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Lagavulin fête aujourd’hui son bicentenaire. L’occasion pour Ian Buxton de rappeler l’histoire d’une ancienne distillerie moonshine, devenue légendaire.

Est-ce réellement le 200e anniversaire de Lagavulin ? Je suis assez vieux pour me souvenir avoir acheté et bu jadis au moins une bouteille de ce malt d’Islay très apprécié, qui arborait fièrement la date 1742 et portait le nom de White Horse Distillers. C’était un 12 ans d’âge, à l’époque, et j’ai eu un choc en découvrant récemment qu’une de ces bouteilles vaudrait aujourd’hui 1 250 euros, au bas mot. L’insouciance de la jeunesse, jours heureux où nous buvions du whisky, sans songer à le collectionner ou y voir un produit d’investissement.

Mais quelle est cette date de 1742 ? Lagavulin ne fêterait-il donc pas plutôt ses 274 ans et non un simple bicentenaire ? Il existe certains indices attestant d’une activité de brasserie sur le site en 1631 déjà, mais ce serait pure spéculation de conclure qu’on produisait ici, à cette date, du whisky (certainement appelé usquebaugh à l’époque).

Des documents attestent toutefois le millésime 1742, mais ils offenseraient sans doute les juristes qui homologuent ces choses. Comme si souvent en la matière, il faut chercher la vérité dans la grande œuvre de l’inimitable Alfred Barnard : The Whisky Distilleries of the United Kingdom (1887). Barnard, qui comme nous le verrons était plutôt amateur de Lagavulin, est tout à fait clair. Il écrit :

«Il est dit de Lagavulin qu’elle est l’une des plus anciennes distilleries d’Islay, l’entreprise ayant été fondée, dans une certaine mesure, en 1742. Elle consistait cependant à cette époque en une dizaine de cabanons distincts, voués à la fabrication clandestine, “au clair de lune”, d’une eau-de-vie de contrebande et qui, lorsqu’ils produisaient, n’avaient rien d’une image ressemblant même de loin à une “paisible nuit étoilée”. Tous ont été par la suite regroupés sous un seul et même toit et ne produisaient ensemble pas plus de quelques milliers de gallons par an. »

Licite depuis 1816

Si le lecteur avait encore quelque doute, Barnard poursuit en expliquant que moonlight, “clair de lune”, désigne le whisky illicite, par opposition à l’eau-de-vie produite daylight, “à la lumière du jour”, et sur laquelle étaient assises un certain nombre de taxes. Ainsi donc, à Lagavulin en 1742, les distillateurs étaient des bootleggers, des contrebandiers aux abois, des hors-la-loi dont le principal souci était de ne pas rencontrer des fonctionnaires du fisc. Mais aussi, peut-être, de pauvres gens ayant famille à charge, simplement contraints de subvenir par tout moyen à leurs besoins.

Quelles que fussent leurs motivations, il semblerait que si les White Horse Distillers sont restés indifférents aux viles activités de leurs prédécesseurs, leurs successeurs, à savoir les actuels responsables du marketing chez Diageo, se montrent en revanche un peu plus prudents. Ou bien, ici encore, ils n’y ont peut-être simplement vu que l’occasion d’organiser quelques belles fêtes, la distillerie ayant finalement accédé au statut d’établissement parfaitement licite en 1816, de sorte que le 200e anniversaire pouvait être célébré sans la moindre allusion à un furtif passé clandestin.

Pour signifier l’importance qu’il attache à cet anniversaire, le groupe Diageo a dépêché une équipe de collaborateurs de haut niveau pour encadrer l’événement inaugural des commémorations du bicentenaire : un dîner intime à Londres. Les invités ont été accueillis par David Gates, directeur mondial pour les spiritueux premium, et Nick Morgan, directeur de la communication pour la branche whisky, accompagnés par Georgie Crawford, directrice de la distillerie Lagavulin, ainsi que par des collègues des archives Diageo et de l’équipe chargée de la marque.

Prenant acte de ces 200 ans d’histoire officielle, Nick Morgan a cité dans son discours un certain nombre d’éminents exégètes de Lagavulin, nous rappelant que le tout premier auteur spécialiste du whisky au monde, Alfred Barnard, avait trouvé dans les années 1880 Lagavulin « exceptionnellement bon » et ajouté que la marque était « tenue en très haute estime ». L’orateur a ensuite mentionné les comptes rendus de presse de l’époque, dont la légalité serait aujourd’hui certainement très discutable, invitant comme ils le faisaient à une consommation enthousiaste de quantité de whisky sinon héroïque, du moins considérable. La prudence exige que je ne m’étende pas plus avant sur ces allusions à d’irresponsables capacités d’absorption.

Célébrations en flacons

Ces références à l’autorité de l’histoire et du précédent n’étaient cependant pas fortuites, car Barnard avait dégusté un Lagavulin 8 ans, âge considéré à l’époque comme celui de la maturité. Rendant donc par la même occasion hommage à la visite de cet auteur, Diageo a profité du dîner pour présenter l’embouteillage du bicentenaire, un 8 ans commercialisé en édition limitée, que les invités ont pu déguster sous la direction de Georgie Crawford. Le flacon est désormais disponible sur le marché mondial (48%, 79 euros).

La commercialisation d’une expression âgée de 8 ans est certes du plus grand intérêt pour les fans de la distillerie qui seraient empêchés de visiter son berceau insulaire, mais je ne saurais trop recommander au lecteur d’aller découvrir en personne Islay à un moment ou à un autre de sa carrière d’amateur de whisky. Cette année, pourquoi pas ? Sinon, quand ?

Le Feis Ile a fermé ses portes jusqu’à l’année prochaine et les 6 000 flacons de l’embouteillage de l’édition 2016 du festival de l’île ont tous trouvés preneur. Pour mémoire, il s’agit d’un 18 ans, cask strength titrant 49,5% et proposé par la distillerie au prix de 125 livres sterling (soit environ 160 euros). J’ai du mal à croire qu’il s’agisse d’une bouteille de collection : 6 000 flacons représentent une généreuse allocation et il est peu probable que cette expression puisse engendrer un bénéfice significatif à la revente, au moins pour les quelques prochaines années. Mais ce n’est pas une mauvaise chose, à mon avis.

Une autre édition sera lancée plus tard dans l’année, vers septembre ou octobre très probablement (la date doit encore être officiellement confirmée), et je pense que la demande sera massive. Il s’agit d’un single cask de 25 ans élevé en fût de xérès, lequel a été sélectionné pour l’occasion en mars dernier par Ivan Menezes, directeur général du groupe Diageo, avec l’aide du directeur de distillerie George Crawford et du maître de chai Iain McArthur qui a travaillé durant quarante-cinq ans pour le numéro un mondial des spiritueux.

Les détails ne sont pas encore tous connus, mais on peut escompter un lancement de 350 à 400 bouteilles sur le marché mondial. Les produits de la vente seront intégralement reversés aux insulaires d’Islay et à des causes locales.

Lors de sa visite de la distillerie, M. Menezes a déclaré : «Nous sommes très fiers de notre personnel et de nos activités à Islay et c’est un grand plaisir pour moi de partager avec vous les célébrations du bicentenaire de Lagavulin. La distillerie fait partie intégrante du tissu socio-économique d’Islay, cette belle île vouée au whisky et dont la population participe souvent directement à nos activités. C’est pourquoi je me félicite, à l’occasion de cet anniversaire que nous célébrons dans le monde entier, de pouvoir également saluer la contribution locale. Et on ne saurait concevoir meilleure façon de procéder que de consacrer un fût rare de Lagavulin à une collecte de fonds au profit d’Islay.»

Cette bouteille va immanquablement susciter un intérêt considérable, c’est pourquoi on restera attentif aux circonstances de son futur lancement. Ce qui est sûr, c’est que son prix ne sera pas modique, mais que son contenu sera très spécial (à supposer que quelqu’un en sacrifie un flacon pour le goûter).

Je me suis rendu en pèlerinage à Lagavulin au début de l’année, pour en apprendre davantage sur ses autres projets et les temps forts de cet anniversaire. Le centre d’accueil de la distillerie met désormais à la disposition du visiteur une cabine vidéo lui offrant la possibilité d’enregistrer ses impressions et de relater les péripéties de son périple jusqu’ici. C’est désormais une étape essentielle de la visite, à rendre verts de jalousie vos amis amateurs de whisky restés chez eux !

Dans la légende

L’accueil des clients de la distillerie doit également être amélioré par la création d’un nouveau jardin donnant sur les ruines historiques du château de Dunnyvaig. Les travaux n’avaient pas commencé lors de ma visite, mais je me réjouis d’en découvrir le résultat à l’occasion d’un futur séjour. Le programme de l’Islay Jazz Festival 2016 (du 9 au 11 septembre) parrainé comme les années précédentes par Lagavulin promet d’être riche en événements. Un embouteillage spécial viendra tout naturellement marquer cette édition.

La distillerie, comme il se doit, est en pleine forme : elle distille à tour de bras et accueille des visiteurs du monde entier.

En 1930, l’auteur Aeneas MacDonald – son livre Whisky fut le premier ouvrage écrit en pensant au consommateur – a rapporté l’anecdote suivante :

«J’ai rencontré récemment un homme qui durant son service militaire était réveillé toutes les nuits, des heures durant, par les interminables rhapsodies de deux Highlanders, des hommes qui n’avaient rien en commun, si ce n’est leur amour de Lagavulin et les louanges qu’ils lui chantaient.»

D’autres louanges lui sont aujourd’hui chantées, plus étranges encore, par Johnny Depp. Comme The Guardian l’a précisé en février 2005, la star est un fan de la distillerie.

«Il faut que vous me humiez ça, m’a déclaré Depp, hélant une serveuse. Pourriez-vous nous apporter un Lagavulin dans un verre à cognac ?, lui demande-t-il. Sec».

Il poursuit : «Je ne bois plus d’alcool fort, mais il m’arrive de commander un Lagavulin, juste pour les arômes.»

Quelques instants plus tard, Depp plonge son nez dans le verre et inspire profondément. Son regard s’illumine.

«La tourbe, dit-il, ses yeux chocolat tourbillonnant de plaisir. Il est si tourbé !»

À chacun sa façon de faire. Humez, à fond, savourez ces senteurs insaisissables et furtives, mais ne vous arrêtez pas en si bon chemin. Ce whisky est depuis deux cents ans, peut-être depuis plus longtemps, un dram à boire, à partager et à apprécier. Sans cela, impossible de connaître jamais son objectif et son véritable pouvoir.

Ni Alfred Barnard, ni Aeneas MacDonald ne l’ignoraient ; un jour, peut-être, Johnny Depp le découvrira.

Joyeux anniversaire, Lagavulin ! Quel que soit ton âge. L’âge n’a finalement aucune importance, car ce whisky est intemporel, éternel. Refermez le cercle, levez votre verre et célébrez cette légende vivante.

Par Ian Buxton

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