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Ce magnifique hôtel victorien, niché au cœur du Speyside, vient de fêter en décembre ses 125 ans. L’occasion de publier de nouveau cette escapade de Christine Lambert, parue initialement dans Whisky Magazine n°56 daté de l’hiver 2014. Notre reporter partait alors s’accouder au Quaich, le légendaire bar à whisky de l’hôtel, qui venait de subir une salutaire cure de botox administrée par son nouveau propriétaire.

 

« Black Bowmore 1964 ? Excellent choix, monsieur. Personnellement, c’est ce que j’utilise pour cuisiner les fonds de sauce chez moi : un délice. » Tatsuya Minagawa, aujourd’hui brand ambassador pour l’Europe de Suntory, s’esclaffe en exhumant de ses souvenirs les plaisanteries, lâchées avec le sérieux d’un pape, au temps où il régnait sur L’Empire du Malt – n’ayons pas peur de lui coller des majuscules. Entre 2003 et 2005, le Japonais pilotait avec expertise le Quaich, légendaire bar à whisky du Craigellachie Hotel. Un empire certes ridiculement petit, logé dans un village écossais de 420 habitants, mais au rayonnement pourtant international.« Parfois, poursuit-il, quand un client mettait des heures à choisir un dram, je demandais poliment :“Sorry, sir, vous aurais-je par erreur donné la carte en japonais ?” La carte, bien sûr, n’existe qu’en anglais… »Eût-elle été traduite en katakanas, il y a fort à parier que les guests n’auraient pas pris davantage de temps pour se décider. Avec quelque excuse, comprenons-les, puisque sur les étagères acajou de cette crypte sombre se serrait à l’époque une volée de 700 flacons de whiskies. Sept cents single malts classés par ordre alphabétique, parmi lesquels une tripotée de raretés et de vénérables comptes d’âge.

« Ce n’est pas énorme », souligne pourtant Tatsuya Minagawa avec un sens de l’understatement qu’on croirait british à moins d’avoir un jour tenté l’apnée dans les bars à whisky japonais, où les flacons s’alignent ou s’entassent en pagaille par milliers (lire WM n°55).« Mais je ne crois pas que ce soit le nombre de bouteilles qui définisse les grands bars. La qualité de la sélection est bien plus importante. L’atmosphère des lieux, le service, la connaissance et la passion du personnel pour le whisky et l’art du bartending sont également essentiels. Le Quaich, en ce temps-là, réunissait tout cela. Avec, en outre, un emplacement fantastique, au cœur du whisky même. »

 

Architecture victorienne

Rewind. On rembobine. Le XIXe siècle s’évanouit dans une promesse d’autres lendemains, et le « cœur du whisky » bientôt pulsera à Craigellachie, dans les battements désordonnés de son artère vitale, la Spey. Là, en 1891, sur un rocher dominant la rivière qui irrigue les champs d’orge et les alambics du Speyside, une nouvelle distillerie vient de surgir (lire p. xx), voulue de toutes leurs forces conjointes par deux entrepreneurs, Peter Mackie et Alexander Edward. Edward est un jeune gars du coin, 25 ans tout juste crachés, des chantiers pleins les rêves. « Il reprend et développe une entreprise de matériaux de construction qui exploite la pierre locale, et commence à construire maisons et villas pour ceux qu’on n’appelle pas encore les touristes », raconte l’historien et écrivain Charles MacLean. Sur cette pierre, il bâtira un village. Et de ce village, il entend faire le centre du monde. Rien de moins.

La distillerie à peine achevée, Alexander Edward érige un hôtel de luxe au pied du rocher, avec court de tennis, pour attirer la clientèle sélecte qui bientôt célébrera cette destination à la mode. En 1893, le Craigellachie Hôtel, une merveille de l’architecture victorienne, se dresse au milieu des pins, fier et élancé, pointant une succession de toits d’ardoise acérés, et dégage une vue imprenable sur la Spey. Tous les chemins du Speyside mènent à Craigellachie. Toutes les rues du village descendent au « Craig », comme on surnomme l’établissement dans la région. Et tous les couloirs de l’hôtel conduisent au Quaich. Le bar n’est pas indiqué depuis l’extérieur. Diable, puisque le « Craig » n’affiche pas son nom : seules les lettres traçant le mot HOTEL se repèrent au loin, comme pour signifier qu’il n’y en a qu’un, même s’il y en a d’autres, justement.

Pendant la centaine d’année qui suit, les touristes affluent dans les 28 chambres avec plomberie caractérielle garantie d’origine. Le romantisme de ce coin des Highlands plus souriant que sauvage attire les amateurs de pêche à la truite et au saumon dans les nerveux méandres de la Spey, mais on vient aussi chasser, tirer le pigeon d’argile ou la grouse, se promener dans les arcs-en-ciel. Et puis, au début des années 1990, il y a un quart de siècle déjà, un changement dans la réglementation des permis de pêche éloigne les anglers (les pêcheurs à la ligne) de l’hôtel. Le « Craig » se rapproche alors des distilleries voisines et mise sur ces curieux qui commencent à sillonner le Malt Whisky Trail reliant bon nombre d’alambics du Speyside. La nuit à l’hôtel et, surtout, la soirée au Quaich, s’imposent comme une étape obligée à cocher sur la route des pot stills. On se cale confortablement dans le cuir mahogany du canapé Chesterfield, et on prend son temps pour choisir un single malt en cherchant à goûter quelques souvenirs d’éternité.

 

Plus que 300 flacons en 2006…

Mais comme les vieilles légendes trônant sur le boulevard du Crépuscule, le Quaich vit sur son lustre d’antan, sur sa légende passée. Le XXIe siècle lui tend un reflet en grimace. Ces dix dernières années, l’hôtel change trop souvent de mains qui ne savent pas l’aimer, quatre managers se succèdent à sa tête. La clientèle locale, les gens des distilleries préfèrent le bar du Highlander Inn à quelques mètres, relancé en 2005 par un ex-directeur du « Craig », Duncan Elphick, qui – tiens donc ! – a confié sa librairie de malts à Tatsuya Minagawa. Le bar du Inn, moins conformiste, plus chaleureux, et qui, un brin provocateur, n’hésite pas à rassembler la plus belle collection de whiskies japonais en plein Speyside. Stupeur et tremblements, le Quaich perd sa superbe, ne compte plus « que » 300 flacons en 2006…

C’est pourtant sa beauté fanée et son charme décadent qui font succomber le milliardaire londonien Piers Adam. Propriétaire de plusieurs nightclubs branchés où se trémousse la jeunesse dorée sur tranche de Grande-Bretagne, ce jet-setteur invétéré rachète contre toute attente le Craigellachie Hotel en 2013. En tire les rideaux. Et pendant près d’un an, à l’abri de la lumière, lui déride la façade et les entrailles. Et, ô miracle, la cure de Botox s’avère très réussie : les lieux prennent un coup de jeune sans rien perdre de leur douceur surannée. Rouvert le 1ermai dernier, le pimpant 5 étoiles affiche des couleurs fraîches, jaune pâle, camaïeux de bleus et de roses, vert sauge et crème qui illuminent le vieux mobilier d’époque. Les lins, tweeds et cachemires qui tendent les coussins, jetés et tentures, tous commandés à la célèbre filature Johnston, à Elgin, lui donnent les bonnes manières d’un confortable manoir de campagne.

Un pub fait son apparition au rez-de-chaussée, le Copper Dog, du nom de ces tubes de cuivre au moyen desquels on prélevait autrefois le malt dans les fûts (et que les ouvriers des distilleries suspendaient à des ficelles dans les jambes de leurs pantalons pour escamoter leur part des anges). On y croque un carpaccio de black Angus ou un Craigellachie burger arrosé d’une scottish ale artisanale brassée dans le coin.

Surtout, le Quaich a déménagé. L’ancien Quaich, cosy, sombre et dans son jus, renaît dans une pièce bien plus spacieuse et lumineuse en façade de l’hôtel. Classique, of course, mais sur un mode sophistiqué et pétillant, où le mobilier Chesterfield adopte les tons lilas, vert canard ou pivoine et le bar, en forme de demi-quaich, cette coupe à deux anses dans laquelle on partageait le whisky, comme les étagères et le plancher de bois, rosissent dans la lumière. L’Old Quaich appelait l’hiver et les jours de pluie ; le New Quaich attend le printemps et les vols d’hirondelles jusque sur le vaste balcon à la rambarde de fer forgée qui s’est greffé sous ses portes fenêtres, brassant à 180° la campagne bien au-delà de la Spey. « C’est l’exacte réplique de celui qui figurait sur les photos anciennes de l’hôtel, explique Kevin Smith, le manager depuis 2009. On ignore à quelle époque il a été déposé. » Enfoncé dans les coussins jaunes d’un canapé de la bibliothèque, Kevin Smith détaille la philosophie du récent propriétaire des lieux. « Piers Adam veut refaire du Quaich le centre vital de l’hôtel, c’est crucial pour le nouveau business model de l’établissement. »

 

Friends of the Quaich

Pour l’heure, les 70 mètres d’étagères sont dramatiquement vides : si l’hôtel a rouvert en mai, le Quaich attend encore son heure, en principe à la fin de l’été. La rénovation est terminée, reste quelques touches de déco et le plus important : les bouteilles. LES WHISKIES. « Nous avons sauvé ce qui était encore en état dans le stock, mais depuis des mois je traque les flacons dans les enchères, auprès des distilleries, des collectionneurs… Et je fais la tournée des greniers. » Plaît-il ? Alfie, l’épagneul gallois, dépourvu d’un quelconque sens de l’étiquette, persiste à interrompre son maître en ouvrant les portes à coups de truffe humide. La plupart des anciens dans les villages ont travaillé dans les distilleries, explique Kevin, et les greniers du coin regorgent de trésors : « Il y a toujours au moins une trentaine de single malts qui traînent sous les combles ou dans les caves de chaque maison. Certains grands-pères en possèdent près d’un millier ! J’ai demandé à plusieurs experts de me suggérer des listes pour m’aider à réunir au moins 700 whiskies, comme à l’âge d’or du Quaich, notamment des flacons vieux et rares. Nous proposerons également des collections : tous les Constellation de Dalmore, et les Family Casks de Glenfarclas – je suis sur le point de conclure le deal »,jubile-t-il dans un sourire.

Comme aux temps anciens pas si éloignés, un club réunira les « Friends of the Quaich », moyennant une souscription annuelle donnant notamment droit à quelques centimètres d’étagère pour y conserver sa bouteille privée sous clé. Les fameux tasting booksoù les clients, célèbres et anonymes, notent depuis toujours leurs dégustations, continueront à se balader sur les tables basses. « Doux comme l’amitié, a le goût de ma femme et la puissance de ma voiture »,écrivait ce touriste luxembourgeois pour évaluer un Craigellachie sans en préciser l’âge… Aucune des bouteilles n’a vocation à décorer, toutes peuvent se déguster, à condition de débourser entre 3 £ et… 800 £ (4 à 1000 €). Au fond, rien n’a changé sur l’essentiel. Croit-on.« Si vous commandez du ginger ale pour allonger votre whisky, on ne sortira pas les fusils, promet Kevin Smith. Notre chef bartender, Steven Cooney, un ancien du Tiger Lily à Edimbourg, servira des old fashioned et whisky sours dont vous n’oseriez pas rêver. Nous présenterons des accords whiskies-mets avec des chocolats, des bouchées… Le Quaich va désormais s’accorder à la façon dont le monde consomme aujourd’hui le whisky. » Voilà. Il aura donc fallu 121 années pour que le centre du monde imaginé par Alexander Edward s’ouvre au reste de la planète. L’attente en valait la peine.

 

 

Par Christine Lambert

 

Carnet pratique

Craigellachie Hotel

Victoria Street

Craigellachie, Speyside AB38 9SR

Tél. : +44 (0) 1340 881 204.

reservations@craigellachiehotel.co.uk

www.craigellachiehotel.co.uk

 

Y aller :

  • Avion jusqu’à Aberdeen.

Train d’Aberdeen à Elgin (1h30).

Bus d’Elgin à Craigellachie (30 mn).

  • En louant une voiture à l’aéroport d’Aberdeen : 1h50 de route.

 

A voir, à faire :

  • Les distilleries Macallan, Aberlour, Glenrothes, GlenGrant, Balvenie, Glenfiddich, Mortlach et Cardhu se disputent un rayon de quelques kilomètres. Toutes se visitent sauf Glenrothes et Mortlach.
  • Le Telford Bridge enjambe la Spey à quelques dizaines de mètres du « Craig ». Construit en 1812-1814, il est classé aux monuments historiques d’Ecosse.
  • Le cimetière de Dufftown, l’un des plus anciens de la région, véritable Who’s Who du whisky depuis ses origines.
  • La Speyside Cooperage, la plus grande tonnellerie indépendante du Speyside, propose une visite guidée passionnante.
  • Pêche à la truite et au saumon de début mars à fin septembre.
  • Pour les plus sportifs : randonnée à pied ou vélo sur le Malt Whisky Trail, tir à l’arc ou au pigeon d’argile, descente de la Spey en canoë…

 

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