caresse les champs de maguey en chuintant sur la roche des canyons ? Quel est le goût des pierres ? Ici, Pepino Rodriguez ne se contente pas t’en tapisser la barbacoa : il en leste de lourdes de branches coincer dans les cuves de fermentation pour que les fibres, cette bagasse de maguey, restent bien au fond, recouvertes de jus, au lieu de former un couvercle en surface. Chacun ses tours de main, ses secrets de famille : à Bruxo 2, l’alambic est équipé d’un capot qui complique le chemin dans le cuivre, comme un purificateur. Bruxo 1 laisse reposer une vingtaine de jours la première distillation, l’ordinario, en attendant la seconde.
La famille Rodriguez distille le mezcal depuis 5 générations, mais le palenque a poussé il y a à peine plus de quatre ans. Pour élaborer Bruxo 4, 8.000 l par an, on y travaille l’agave Cuixe, comme aux temps anciens, et la barril, un peu d’espadin. L’alambic est en cuivre, et non plus en argile, un broyeur tout neuf a remplacé la masse. Mais les recettes n’ont pas changé. Et le mezcal a la couleur des jours meilleurs, et le goût du partage.
Par Christine Lambert