La guerre en Ukraine et les appels au boycott de la vodka russe ont soulevé un détail subsidiaire : on ignore bien souvent où sont fabriquées les vodkas qui inondent les rayons. Bon courage pour distinguer la made in Sibérie de la made in Picardie – et n’espérez pas vous fier au nom. En fait, vous aurez plus de chances de savoir combien de fois est distillée et filtrée votre marque favorite que de connaître son origine… ou ses ingrédients ! Pourquoi donc ? Eh bien justement…
A peine les troupes de Moscou marchaient-elles sur Kyiv que les premiers appels au boycott de la vodka russe se faisaient entendre, aux Etats-Unis et au Canada d’abord, en Scandinavie puis au Royaume uni ensuite. Tiens, prends ça, Poutine ! L’idée partait d’un bon calcul : la Russie produit à elle seule 30% des colossaux volumes mondiaux de cette gnôle sans couleur et sans saveur. Las… elle consomme 90% de ce que crachent ses distilleries, un modèle d’autosuffisance alcoolique.
Moins de 3% de la vodka sifflée en Europe provient de Russie, et à peine 1% se faufile dans les coupettes américaines, selon l’IWSR : avouez que cela limite un tantinet la portée économique du boycott. A titre de comparaison, 40% des imports de vodka de l’Oncle Sam sortent de distilleries françaises.
Du coup, cet appel à la solidarité avec l’Ukraine envahie a soulevé un loup bien flou : où sont fabriquées ces vodkas omniprésentes dans les rayons ? Les Poliakov (qui domine outrageusement le marché français), Eristoff, Smirnoff (n°1 mondiale), Stolichnaya & co ? Réponse courte : on n’en sait rien la plupart du temps. Réponse longue : c’est compliqué.
Le grand mystère des origines
Associer un pays d’origine à une vodka est un exercice de haute voltige au doigt mouillé les yeux bandés. On identifie généralement à peu près les marques venues de Pologne (principal producteur de l’Union européenne) : Chopin, Belvedere, Zubrowka, et tous les noms contenant force “w” ; la Suédoise Absolut, l’Américaine Tito’s, les Françaises Cîroc, Pyla ou Grey Goose ; la Néerlandaise Ketel One pour les plus pointus. Et pour le reste, pfff ! Quant à savoir avec précision quelle distillerie se cache derrière chaque nom : mystère et bouledogue.
Cela tient en grande partie au mode de fabrication de la vodka. Au regard de la réglementation européenne, il s’agit d’un alcool neutre (traduction : dépourvu de goût), tiré d’une matière première agricole. Seuls les additifs, la filtration, parfois couplés à une redistillation, lui confèrent ses arômes et, plus important, sa finesse, sa texture, son toucher en bouche – une mauvaise vodka vous ponce la trachée, une bonne se pose comme de la soie sur la glotte.
L’alcool éthylique se fabrique partout, notamment en France, dans les distilleries équipées de colonnes de distillation, et à bon prix dans de grands complexes industriels qui fournissent aussi bien l’alimentaire, les spiritueux, la parfumerie-cosmétique ou la chimie-pharmaceutique. Oui, votre vodka de base est le plus souvent vendue moins cher en pharmacie sous le nom d’“alcool à 70”. Mais le packaging est moins joli, vous en conviendrez.
On comprend mieux pourquoi l’amateur de vodka se fiche éperdument de l’origine de son poison : personne ne se demande où est fabriqué le Caprice des Dieux. Et à quoi bon s’inquiéter de la provenance d’un alcool que vous noierez de toute façon en Mule (oubliez le Moscow, c’est moins tendance ces temps-ci), dans le Fanta ou sous le jus de pomme ?
Et la matière première, au fait ?
Les rares vodkas réellement russes commercialisées en France et qui revendiquent leurs origines sont Russian Standard, Beluga, Moscovskaya ou Mamont (qui appartient à un Suédois). Smirnoff, propriété du n°1 mondial des spiritueux, le Britannique Diageo, est ainsi distillée dans plus d’une douzaine de pays, au plus près de ses marchés de consommation. Stoli, qui vient de lâcher les dernières syllabes de sa marque à l’encombrante sonorité, bat pavillon letton depuis une vingtaine d’années. Mais l’éthanol est distillé en Russie et acheminé vers l’Etat balte où s’effectuent filtration, réduction et embouteillage, 3 substantielles étapes de transformation qui suffisent à en modifier la nationalité. Son propriétaire, Yuri Shefler, un Russe en exil, jure qu’il se sourcera à l’avenir en Slovaquie et garantira un alcool surfin “100% non russe”. Stoli avait déjà dégommé les termes “vodka russe” de son étiquette lors d’un précédent appel au boycott – la force de l’habitude.
Poliakov (propriété du groupe La Martiniquaise), qui se revendique “héritière des méthodes de distillation ancestrales russes”, entretient une discrétion pudique sur son origine tout en s’exportant comme un produit français. Les persifleurs se gaussent de ces vodkas made in Cognac mais distillées en Picardie – en Italie si elles sont bio – puis réduites ou repassées en alambic en Charente. Quant aux marques de distributeurs, impossible de les tracer.
Plutôt que de nous bassiner avec des détails dont on se fiche, les marques préfèrent vanter le nombre de distillations ou le système de filtration – sur carbone, sable de dune, lave de volcan, quartz… Mieux, parions que la plupart du temps vous ignorez même les ingrédients de base de votre vodka préférée : céréales ? Mais lesquelles ? Blé (d’hiver, c’est plus chic) ou seigle ? Patates, betteraves ? Raisins ou résidus viticoles (lesquels sont frappés en France d’une obligation de recyclage) ? Bonnes questions. Qu’on pourrait peut-être commencer à se poser.
Par Christine Lambert