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Comment un pays est devenu en un siècle une nation whisky ? Comment le précieux breuvage a petit à petit envahi la sphère sociale ? Comment enfin, le whisky est devenu au cœur de la culture bars au Japon. Récit coloré par Dave Broom.

L’idée qu’il puisse exister une culture nationale du bar est bien singulière. Est-il réellement possible de comparer un pub écossais avec un bar d’hôtel haut de gamme à Glasgow ; quel est le concept commun à un bistro français et à un bar à cocktails parisien d’avant-garde ? Existe-t-il une perspective plus générale qui permettrait de dire non seulement que tel établissement est typiquement français, mais aussi que les cocktails eux-mêmes sont préparés « à la française » ?

C’est une notion qui est en effet difficile à saisir, mais alors pourquoi parlons-nous donc avec tant de désinvolture de la « culture des bars japonais » ? Existe-t-il un réel fil conducteur entre l’environnement feutré des temples de Ginza voués au cocktail classique et la fébrile animation des bars à hôtesses du même quartier ? Les izakaya enfumés partagent-ils un dénominateur commun avec les bars à geeks du single malt ?

Pourtant, cette fascination qui ne se dément pas pour tout ce qui est japonais a pour conséquence qu’en Occident, de plus en plus de bars s’efforcent de reproduire en guise d’hommage le design des établissements nippons et leurs techniques de service. Le mouvement va dans les deux sens.

Dans le tout premier bar japonais où je suis jamais allé, une tête de cerf mangée par les mites était accrochée au mur et la sono jouait de la (mauvaise) musique country écossaise [comme s’il existait de la bonne musique country écossaise !] C’était une pâle copie du souvenir que le propriétaire de l’établissement avait de son unique séjour en Écosse ‒ il y avait vu un pub, par conséquent tous les pubs écossais étaient pareils, avec un décor et une musique qui devaient ressembler à ça. On peut en dire de même de toutes ces reconstitutions d’(in)authentiques bars « irlandais » un peu partout dans le monde.

Style occidental distillé au Japon

Un bar japonais, ce n’est pas seulement un établissement paisible, du jazz cool, quantité de whiskies, des verres anciens, un éclairage tamisé, des techniques complexes de réalisation de cocktails au shaker… et des glaçons taillés en boule. Parfois, les bars japonais sont spécialisés. Les bars à single malts comme le Cask, le Campbelltoun [sic] Loch ou le Mash Tun à Tokyo, ou bien l’Augusta à Osaka, comptent parmi les plus connus, mais on trouvera dans chaque ville toute une kyrielle d’établissements comparables aux étagères riches de quelque 200, 500, 1 000, voire 2 000 bouteilles.

La spécialisation peut également porter sur les eaux-de-vie d’agave ou les rhums, ou bien, comme dans le cas du Zoetrope à Tokyo, sur les « spiritueux de style occidental distillés au Japon ». Outre les films muets projetés sur grand écran et un vaste choix de bandes son (sur vinyles) pour les accompagner, Horigami-san, le propriétaire, monte la garde sur le plus grand choix de whiskies japonais imaginable, stock qui toutefois commence à s’épuiser lentement, mais sûrement.

Mais les spécialisations peuvent prendre un tour à chaque fois différent. Le quartier tokyoïte du Golden Gai compte quelque 270 placards (où 7 places assises font un grand établissement) qui ont tous leurs propres particularités pour répondre aux goûts très spécialisés de leur clientèle : musique, films, fictions. Je me suis assis dans des bars d’éditeurs, j’ai écouté du free-jazz, regardé de vieux films et discuté de polars. J’ai même consommé dans un bar appelé le 4’33’’ d’après la (tristement) célèbre composition silencieuse de John Cage : on m’a réprimandé parce que je parlais.

Cela dit, le concept du « bar japonais » que partagent la plupart des Occidentaux, c’est un établissement où les cocktails occupent le devant de la scène, même si cela recouvre une vaste palettes d’approches allant du classicisme du Star Bar (à Tokyo et Kyoto) aux styles plus internationaux du High Five de Tokyo ou du Rocking Chair de Kyoto, ou bien du Trench ou de l’Esco Mateur dans ces deux mêmes villes.

Après quelques instants passés dans n’importe quel bar à cocktails, on remarquera vite un touriste s’emparer de son téléphone portable pour photographier non les boissons, mais le bartender travaillant la glace en boule, en cube ou, s’il s’agit d’Ueno-san du High Five, en diamant.

High Five

La glace taillée en boule est devenue emblématique de la culture du bar japonais : c’est un exemple du concept de kaizen, d’amélioration continue et d’attention portée aux détails. On peut désormais acheter dans le commerce des moules à boule de glace à fabriquer à la maison, mais c’est hors sujet. La boule de glace n’est pas là pour faire le spectacle.

« Si je pouvais préparer de meilleurs cocktails en jonglant avec les bouteilles, je le ferais sans hésiter », explique Kishi-san, du Star Bar, « mais est-ce qu’un chef de restaurant à sushi fait tourbillonner son poisson en l’air ? Si nous taillons la glace pour lui donner une forme particulière, c’est pour une raison très précise. » La boule de glace n’est pas simplement esthétique, elle est surtout fonctionnelle : en raison de sa dureté et de sa pureté, la glace refroidit la boisson en ne la diluant que très légèrement. Et seuls les breuvages pour lesquels le traitement à la boule glace se révèle véritablement profitable en bénéficient.

Comme la plupart des bartenders japonais, Suzuki-san, qui travaille pour les hôtels Park et Shiba Park de Tokyo, élabore ses cocktails sur la base de la glace, l’utilisant en fonction de l’heure, de la saison, de la température et de l’humeur. La glace concassée permet de consommer l’alcool à très basse température, ce qui est parfait pour une boisson d’été, quand l’humidité atmosphérique est très élevée ; un cocktail automnal sera peut-être plus fort en alcool et seulement à peine refroidi par la boule de glace.

La glace ? Du design

Mon interlocuteur m’explique qu’on peut distinguer dans la glace encore d’autres strates de signification. « Au Japon, un concept de design sera jugé intéressant s’il se révèle proche de la nature. La boule de glace ressemble à un galet roulé par l’eau et trouvé au bord de la rivière. Elle parle donc du temps. Sa forme, c’est celle du temps qui passe. Il ne s’agit pas de technique, il ne s’agit pas de design, mais c’est une philosophie de l’identité japonaise. »

Un barman occidental visitant le Japon en reviendra non seulement avec les outils de découpe de la glace, mais aussi avec une certaine idée des techniques japonaises de réalisation au shaker, qui sont aussi diversifiées que les flacons de whisky alignés sur les étagères des bars. L’élégance des gestes est incontestable, mais à l’instar de la boule de glace, ils expriment une fusion de la fonction et de l’esthétique qui s’étend à la technique elle-même, celle-ci étant dictée par les mouvements des glaçons à l’intérieur du shaker et la forme du shaker, comme l’explique Kishi-san.

« En cuisine, on utilise une poêle à frire pour cuire certains produits, des poêles de tailles différentes pour d’autres. Cela dépend de ce que l’on prépare. On ne peut pas réaliser un même cocktail dans deux shakers de formes différentes. C’est ce que les bartenders occidentaux ne comprennent pas. Ils viennent ici pour apprendre la technique, puis rentrent chez eux et utilisent un autre type de shaker. Ce n’est pas la technique qui est importante, mais les ustensiles utilisés. »

« Nous prenons les choses au sérieux » ajoute-t-il. « Notre façon de faire consiste à accumuler les détails, mais à la base nous voulons faire ce qu’il faut. Le style japonais, c’est une réflexion sur les détails. On modifie des petits riens. Alors qu’en Occident, tout n’est que procédé et traitement. »

Pourrait-on en dire davantage encore ? Il me vient à l’esprit, par exemple, un bar de Kyoto, aménagé dans ce qui ressemble à un squat éclairé à la bougie, ou à un tripot au petit matin, où se retrouvent les barmen durant leur pause, et je comprends qu’il existe une unité qui les relie eux, l’hôtel, le spécialiste et les bars à cocktails. Le plus petit dénominateur commun, c’est l’hospitalité.

Un temps, une rencontre

Imaginons le scénario suivant : trois d’entre nous entrent dans un bar, l’un voudra une bière, l’autre un verre d’eau et le troisième un cocktail. En Occident, on se donnera du mal pour préparer le cocktail, mais la bière sera tirée négligemment et le verre d’eau oublié, le plus souvent, puis apporté, mais après coup seulement.

Au Japon, chacune de ces boissons sera servie avec le même soin et la même attention : chacune représentera la meilleure boisson que le barman saura préparer à cet instant précis : dans les verres adéquats, à la bonne température et avec la bonne présentation.

Voilà comment peut se concrétiser le concept culturel typiquement japonais de l’ichi-go ichi-e, « un temps, une rencontre », philosophie qui grâce au travail de Stan Vadrna pour Nikka est de plus en plus appréciée en dehors du Japon.

Il n’est donné au bartender qu’une seule chance dans sa vie de vous accueillir, de vous donner l’occasion de vous mettre à l’aise, de découvrir quel est le breuvage que vous souhaitez consommer, et de vous servir la meilleure boisson qu’il sera en mesure de réaliser à cet instant-là. La concentration requise, une pleine attention, un discours adapté, une pensée exacte et une action parfaite. Sans imposer toutes ces complications d’ego.

« Le héros, ce n’est pas le barman », conclut Suzuki, « mais la boisson qui est plus importante que lui. »

Telle est la culture du bar japonais.

Par Dave Broom

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