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La belle envolée du whisky de France, qui connaît un succès fulgurant depuis quelque temps, prend du plomb dans l’aile avec l’épidémie de coronavirus – comme beaucoup d’industries et d’artisans. Alors, si vous voulez éviter de déguster du gel hydro-alcoolique* dans les années qui viennent, c’est le moment de leur tendre la main.

La cause est entendue, personne n’est prêt à chanter Tirelipimpon sur le Chihuahua en faisant tournoyer la cravate en lasso. A l’approche du déconfinement, les producteurs de whisky français, tétanisés par la violence du choc épidémique, se demandent quand et comment ils vont sortir du trou. La vraie question est : allons-nous leur tendre la main et déplier l’échelle ?

Nous avons eu deux mois pour nous exciter sur les relocalisations de la production, la nécessité de revenir à des circuits plus courts, de consommer local. Mais êtes-vous prêt·es à traduire cet émoi en actes, chacun·e selon ses possibilités ? Allez-vous dans les jours qui viennent pousser la porte d’un caviste et choisir une gnôle du coin, un whisky du cru ? Ferez-vous une petite place dans le bar à un malt français, à côté de vos scotches ou de vos nipponneries ? Histoire que la belle envolée du whisky français ne se termine pas le nez dans la vase, les ailes coupées et les boîtes noires en rondelles.

« Depuis deux mois les ventes sont nulles ou presque, résume Philippe Jugé à la Fédération du Whisky de France. La moitié des cavistes sont fermés, les cafés et restaurants également, et comme le whisky français se vend très peu en grandes surfaces… Il n’y a plus de spiritourisme, plus de visites de distilleries, plus de vente sur place. Si la situation perdure, on va pouvoir s’inquiéter. » Chez les producteurs, on a anticipé l’inquiétude. La plupart tournent au ralenti, encaissant 5 à 20% (pour les plus gros, ceux qui distribuent un peu en grandes surfaces) de leur chiffre habituel. Et ils en ont ras la casquette qu’on leur parle de gel hydro-alcoolique comme de la dernière diversification en date.

Le scénario fin du monde ? S’enfermer dans les chais
David Roussier, patron de la distillerie Warenghem/Armorik, retourne les hypothèses dans sa tête : « Scénario 1 : ça redémarre vaguement cet été, avec un petit mieux en septembre. Scénario 2 : il ne se passe rien cet été – or, on fait la moitié de notre chiffre entre avril et août –, mais ça frémit à la rentrée. Et scénario fin du monde : l’été est pourri et on prend une deuxième vague en septembre. Si le scénario 1 l’emporte, on fera du -30% à la fin de l’année, ça se gère. Si c’est la fin du monde… je m’installe dans un chai, j’ouvre les fûts un par un, et je sors quand je suis seul sur Terre. » Il se marre, parfois le rire est une forme d’élégance.

Aux Etats-Unis, c’est le scénario catastrophe qui se tourne actuellement : la consommation de spiritueux a bien augmenté de 24% (chiffres Nielsen) entre le 1eret le 18 avril, mais ce sont les géants qui en profitent. Les micro-distilleries, elles, enregistrent une chute des ventes de 64% en moyenne, et 40% du personnel a déjà été licencié dans le secteur selon DISCUS (Distilled Spirits Council of the United States). L’ACSA (American Craft Spirits Association) estime même que les deux tiers des distilleries artisanales mettront la clé sous la porte dans les six mois si la consommation ne repart pas très vite.

Mais les modèles américain et français ne sauraient se comparer, s’agissant des petites distilleries. Les réseaux de distribution nationale sont difficilement accessibles aux acteurs de taille modeste Outre-Atlantique, où le businessrepose beaucoup sur les bars locaux, les dégustations et ventes à la distillerie (jusqu’à 80% du chiffre). La législation et les produits diffèrent également : whiskey et bourbon (hors mention « straight ») ne sont pas tenus de passer par une période de vieillissement minimale, et peuvent finir dans vos verres après deux semaines en fût.

Deux mois, c’est peu pour un whisky mais long pour un producteur
En France – comme dans le reste de la Communauté européenne –, le whisky est une gestion du temps long : il doit vieillir au moins trois ans sous bois, mais certains producteurs augmentent considérablement cette durée. Deux mois de confinement de plus ou de moins, six mois de crise… Dans les chais, ça ne changera pas grand-chose. En revanche, la trésorerie en prend un méchant coup. « C’est tendu ! s’exclame Eric Cordelle, dont la Distillerie du Vercors vient tout juste de sortir son premier whisky, Séquoïa. Et pour nous, deux mois ça n’a rien d’anodin. Comme toutes les jeunes distilleries qui démarrent, on met tout dans la production. En ce moment, on fait tourner les alambics en pointillé, car une journée ou une semaine de production ça coûte des sous, or rien ne rentre dans les caisses. On va rouvrir la boutique de la distillerie dès jeudi prochain, avec le lancement de notre nouveau site internet. Mais pour les visites, c’est compliqué… »

Même son de cloche à la Distillerie de Monsieur Balthazar, à Hérisson (lire l’histoire ici) : « Je produits 30% de ce que je fais en temps normal, pour ne pas épuiser la trésorerie. Il faudra sans doute renoncer à certains projets sur lesquels j’ai beaucoup travaillé. Quel gâchis ! », se désole David Faverot. Le déménagement de la distillerie à 6km, sur un site plus grand et plus fonctionnel, sera repoussé à la fin 2021 si tout va bien – on n’ose plus guère fixer les échéances. En attendant… « J’ai profité du confinement pour repenser la production, faire des essais de fermentation avec d’autres souches de levures, y compris indigènes, changer les paliers de brassage, diminuer la densité des céréales… » Et puis, la boutique de Hérisson va rouvrir la semaine prochaine.

A deux doigts d’organiser un tournoi de belote
Idem à Lannion, chez Warenghem. « Il faut bien qu’on recommence à vivre, plaide David Roussier, qui déconfine la boutique le 11 mai et envisage de redémarrer les visites à la distillerie. Avec toutes les mesures de sécurité sanitaire, en respectant les distances, avec des masques – on en fournira s’il le faut –, du gel hydro-alcoolique, des groupes réduits. Même si personne ne vient avant l’été, rouvrir c’est symbolique. » La distillerie bretonne, la plus importante en France, a maintenu sa production sans rien changer. « Mais l’embouteillage, les assemblages, les expéditions de commandes sont à l’arrêt. On a récuré la distillerie au Karcher dans ses moindres recoins, elle n’a jamais été aussi propre, et l’équipe tourne maintenant en rond : on est à deux doigts d’organiser un tournoi de belote pour s’occuper ! »

Les producteurs adossés à une autre activité – viticole, céréalière… – s’en sortent mieux, encore que les brasseries artisanales plongent de concert, et plus profond encore. Mais tous se demandent à quand la sortie de crise. Et veulent croire que le choc viral valide leur démarche. « C’est violent. Et ça touche tout le monde, reprend Eric Cordelle. Je pense qu’il va falloir serrer les dents pendant deux ans. Mais j’espère que les gens vont questionner certains modèles de développement : c’est tellement absurde de payer 3 fois moins cher un produit qui a fait 2 fois le tour du monde. A ce stade, il est difficile de mesurer l’impact qu’aura la crise sur les consommateurs, mais on a envie de croire qu’ils vont pousser vers du local, du raisonnable, du durable. Et puis, on fait des trucs vraiment bien dans le whisky français ! »

« Armorik a la chance d’être entré dans les habitudes de consommation en Bretagne, constate David Roussier. Et on va labourer plus que jamais ces terres. Mais tout ce en quoi je crois, la relocalisation des approvisionnements, l’intégration de la filière, est validé par cette crise. » David Faverot se montre prudent : « Bien malin qui peut prévoir ce qui se passera cet été. Alors, au-delà… Les circuits courts, le développement durable étaient déjà dans l’air du temps avant la crise. Comment les choses vont-elles évoluer ? Mon voisin maraîcher s’est mis à faire des plants de tomates que les gens du coin s’arrachent. Et d’un autre côté, je vois 3 km de queue au drive du McDo. »

Découvrir le whisky français, oui, diaboliser les autres, non
On peut toujours compter sur Nicolas Julhès pour remonter le courant contre les vagues sans gilet de sauvetage. S’il a dû fermer la Distillerie de Paris pendant dix jours, l’activité des épiceries familiales s’est maintenue à un bon niveau pendant les deux mois de claustration. « Le mot d’ordre “consommer local” m’énerve. Moi, je n’ai pas envie de me contenter des gnôles françaises, que j’adore pourtant : je veux continuer à découvrir des cachaças, des moutaïs, à goûter des scotches… Si tous les pays se replient sur eux-mêmes, on va les vendre à qui, nos Airbus, nos vins, nos cognacs ? Les spiritueux, c’est quand même une industrie qui rayonne à l’exportation. Et maintenant qu’on a embarqué plein de pays sous-développés dans la spécialisation à outrance, on va les lâcher ? Rééquilibrer la production en France, oui. Redécouvrir les gnôles françaises, oui. Mais diaboliser les autres, non. Or, c’est un discours que je commence à entendre, avec de sales relents. » Pour le patron de la Distillerie de Paris, les enseignements à tirer du confinement sont ailleurs : comment toucher les gens à distance avec d’autres outils technologiques, comment développer des masterclasses en visioconférence, comment parler à ses marchés étrangers sans bouger de chez soi.

J’y ajouterais : comment reprendre une activité par essence conviviale à l’ère de la distanciation sociale et avec un cochon tirelire qui va perdre du gras ? Eh bien en commençant, un de ces jours prochains, par se rendre chez son caviste, celui socialdistance et gestebarriérise (des verbes socialdistancer et gestebarriériser, appelés à entrer dans Le Robert à la rentrée – c’est un scoop). Celui, qui, surtout, ouvre quelques bouteilles et offre à ses clients la possibilité de les découvrir avant achat. Car les whiskies français ont énormément évolué ces trois dernières années, en bien. Encore faut-il avoir l’occasion de les goûter pour en prendre conscience.

Et, avec un peu de chance, à côté des classiques, vous découvrirez l’un de ces flacons tout nouveaux : le Séquoïa de la Distillerie du Vercors, le Whisky des Français de La Capricieuse, les derniers Wambrechies relookés, l’édition Brest 2020 d’Armorik (le Festival a été annulé mais pas le single malt en série limitée : alerte collector), le premier whisky de Moutard, qui a passé un deal avec 5 brasseries pour distiller 5 moûts (coup d’envoi avec la brasserie Larché). Il y en aura d’autres dans les mois qui viennent, on se tient au courant, on ne s’en lave pas les mains – enfin, si, mais au savon de Marseille.

* Alerte humour ! Répétons-le une fois encore : on ne boit pas le gel hydro-alcoolique. Ni l’eau de Javel. Même sur avis présidentiel.

 

Par Christine Lambert

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