Alors que certains projets ont été stoppés ou ralentis par la crise du Covid, d’autres en ont profité pour avancer. Le point sur les distilleries qui renaissent.
Port Ellen et Rosebank : point d’étape par Charles MacLean
Diageo avait annoncé le 10 octobre 2017 son projet de réouverture des distilleries Brora et Port Ellen. Le lendemain, on apprenait le rachat de la distillerie Rosebank par Ian Macleod Distillers Ltd qui projetait également de la remettre en production. Le premier fût de la nouvelle distillerie Brora a été rempli le 19 mai 2021 ; dans les deux autres établissements, les travaux ont été retardés par la crise du Covid.
Port Ellen, une fenêtre ouverte sur le passé
Tout comme onze autres sites de production appartenant à Distillers Company, Port Ellen avait été mise en sommeil en 1983 puis définitivement fermée en 1987. Mais le succès phénoménal rencontré par le single malt Port Ellen après 2001, année où Diageo avait entrepris de commercialiser des embouteillages annuels limités, a convaincu la multinationale de remettre la distillerie en activité.
Hormis la double rangée d’anciens chais, il restait peu de chose sur le site. Les alambics et installations avaient disparu depuis longtemps et les rares bâtiments subsistants menaçaient ruine. Mais Diageo avait conservé les plans détaillés des alambics installés en 1967, les dossiers d’ingénierie ainsi que les archives hebdomadaires de la production de 1967 à 1983, où sont consignés les durées de fermentation, titres alcoométriques et volumes, remplissages des fûts, analyses sensorielles des distillats, etc. Une fenêtre ouverte sur le passé.
Le projet a été confié à Georgie Crawford, directrice de la distillerie Lagavulin, qui avait interviewé des opérateurs ayant travaillé à Port Ellen et résidant toujours à Islay. «Ce fut l’un des temps forts de ce travail», a-t-elle expliqué.
«Notre objectif, c’est faire un whisky qui mette en valeur le meilleur de ce que Port Ellen représentait dans le passé. Nous espérons produire une eau-de-vie qui soit l’égale de son aînée, avec toute la complexité, le caractère minéral/maritime et explicitement fumé des Port Ellen emblématiques que nous avons la chance de pouvoir déguster encore aujourd’hui. Nous ambitionnons aussi de créer des whiskies inédits et intéressants grâce aux alambics expérimentaux qui seront également installés. De sorte que nous ne regardons pas seulement vers le passé, mais aussi vers l’avenir.»
Les travaux ont été interrompus par la crise du Covid mais devraient reprendre au courant de l’année. L’inauguration est prévue en 2023.
Rosebank, en cours de restauration
Bien qu’ayant échappé à la vague de fermetures de distilleries du milieu des années 1980, Rosebank a dû mettre la clé sous la porte en 1993. La distillerie étant située sur une rive du canal de Forth et Clyde, le site avait été acquis par British Waterways qui prévoyait à l’origine d’y bâtir un lotissement immobilier, avant d’entrer en négociations avec une entreprise proposant d’y aménager une nouvelle distillerie en réutilisant les alambics et installations d’origine stockés sur le site. Malheureusement, ceux-ci ont été pour l’essentiel vandalisés ou pillés par des voleurs de cuivre déguisés en respectables négociants.
Ian Macleod & Co a racheté à Diageo la marque Rosebank et le stock restant, et le terrain à British Waterways, avec l’intention de restaurer autant que faire se peut les anciens bâtiments. Mais un des chais sous douane étant devenu irréparable après l’effondrement d’un de ses murs, il fallut réorienter le projet. Ian Macleod & Co a obtenu un permis de construire pour remplacer deux des anciens bâtiments par une remarquable extension moderne, conçue pour intégrer l’ancien et le moderne sans affecter le caractère historique du site. On espère que la distillerie sera opérationnelle d’ici l’été prochain.
À la différence de Port Ellen, Rosebank ne possède plus d’archives de production, mais son nouveau propriétaire a hérité de plans très détaillés des trois alambics d’origine et de leurs condenseurs à serpentin respectifs. Robbie Hughes, directeur de la distillation chez Ian Macleod, explique :
«Grâce à ces dessins, nous parviendrons là où nous souhaitons arriver, à savoir recréer le style d’origine de l’eau-de-vie de Rosebank. Je travaille en ce moment sur une recette de distillation pour notre premier jour d’exploitation. Elle sera bien entendu adaptée et améliorée afin d’atteindre notre objectif. Avec les alambics d’origine et beaucoup de patience, nous y arriverons. Les modalités du concassage, de l’empâtage et de la fermentation graviteront autour de la recette de distillation.»
LINDORES ABBEY au cœur de l’histoire par Ian Buxton
Le 13 décembre 2017, les premières gouttes de distillat s’écoulaient de ses alambics. La distillerie Lindores Abbey renouait alors avec une histoire vieille de cinq cents ans. Le point sur la production de cette jeune-vieille distillerie.
Les nouvelles de la distillerie Lindores Abbey sont bonnes. Son exceptionnel 1494 Lowland Single Malt ‒ le tout premier whisky produit dans ce site historique, cœur spirituel du whisky écossais ‒ a été expédié aux membres de la 1494 Society (quelques cartes d’adhérents sont encore disponibles, au prix de 500 livres sterling). Les bénéfices sont affectés à la conservation du patrimoine de l’abbaye de Lindores, berceau du whisky, où résidaient le célèbre frère John Cor et des moines tironiens français. Le nombre de flacons est limité à 1 494 et l’adhésion à la société 1494 est accompagnée d’autres avantages.
Pour Drew McKenzie Smith, le propriétaire de la distillerie : «La France nous tient tout particulièrement à cœur. Les premiers moines de l’abbaye étaient des bénédictins français de l’ordre de Tiron. Pour commémorer ce lien, nous remplissons aujourd’hui des fûts en chêne des bois de Thiron, dans le Perche.» En cours de finalisation, la distribution en France est assurée par L’Explorateur du Goût ; le lancement grand public du whisky Lindores aura lieu en juillet. L’embouteillage commémoratif en édition limitée, de même que le cœur de gamme, seront tous deux commercialisés au prix de 50 euros environ, chacun titrant 46%. «Ce qui compte pour nous, c’est le whisky, précise McKenzie Smith. Par conséquent, nous avons fixé un juste prix, en espérant que notre production trouvera une clientèle qui saura l’apprécier.»
Outre son whisky, la distillerie Lindores compte poursuivre la production de son Aqua Vitae, une eau-de-vie botanique rendant hommage à la production historique de l’abbaye ‒ une alternative très contemporaine au gin.
Brora : le retour de l’outsider par Dave Broom
C’est donc arrivé. Un tour de manivelle, puis la susurration du distillat s’écoulant dans le fût. La distillerie n’est pas simplement rouverte, elle produit de nouveau. Après trente-huit ans de silence.
À quoi le breuvage ressemblait-il ? Impossible de le savoir en cette époque de Covid, mais en préambule au remplissage du fût, Jim Beveridge et Donna Anderson ont parlé de «paramètres d’exploitation de base» et de «conception de procédés». Jo McKerchar, des archives, a indiqué avoir mis la main sur des livres de compte qui ont permis à Stewart Bowman, le directeur de la distillerie, de comprendre comment faire fonctionner les choses. Tout cela paraissait très analytique, mais Jim a ajouté : «Et puis, ce sera ce que ce sera… et ce sera un Brora… tel qu’on le connaissait à l’époque.»
Ce qui est sous-entendu ici, comme dans le cas de toute distillerie, une fois que les choses sont mises en route, c’est qu’à un moment donné, les arômes et saveurs s’infléchissent, se décalent et se diversifient, la distillerie devant alors décider dans quelle configuration les répartir.
Ce qui suscite d’emblée d’autres questions. Ce sera un Brora, mais de quel type ? Fortement tourbé comme au début des années 1970, ou quasiment non tourbé comme au cours des années 1980 ? Peut-on même recréer le passé ? Ou bien le passage du temps et les connaissances acquises dans l’intervalle ont-ils rendu toute recréation impossible ? Peut-être que la distillerie Brora s’ébroue tout simplement et mobilise ses muscles pour faire ce qu’elle a toujours fait ? […]
La plupart des grands whiskies ambitionnent d’atteindre un idéal de beauté standard, aux éléments adéquatement proportionnés les uns avec les autres. Ils sont équilibrés, raffinés, naturellement élégants. Mais Brora refuse de se plier à ces règles du jeu. Cette tension, ce vacillement aux limites de l’orthodoxie en font un whisky fascinant, surtout dans ses expressions datant des années 1970. Les mérites de Brora résident dans son anticonformisme. […]
Car, voyez-vous, Brora n’est pas un sophistiqué. Si son prix atteint peut-être aujourd’hui celui d’un produit de luxe, il n’a jamais paru heureux à ces altitudes. D’autres, dans ce groupe raréfié, arborent l’équivalent fait whisky de vêtements sur mesure, confortablement installés au sein d’une aristocratie autoproclamée du scotch. Brora en est, mais les démangeaisons d’un costume en tweed le grattent.
Il ne faisait pas parti de ces drams ayant acheté leur place à la table d’honneur. C’était l’intrus. Le fantôme assistant au festin, l’étranger devant le portail. C’est peut-être cela sa force d’attraction : Brora se laisse difficilement saisir. Il révèle les limites du langage. Il demeure au-delà, liminaire. Espérons qu’à la longue, d’autres sauront découvrir comment Brora fait ce qu’il fait. Il ne mérite pas d’être un privilège exclusivement réservé aux nantis.
Karuizawa 2 – Work in progress par Stefan Van Eycken
Un gros projet en préparation pour la distillerie Komoro.
La distillerie Komoro doit son existence à l’initiative de Koji Shimaoka, après vingt ans de banque d’investissement, puis l’hôtellerie à Karuizawa. Après la démolition de l’ancienne distillerie Karuizawa, devant laquelle il s’arrêtait de temps à autre, Shimaoka ambitionnait de faire revivre la distillation de whisky dans la région.
Pour ce faire, il consacra cinq années à la recherche d’un site adapté à la construction d’une nouvelle distillerie. «Tout vient à point à qui sait attendre», comme l’on dit. Le 30 décembre 2019, Shimaoka acquiert dans la ville de Komoro un terrain satisfaisant à tous les critères, «un site qui pourrait passer pour emblématique d’une distillerie écossaise». En avril 2020, il fait appel à Ian Chang, ancien de chez Kavalan : «Après seize ans passés à produire du whisky sous un climat subtropical, je me sentais prêt à relever un nouveau défi dans un environnement entièrement neuf.»
La distillerie sera équipée d’une cuve d’empâtage d’une tonne, de cinq cuves de fermentation en bois (en sapin de Douglas, fabriquées au Japon), de cinq cuves de fermentation en inox et d’une paire d’alambics (fabriqués par Forsyths). Chose très inhabituelle, le spirit still [alambic de seconde distillation] sera deux fois plus grand que le wash still [alambic de première distillation]. Les deux chais seront hybrides : palettisés dans leur zone centrale, mais dunnage ‒ avec cales en bois et sol en terre battue ‒ dans leur périphérie.
Le premier chai sera complété d’un salon VIP offrant une vue sur les fûts et, au-delà, sur la forêt environnante, réservé à l’usage exclusif d’un club limité à cent membres. Le whisky sera principalement logé en ex-fûts de xérès, mais un élevage sous bois de mizunara ou d’essences autres que le chêne (pratique autorisée au Japon pour la maturation du whisky) est également prévu. La période qui s’ouvre promet d’être passionnante : alors que la distillerie est sur le point de démarrer sa production, le bruit court que Karuizawa Distillers nourrit d’autres projets d’implantation de distilleries dans la région à court terme.
extrait du WHISKY MAGAZINE N° 80