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Une virée dans les chais de Signatory Vintage, c’est fou comme cela pousse à philosopher. Surtout si l’on bouscule les anges pour siphonner leur part des fûts.

 

Il y a une demi-douzaine d’années seulement, je me souviens être entrée dans l’ombre des chais de Signatory Vintage, au centre des Highlands, comme on embarquerait dans la machine à remonter le temps. Caresser le flanc des fûts de Port Ellen 1982 et rêver à d’autres possibles, effleurer le bois des vieux Laphroaig et Highland Park et songer aux îles englouties, poser les doigts sur le stencil de Brora et revisiter le passé. Cette semaine, j’ai refait le même voyage. Mais le pilote a brutalement appuyé sur la pédale de frein : 2008, tout le monde descend ! Allez, un dérapage contrôlé vers 2006, mais coup de patin de nouveau et demi-tour vers 2013.

L’équipe de LMDW était montée à Pitlochry choisir les fûts pour les prochains embouteillages de la gamme Rue d’Anjou. Avec une mission : sélectionner pour cette salve des jeunes whiskies, commercialisés à des prix attractifs – traduction : qui n’assommeront pas l’amateur avant même qu’il ait une chance de dépuceler la quille. Des “jeunes” whiskies ? Moins de 12 ans.

Et l’on s’interroge. A quel moment l’âge de 12 ans a-t-il cessé d’être un minimum acceptable pour se poser en limite infranchissable ? Hier, standard du single malt de supermarché ou du blended scotch premium, entrée de gamme, référence la plus jeune d’une distillerie bien souvent. Aujourd’hui, porte d’entrée vers les “vieux whiskies”. Hier, aujourd’hui. Comme s’il était simple de résumer à ces deux butoirs une matière aussi élastique que le temps dilué dans le whisky. Aujourd’hui, on situe à peu près sur le calendrier ; mais hier ? Où placer hier ?

 

L’âge, une question d’époque

 

“Au début du XXesiècle, les whiskies de 3 ans arboraient la mention Old sur leurs étiquettes, et à partir de 8 ans on lisait Very Old”, souligne Salvatore Mannino, gardien des sabliers maltés à La Maison du Whisky. Les meilleures maisons de whisky avaient pris bien avant l’habitude de faire vieillir leurs liquides, mais la maturation sous bois ne devient obligatoire pour le scotch qu’en 1915, pour une durée de trois ans minimum toujours en vigueur. Nous sommes en plein milieu de la Première Guerre mondiale et, allez savoir pourquoi, améliorer la qualité du whisky ne se classe pas parmi les priorités des dirigeants. Nope. Estimant que “l’alcool [faisait] plus de ravages dans la guerre que tous les sous-marins allemands réunis”,le ministre des Finances, Lloyd George, entendait ainsi limiter la production (et la consommation) de gnôle à grande échelle, faute d’avoir réussi à instaurer la prohibition dont il rêvait.

Si les comptes d’âges remontent à belle lurette (que je vous laisse placer vous-même sur l’échelle chronologique), ils se généralisent néanmoins tardivement dans l’histoire du whisky. Glenfiddich, crédité pour être la première distillerie à marketer à grande échelle le single malt à partir des années 1960, n’indique alors aucun chiffre sur ses bouteilles. “La 5eet dernière édition du Harrod’s Guide, en 1985, listait 113 malts, mais 5 seulement dotés d’un compte d’âge”,relevait Charlie MacLean dans un article du Malt Yearbook (2015). Je vous laisse infuser deux minutes : eh oui, dans les années 1980, alors que vous écoutiez The Cure ou Jean-Jacques Goldman, les écouteurs en mousse du Walkman posés sur la coupe mulet ou le brushing Farrah Fawcett (ceux qui n’étaient pas nés, no comment), les NAS (1) qu’on appelait simplement “whiskies” coulaient à flots dans les verres. Sur une échelle d’hier à aujourd’hui, how fucked up is that ?

Dans sa réimpression de 1992 (dénichée à Inverness chez Leakey’s, la plus magique des librairies d’occase), The Scotch Whisky Bookénumérant les principaux scotches avec photos de leurs étiquettes cite quelques jeunots (Talisker 8 ans, Glen Grant 5 ans, Balblair 5 ans, Rosebank 8 ans…) et d’autres sans compte d’âge (Balvenie Founder’s Reserve, Glen Grant no age…). 1992, hier ou avant-hier ? Hier, en un temps où l’âge ne suffisait pas à faire vendre un whisky.

 

La fin de la tyrannie des 12 ans

 

La crise de surproduction, le fameux Whisky Loch, va il est vrai laisser la marée monter dans les chais plus vite que les anges ne peuvent siphonner les fûts. Et encourager, faute de ventes, le scotch à vieillir. En quantité. Et longtemps. Alors que, jusque dans les années 1970, les distilleries considéraient souvent qu’au-delà de 15 ans en fûts un single malt risquait de prendre le bois en excès et de s’altérer conséquemment, 12 ans devient un minimum au-dessous duquel on fronce les narines. Le lancement des Classic Malts (1988), tous dotés de comptes d’âges, va pousser en ce sens. “Macallan pérennise même l’idée que 18 ans étaient le nec plus ultra”,rappelle Salvatore Mannino. Et dans la dernière décennie du XXesiècle, les comptes d’âge de 20, 25, 30 ans et plus se font de moins en moins rares.

Retour à aujourd’hui. L’envolée de la demande mondiale et la tension corollaire sur les stocks de vieux whiskies ont libéré les NAS et fait sauter la barrière psychologique des 12 ans qu’on croyait immuable. La poussée des micro-distilleries, qui elles n’ont ni l’envie ni le loisir de donner du temps au temps, a planté le dernier clou dans le cercueil. Faut-il sortir les Kleenex ? Quand Ichiro a lancé ses Newborns de moins de 3 ans, certains vieillis quelques mois à peine, c’était bluffant. A l’aveugle, on était tellement certains qu’ils avaient au moins 10 ans… La qualité était exceptionnelle”,insiste Jean-Marc Bellier, chargé d’appuyer sur la pédale de frein des âges à LMDW pour la sélection Rue d’Anjou. On met très longtemps à devenir jeune, disait Picasso. Ce qui, rapporté à la dive bouteille, pourrait se traduire ainsi : pour faire un bon whisky jeune, il faut bien du talent alors que pour faire un bon whisky âgé, du temps peut parfois suffire.

 

(1) No Age Statement, autrement dit : whisky sans compte d’âge.

 

Par Christine Lambert

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