Skip to main content

En cette veille de Rhum Fest (du 4 au 6 mai au Parc floral de Paris), penchons-nous sur un ouvrage passionnant qui documente des siècles d’histoire du sucre, en faisant une part belle au spiritueux de canne : “Histoire du sucre, histoire du monde”.

Publié en France en 2020 aux Editions La Découverte, réédité dans leur collection de poche deux ans plus tard, Histoire du sucre, histoire du monde de James Walvin devrait impérativement rejoindre la bibliothèque de tous les amoureux du rhum qui s’intéressent aux racines de ce spiritueux. Car au commencement était le sucre. Dans cet ouvrage très fouillé, enrichi d’une extraordinaire bibliographie et de notes de bas de page précieuses, l’universitaire suit à la trace la traînée de poudre du sucre pour mieux éclairer l’histoire du monde, alternant les prismes britannique, français et américain. Passionnant et indispensable !

Le sucre en croisade dès le moyen-âge

Le sucre se répand autour du bassin méditerranéen à partir du XIe siècle – en réalité, la canne est cultivée bien avant cela dans la vallée du Jourdain, en Syrie ou en Egypte (dès le VIIIe siècle). Il arrive dans le nord de l’Europe avec les Croisés, qu’il sauva de la famine en 1095-1099 lors de la première croisade. On en retrouve dès lors la trace sous diverses dénominations dans les livres de comptes médiévaux des châteaux et des couvents anglais : il est baptisé « marrokes » et « babillon » par les moines de Durham, « candy » chez le comte de Derby, « cypre » ou « alysaunder » dans les livres de recettes.

La traversée de l’Atlantique

Originaire, selon toute vraisemblance, de Papouasie-Nouvelle Guinée, la canne à sucre essaime sur le pourtour méditerranéen. Elle se répand ensuite sur les routes maritimes, Madère, Canaries, Açores, São Tome… Et traverse enfin l’Atlantique dans les cales de Christophe Colomb, qui en transporte des pousses lors de son 2e voyage en 1493. A l’époque, tous les aventuriers à la recherche de territoires à développer (traduction : à coloniser) transportaient semences, bulbes et boutures.

Bien que la graminée soit plantée dans les îles, c’est d’abord au Brésil qu’elle révèle tout son potentiel, avant de croître avec le succès qu’on sait dans les Caraïbes. Mais la plante est vorace, très vorace en main d’œuvre. Et la main d’œuvre a un coût. A moins que… Les Portugais, bientôt suivis par toutes les puissances occidentales, décident alors d’expédier des esclaves dans leurs nouvelles colonies. Au total, entre 12 et 15 millions d’Africains traverseront de force l’Atlantique vers les plantations.

Dans l’armoire à pharmacie

Produit rare et onéreux, le sucre méditerranéen trouve sa place dans la cuisine des élites… et dans la pharmacologie – tout comme l’alcool. Antibiotique à spectre large des temps anciens, il prétend soigner des pathologies aussi variées que les problèmes oculaires, la tuberculose, les vents intestinaux… Et fait passer la pilule des remèdes amers.

Pierre Pomet, pharmacien en chef de Louis XIV, note en 1694 que le sucre soigne l’asthme, la toux, les reins et la vessie – mais observe qu’il pourrit les dents de la noblesse et de la bourgeoisie, seules à l’époque à pouvoir s’offrir ce plaisir qui coûte un bras, un œil et 32 ratiches. Louis XIV, bec sucré compulsif, avait semble-t-il perdu tous ses chicots à l’âge de 40 ans. Un roi « sans dents » régnant sur une cour copieusement cariée – trois siècles plus tard, notons le renversement.

Café long sucré, svp

L’augmentation spectaculaire de la production dans les colonies caribéennes fait chuter les prix de l’édulcorant star, qui troque son statut de bien de luxe contre celui de produit de consommation courante dès le XVIIe siècle. C’est à peu près à cette période que les Européens s’entichent du thé et du café, lesquels forment une alliance parfaite avec le sucre. En France, les cafés fleurissent, on sert la boisson chaude dans les palais, on le vend dans la rue sur des comptoirs en bois, il séduit dans les établissements à la mode, cartonne dans les tripots.

On retrouve ce même élan dans les villes américaines, d’autant qu’après l’indépendance les Etats-Unis renoncent au thé, vice un peu trop lié à l’oppresseur british, pour se mettre au cafiot. Mais qui songe alors que les grains récoltés à Java croisent parfois le sucre qui a parcouru 8.000 km, produit par des esclaves ayant traversé l’océan ? « Derrière une humble tasse de café sucré se dissimulait un commerce mondial étonnant », pointe James Walvin.

Changement de paysage et massacre environnemental

L’augmentation massive de la production de sucre au XVIIIe ne résulte nullement d’avancées technologiques agricoles ou industrielles, mais de l’extension des surfaces cultivées. Avec un impact destructeur sur l’environnement. Pour que les très lucratives plantations puissent grossir et s’étendre, les forêts tropicales sont rasées, laissant place à des parcelles découpées en rectangles, tandis que la monoculture de la canne finit par épuiser les sols qu’on tente de réparer aujourd’hui. A la fin du XVIIe siècle, toute la Barbade était déboisée, à l’exception des ravins et des hauteurs. Et le massacre se répétera d’île en île. Les moulins sucriers poussent comme les adventices, puis les raffineries et distilleries.

Ainsi donc, l’industrie sucrière allait transformer l’apparence physique, mais également humaine de territoires entiers. Humaine, oui, au prix d’étourdissants mouvements démographiques forcés. Les populations indigènes des Caraïbes et des Amériques succombent à mesure que les pays colonisateurs s’approprient leurs terres, des millions d’esclaves africains les remplacent contre leur volonté, et, à partir du milieu du XVIIIe, alors que les mouvements abolitionnistes mettent fin à cette abominable servitude, une autre forme d’exploitation la remplace : le travail sous contrat ou « engagisme ».

Des contingents entiers de travailleurs pauvres sont ainsi recrutés sans le moindre droit en Inde (plus d’1,5 million entre 1834 et 1924) et en Asie du sud-est et expédiés dans les îles sucrières des Caraïbes, au Guyana, en Australie, à Fidji, vers l’île Maurice… Vous êtes-vous parfois demandé pourquoi tant de temples hindous se dressaient dans les Antilles ? Des populations déracinées pour que l’Occident puisse se carier les molaires.

Producteurs et raffineries dispersés façon puzzle

Longtemps, l’industrie du sucre a réuni les cultivateurs des tropiques et les industriels du nord des pays tempérés… tout en les séparant. Quand les colonies sucrières se développent, au Brésil puis dans les Caraïbes, les moyens techniques manquent pour effectuer davantage qu’un raffinage rudimentaire sur place. Le sucre brut est donc expédié en barriques vers les grands ports d’Europe – et plus tard des Etats-Unis –, où se sont installées les raffineries, et bien souvent des distilleries. Anvers, Amsterdam, Hambourg, Londres, Bristol, New York, Boston, Philadelphie… deviennent d’importants centres de l’industrie et du commerce sucrier.

En 1550, Anvers compte ainsi 19 raffineries, alors qu’Amsterdam en héberge 40 au milieu du XVIIe et une centaine en 1770, et que Londres en accueille 80 en 1753 dans les fumées nauséabondes. Par son importance commerciale, économique, stratégique et géopolitique, le sucre jouait le rôle que tiendra plus tard le pétrole : jusqu’à la fin du XVIIIesiècle, certaines des plus grosses entreprises de l’époque, les mieux financées, les plus productives, prospéraient dans l’industrie sucrière. Au XIXe aux Etats-Unis, les puissants cartels du sucre se formeront, au côté de l’acier ou du pétrole, manœuvrant la vie politique intérieure et influençant les décisions internationales.

Le rhum, devise refuge

A partir de la mélasse (le résidu de la fabrication du sucre) et du jus de canne, les plantations produisent dès l’origine de méchantes eaux-de-vie brûle-gosier consommées localement. Le rhum ? « Une boisson réservée aux esclaves et aux ânes », commente un critique imbécile en 1648. Mais progressivement, les sous-produits tels que le rhum et la mélasse prennent une importance croissante dans les habitudes de consommation. Et au milieu du XVIIe siècle, le rhum s’impose comme un produit d’exportation à part entière.

En Amérique du Nord, il devient de fait une monnaie d’échange pour se procurer les produits locaux, et sur les côtes africaines il joue un rôle croissant dans les traites esclavagistes. Au début du XVIIIe siècle, un convoi britannique d’esclaves sur sept partait des Amériques chargé de rhum : « Les esclaves produisaient la marchandise qui servait désormais de monnaie d’échange en Afrique contre toujours plus d’esclaves », résume James Walvin.

Leave a Reply

Inscrivez-vous à notre newsletter