Le whisky possède ce don singulier de tester votre souplesse bien au-delà du coude, de vous pousser au grand écart jusqu’à la déchirure sur l’air du “même pas mal”. Tenez, maintenant qu’on a bien pesté contre les (trop) jeunes NAS, voilà qu’on se prend de passion pour des eaux-de-vie à peine pubères. Et cette contradiction n’a rien d’un hasard. Je vous explique ?
Vous vous souvenez de l’époque, il y a à peine six ou sept ans, où l’on pestait contre l’arrivée massive des NAS (pour “No Age Statement”, whiskies sans compte d’âge, lire ici) ? N’empêche, on a bien fait de râler : les chiffres sont revenus sur les bouteilles de scotch… en même temps qu’on se prenait de passion pour les whiskies jeunes !
Pas à une contradiction près, l’amateur de malt plébiscite les “single farm” de Waterford (Irlande), louche sur les expérimentations de M&H (Israël), Stauning (Danemark), Smögen (Suède), Bimber ou Cotswolds (UK), Tsunuki ou Akkeshi (Japon), applaudit les releases de Torabhaig, Raasay, Glasgow Distillery, Eden Mill ou Ardnamurchan – guère plus de 3 ans au compteur dans cette liste –, et se montre prêt à sacrifier un rein, un bras et sa belle-mère pour un embouteillage indépendant passé 5 ans sous chêne. Et que dire de la folie qui agite le whisky français, dont les jus pré-pubères trouvent preneurs sans discussion ?
Passée la vague des NAS peu convaincants lancés par les géants de l’industrie pour répondre à la tension sur les stocks, les micro-distilleries ont embrayé pour pousser à la cure de rajeunissement. Il faut les comprendre. A moins d’un investisseur aux poches profondes dans son tour de table, une petite distillerie se donne rarement le temps de laisser vieillir ses whiskies au-delà des trois ans minimum requis en Europe : le besoin de cash leur indique assez vite le chemin de la chaîne d’embouteillage, même si elles ont entre-temps lancé quelques gins ou new malts. Et voilà que, ô surprise, après avoir épongé quelques curiosités exotiques et rigolotes, l’amateur de whisky se prend à apprécier de plus en plus ces jeunots.
Révolution dans la production
Que s’est-il passé pour nous ramener vers les jeunes whiskies – et je dis bien “ramener” car il y a quelque quatre décennies les single malts de 5 ans n’avaient rien de rare ? Eh bien pour commencer, leur qualité s’est considérablement améliorée. En actionnant différents leviers, les producteurs ont appris à nous sculpter aux petits oignons des produits tendres.
Après quelques errances à coups de petits fûts de 30 litres mal maîtrisés, beaucoup ont misé sur le bois, en investissant dans de la futaille de qualité, du chêne très actif, et en multipliant les passages en barriques différentes pour superposer les apports extractifs. Feu Jim Swan, génial consultant qui imprima sa signature chez M&H, Cotswolds, Kavalan et quelques autres, diffusa abondamment la technique des fûts STR (shaved-toasted-recharred) : la paroi intérieure grattée, toastée et rebrûlée du chêne américain dégorge des saveurs fruitées-vanillées facilement séduisantes.
Le travail d’élevage dynamique s’exerce fortement en France avec des choix de fûts pour beaucoup venus du vin – Roborel de Climens, Ninkasi, Moutard… –, des chais aux ambiances extrêmement variées, et des barriques de plus en plus “techniques” (voir les U-staves développées par la tonnellerie Séguin-Moreau, avec une paroi intérieure creusée de sillons qui augmentent le contact du liquide avec le bois).
Tiens, on redécouvre l’orge sous le bois
D’autres producteurs au contraire ont choisi d’exprimer d’abord la céréale, et de mettre en valeur les qualités organoleptiques d’une matière première curieusement passée à l’as dans l’industrie, en travaillant des brassages pointilleux (avec paliers de température protéolytiques pour exprimer les acides gras), des fermentations longues : voir les parcellaires de Rozelieures, les jus du Domaine des Hautes-Glaces, Waterford bien sûr, dont les premiers single malts ont bluffé la critique…
“On a dépensé beaucoup d’argent pour que Waterford soit bon à 3 ans d’âge, insiste Mark Reynier, le patron fondateur de la distillerie irlandaise. Cette idée que l’âge a de l’importance… Non, plus maintenant ! Si on utilise la meilleure céréale possible, qu’on prend son temps en fermentation, au moment où se créent les arômes, qu’on distille lentement et qu’on utilise des fûts de bonne facture, c’est un business model coûteux mais le whisky sera de top qualité.”
Avec la généralisation des alambics hybrides, nombre de micro-distilleries se sont mis à produire des distillats plus légers, ciselés. Des coupes plus resserrées ont en outre favorisé la production de jus au fruité gouleyant calibrés pour atteindre l’équilibre entre 3 et 5 ans. Il n’est pas impossible, en revanche, que ces new makes se prêtent moins facilement aux vieillissements…
On veut du glouglou, de la picolabilité
Surtout, les producteurs sont partis en quête du 6e goût dans le whisky : sa texture. En allongeant les fermentations jusqu’à l’acidité, en recherchant le gras. Et ça change tout ! Un jeune whisky avec de la mâche, qui colle aux molaires laisse une impression bien plus riche, indépendamment de sa palette aromatique. Les Japonais Tsunuki et Akkeshi, Waterford, Torabhaig et quelques autres portent leur chapelet de notes sur une texture grassouillette très séduisante. On commence en outre à voir apparaître des affinages en jarre, qui en très peu de temps “pulpent” l’eau-de-vie et lui apporte de la tension par une micro-oxydation très différente du bois – le XO° du Domaine des Hautes-Glaces ou les nouvelles expressions de la Distillerie de Paris par exemple.
Explication culturelle enfin : les goûts ont considérablement changé. “Jadis, un bon plat était forcément mijoté ; aujourd’hui il est servi limite cru, remarque Nicolas Julhès, épicier distillateur. Pour nous, un bon fruit est un fruit mûr et juteux, mais les jeunes les préfèrent en sous-maturité. Idem pour les vins : on veut du glouglou, de la picolabilité. Nous sommes à l’ère du croquant moi-même, je réalise que les gnôles jeunes, sur la vibration, la tension, m’apportent plus de plaisir.”
Les quadra-quinquas et plus ont eu l’heur de goûter beaucoup de single malts qui sont des accidents de l’histoire, poursuit le patron de la Distillerie de Paris. Mais les générations qui arrivent en ce moment au whisky (I love you, les enfants) se forgent le palais sur ces eaux-de-vie plus tendres, plus vertes – à moins d’établir un plan d’endettement sur trente ans pour s’offrir des comptes d’âge élevés. Et bientôt, peut-être, à force de ne plus savoir attendre, ce goût balaiera le souvenir des ans.
Par Christine Lambert