Tentative désespérée de retrouver des bribes de vérité sous les tonnes de bagasse. Car contresens, confusions, fake news, légendes et rumeurs prolifèrent plus sûrement qu’une colonie de bactéries dans un muck pit dans on évoque l’île Mecque des rhums funky. Ah, et à ce propos : personne ne connaît le funk en terres de reggae !
MUCK VS DUNDER
Toute la magie, tous les mystères – sans oublier les fantasmes – qui entourent le rhum jamaïcain se résument pour beaucoup à ces deux termes que l’on confond encore parfois. Si tous deux peuvent se mettent au service de la fabrication des high esters, ces jus puissamment aromatiques, ils désignent pourtant des éléments différents aux finalités distinctes.
Le dunder n’est rien d’autre que le résidu de distillation, autrement le liquide acide qui subsiste au fond de l’alambic une fois l’alcool presque totalement vaporisé… Les Américains parlent de « stillage » (qu’ils utilisent dans le sour mash), les Ecossais de « pot ale » et « spent lees », et les Français de « vinasses ». Le muck, quant à lui, se présente sous la forme d’une sorte de sauce odorante qui macère sans interruption dans une fosse ou une citerne (le muck pit, littéralement « fosse à boue ») et se compose d’eau, de fruits pourris (mais préférons plutôt l’adjectif « fermentés »), de moût, de boue issue des muck graves (lire plus loin)… La distillerie recourant au muck pit n’en délivre jamais la totalité des secrets, qui forment sa véritable signature.
Mais, là où le dunder intervient en grande quantité dès le début de la fermentation, pour en contrôler le pH et stresser les levures, le muck s’ajoute dans le dead wash, une fois la fermentation terminée, en plus modestes proportions, pour ajouter à la tambouille des chaînes d’esters plus longues, plus complexes, avant la distillation des rhums heavy pot. Le muck n’agit pas directement sur la fermentation : il la complète.
MUCK PITS VS MUCK GRAVES
Attention, en dépit de leur proximité phonique, ce ne sont pas des synonymes ! Muck pit (fosse à boue) et muck grave (tombe de boue) recouvrent des réalités et des usages différents dans la fabrication des rhums high ester. Tout commence dans la muck grave, une fosse creusée dans le sol à l’extérieur de la distillerie, où l’on déverse les fonds de cuves de fermentation – lesquelles ne sont guère nettoyées plus d’une fois l’an.
Ce résidu, sorte de boue épaisse, est humidifié avec des dunders (voir précédemment) puis recouvert de bagasse ou de résidus de canne à sucre parfois et surtout de terre. Un piquet planté dessus indique l’année d’enterrement, et de loin on croirait des tombes. Le muck grave repose 5 à 7 ans pour former une sorte de culture, un pudding de levures et de bactéries qui servira par la suite à « recharger » régulièrement le muck pit. Un cimetière bien vivant !
DU HIGH ESTER SANS MUCK NI DUNDER ?
Oui, absolument. Worthy Park et Clarendon, par exemple, élaborent leurs rhums, heavy pots compris, sans recourir à l’un ni à l’autre. Ces distilleries utilisent d’autres méthodes pour acidifier leur fermentation et exciter levures et bactéries.
ADIEU POULETS ET TÊTES DE CHÈVRES !
Pour déclencher un fou rire dans une distillerie jamaïcaine, il suffit de rapporter l’une des rumeurs les plus répandue hors de l’île : on jetterait des carcasses de poulet, des têtes de chèvres ou autres animaux crevés dans les muck pits. Le secret des high esters enfin révélé ! Mwahahahaha !
L’odeur pestilentielle – pour les narines fragiles car les autres y décèleront les portes du paradis – se dégageant de la fosse a sans doute contribué aux fake news. Mais plus prosaïquement, seules les matières organiques végétales ou issues de la fabrication du rhum entrent dans la fosse. Et toujours les mêmes, afin de ne jamais prendre le risque de modifier les souches de levures et de bactéries qui s’y développent. Mais avouons que la légende était plus poilante.
WHAT THE FUCK, MAN ?
S’il y a bien un mot que les rum geeks utilisent en abondance, mais que jamais personne ne prononcera en Jamaïque, c’est bien le mot funk (ou son adjectif, funky). Dans les notes de dégustation, en Europe ou aux Etats-Unis, le terme désigne un rhum puissant en esters – un « grand arôme », un « rhum puant ».
Mais dans les distilleries de l’île, on parle de « heavy pot », de « high ester », d’« estery rum », de « continental rum » ou de « continental flavoured », et finalement, cela fait déjà pas mal de synonymes pour traiter le sujet. « Les très rares moments où l’on emploiera le mot “funky”, c’est quand on essaie de parler votre langage pour mieux nous faire comprendre de vous, les étrangers », ironise gentiment un pilier de Long Pond.
NON, LES MARKS NE SORTENT PAS TOUS DIRECTEMENT DE L’ALAMBIC
Un mark, dans le rhum jamaïcain, se définit comme un profil aromatique sensoriel précis (les notes que l’on perçoit en le humant, en le goûtant) attaché à un profil moléculaire (sa teneur en différents composés chimiques qui forment les esters, responsables des arômes).
Ces sortes de « rhums-bases » se créent à la sortie de l’alambic, avant vieillissement, en fonction du style de fermentation et de sa longueur, ainsi que du mode et des coupes de distillation. Dans de rares cas, ils exigent une matière première spécifique (le jus de canne pur, par exemple). Mais un nombre non négligeable de marks sont en réalité des blends de marks, assemblés pour créer un tout autre profil… ou pour en corriger un.
L’ÎLE DES RHUMS DE MÉLASSE ? PAS VRAIMENT…
On s’imagine souvent que la Jamaïque ne produit que des rhums de mélasse, dans la grande tradition sucrière. Rien n’est moins vrai. Toutes les distilleries de l’île ajoutent du jus de canne dans le moût qui part en fermentation, dans des proportions variables mais qui peuvent même être majoritaires – certaines gardent dans un coin des marks 100% jus.
Mais attention, le jus n’est pas toujours utilisé frais. C’est même rarement le cas. Il mûrit en cuves ouvertes, parfois jusqu’à 3 mois (Hampden) quand on le laisse volontairement tourner au vinaigre pour acidifier le moût. Entre le stade du jus frais et le stade du vinaigre de canne se révèle toute une palette de « vieux jus » dans laquelle piochent les distilleries.
L’ELDORADO DU POT STILL ? OUI (ET UN PEU NON)
La Jamaïque a l’âme d’une résistante. On ne s’étonnera pas que les colonnes de distillation n’y soient pas apparues avant les années 1960, soit environ un siècle après leur généralisation en Europe, et une soixantaine d’années après la Barbade, par exemple. La tradition du rhum de pot still, et particulièrement du pot still à double retort, reste donc aujourd’hui encore profondément ancrée sur l’île, au point d’en être l’un des marqueurs mondialement reconnu.
Mais seules Hampden, Worthy Park ou Long Pond (dont la colonne s’est tue en 2010) produisent intégralement en alambics. Ne vous y trompez pas, la distillation continue fournit le plus gros des volumes de rhum jamaïcain. Mais pas forcément l’essentiel de la valeur, si l’on considère qu’un high ester peut se vendre en moyenne 7 fois plus cher qu’un rhum léger.
HIGH ESTERS OU OVERPROOF
Attention, un rhum overproof n’est pas forcément high ester et vice versa. « Beaucoup de blogueurs jurent que le Wray & Nephew White est un high ester, ils trouvent cela “funky”, comme ils disent, se marre un distillateur passé par New Yarmouth, qui distille ce rhum blanc, best-seller de l’île. N’importe quoi ! C’est un bon rhum, aucun doute, mais ne n’est absolument pas un high ester ! »
Alors, pour lever la confusion, un overproof est embouteillé à très haut degré tandis qu’un high ester comporte plus de 500 g d’esters/HLAP (hl d’alcool pur), et jusqu’à 1.600 g/HLAP si l’on s’en tient à la limite officiellement autorisée. Les 2 termes qualifient bel et bien des rhums extrêmes, mais l’un en alcool et l’autre en arômes. L’un n’exclut bien entendu pas l’autre, mais les overproof blancs qu’affectionnent les Jamaïcains sont en général embouteillés à 63% avec 200-250 g/HLAP grand maximum.
- Cet article est initialement paru dans le Whisky Magazine n°86 daté d’avril 2023. Un numéro Spécial Jamaïque que vous pouvez commander ici, sur le kiosk en ligne du site .