Alors que les spiritueux bruns leur ont toujours brûlé la politesse, noblesse oblige, les spiritueux blancs ont le vent en poupe depuis quelques années. Du gin au pisco en passant par le mezcal, sortis de l’alambic et essentiellement non vieillis, ils sont tous tendances. Tous ? Non ! L’aquavit résiste encore et toujours aux sirènes de la mode. Peut-être plus pour longtemps.
Par François Monti
En 2002, Robert Hess, évangélisateur du cocktail bien connu, créait le Trident, une recette qu’il voulait un hymne aux ingrédients obscurs. Il contenait, à parts égales, du xérès fino, du Cynar et de l’aquavit plus deux traits de bitters pêche. Près de quinze ans plus tard, seul l’aquavit n’a pas été mis sous les feux des projecteurs. Comme si ses saveurs restaient indomptables, alors qu’il s’agit au final d’un gin aux saveurs nordiques.
Tout le problème est sans doute là. S’il est vrai qu’au bout du compte, tout comme le gin est une vodka aromatisée principalement au genièvre, l’aquavit est une vodka principalement aromatisée au carvi et/ou à l’aneth, et que les deux produits partagent en outre de nombreux aromates (graines de fenouil, citron, cardamome voire, pourquoi pas, des baies de genévrier), se voir définir à partir d’une catégorie voisine n’est pas bon signe. Comme si le poids culturel de l’aquavit, boisson des grandes occasions sociales et accompagnement de rigueur de certains plats des gastronomies nationales, le rendait plus distant pour le buveur étranger. Un peu comme, il fut un temps, le genièvre hollandais.
Une potion miracle
Ce problème de visibilité n’est pas nouveau. Lorsque l’aquavit arrive aux États-Unis avec l’immigration suédoise et norvégienne dans la seconde moitié du XIXe siècle, les journaux locaux, sceptiques, évoquent un “gin norvégien”. De quoi faire pester les Scandinaves, très fier du pedigree historique de leur eau-de-vie nationale. Là-bas, les patriotes de la bibine font grand cas de la première apparition écrite de l’aquavit en 1531, lorsqu’un noble danois en envoya en cadeau à l’archevêque de Norvège, alors dominé par le Danemark. Il lui recommandait le produit pour toutes douleurs internes. Mais quel rapport entre cet aquavit et celui que vous vous devez de découvrir aujourd’hui ? N’en déplaise à nos amis du Nord, sans doute bien peu. Aquavit, les plus perspicaces d’entre vous l’auront tout de suite compris, vient bien entendu du latin aqua vitae, terme inventé par l’alchimiste Jean de Roquetaillade deux siècles plus tôt. Roquetaillade se servait de cette eau-de-vie pour créer des teintures médicinales avec des plantes locales, qui non seulement soignaient mais, on le découvrit bien vite, pouvaient améliorer le goût de distillats pas particulièrement élégants.
Alors, Monseigneur l’archevêque allait peut-être recevoir une eau-de-vie aromatisée au carvi, plante commune en Scandinavie, mais il aurait tout aussi bien pu se soigner avec une eau-de-vie neutre ou parfumée au genévrier, produit typique de la gastronomie scandinave. La question demeure donc : quand l’aquavit, mot générique signifiant eau-de-vie, a-t-il fini par devenir synonyme d’eau-de-vie au carvi ou à l’aneth ?
Nous avons demandé à Lars Øle Orjasæter, des Amis de l’Aquavit Norvégien, de nous éclairer. Au long des deux premiers siècles, nous a-t-il confiés, les rois et les princes ne se sont jamais posé la question de la nature de l’aquavit : «Ce qui comptait, ce n’était pas avec quoi c’était parfumé mais combien cela pouvait rapporter en taxe». Cependant, l’importance des eaux-de-vie parfumées au carvi et à l’aneth ne fit sans doute que grandir car, toujours selon Orjasæter, ils étaient déjà le trait dominant de l’aquavit dès 1800, avec des spiritueux qui ressemblaient probablement fort à ce que l’on peut avoir aujourd’hui. À ceci près qu’il restait encore beaucoup de progrès à faire en matière de distillation.
Le pionnier, en Norvège, aurait été un certain Christoffer Hammer, qui s’était fait connaître le siècle précédent pour ses distillats aromatisés avec un assortiment d’herbes locales. Il fait figure d’inventeur romantique de l’aquavit. Des figures séminales de ce type, les Danois et les Suédois en ont aussi certainement…
Passer deux fois l’équateur
À la suite de Hammer, une famille a laissé sa marque sur l’aquavit norvégien : les Lysholm. Selon une légende digne de celle du madère ou de Noilly Prat, des barriques d’aquavit auraient été envoyées vers l’Indonésie en 1805 sur un bateau appartenant à Catharina Lysholm. Mais, dans ce qui était alors une colonie néerlandaise, les préférences allaient soit à l’arrack local, soit aux produits de la métropole, et le délicieux distillat scandinave ne trouva pas preneur. Plutôt que d’abandonner cette cargaison, le capitaine la ramena avec lui au pays. Deux ans de voyage en tout : lorsque l’aquavit revint au port de Trondheim en 1807, il avait été radicalement affecté par la brutalité des conditions du voyage. Ce changement, découvrit-on en ouvrant les barriques, était positif. C’est ainsi que naquit la tradition des aquavit Linie (ligne), placés sur un bateau pour passer deux fois la “ligne” de l’équateur.
Aujourd’hui encore, le Linie est une référence. Racé et élégant, il adoucit considérablement des saveurs de carvi qui ne plaisent pas à tout le monde. Mais le produit est sans aucun doute considérablement différent de celui découvert sur un quai de port il y a plus de deux siècles. Tout d’abord car les bateaux ne sont plus les mêmes et le voyage, qui dure maintenant quatre mois, ne se fait plus dans les mêmes conditions extrêmes. 1805, c’était avant l’avènement du bateau à vapeur ou l’ouverture du canal de Suez. Ensuite, car la qualité du distillat de base a considérablement augmenté : la famille Lysholm embouteille ses premiers Linie en 1830 sous l’impulsion de Jørgen Lysholm. Le jeune homme avait appris l’art de la distillation auprès d’un maître, Johann Pistorius, inventeur en 1817 d’un alambic qui porte son nom et qui permit de produire à moindre coût et en quantité des eaux-de-vie de pommes de terre de qualité.
Même si tous les aquavits norvégiens ne sont pas brimbalés dans les cales d’un bateau, tous ont pour base un distillat de pommes de terre et passent au moins six mois dans des fûts, généralement d’oloroso, parfois de porto voire de cognac. C’est la particularité locale. Il faut donc aller au Danemark pour trouver l’aquavit le plus bu internationalement à l’étranger et certainement le plus utilisé dans les bars : l’aquavit blanc élaboré à base de céréales.
L’histoire de l’aquavit danois est au moins aussi riche que celle du norvégien : rappelez-vous du noble danois et de l’archevêque norvégien. Les marques historiques sont certainement aussi vieilles : Brøndum date de 1840 et Aalborg de 1846. Les origines de cette dernière, la plus connue, remontent à une entreprise fondée par un jeune immigré polonais, Isidor Henius, qui avait lui aussi effectué son apprentissage en Allemagne. Henius finira par s’associer avec d’autres producteurs et racheter de nombreux petits distillateurs pour former Danish Distillers, navire amiral de l’aquavit danois. En Suède, la principale marque, OP Anderson, a été lancée en 1891 par Carl August Anderson, qui lui donna le nom de son père Olof Peter, décédé quinze ans plus tôt, avec qui il s’était lancé dans la production de spiritueux.
Une gamme très diversifiée
Si chaque pays scandinave a son mode de consommation et son style d’aquavit particulier – plus de fenouil et d’anisés pour les Suédois, plus de coriandre pour les Danois, des notes de bois et de la douceur pour les Norvégiens… – cela n’empêche pas une certaine perméabilité. Ainsi, on trouve dans chaque pays des variétés élevées sous bois. Chez Aalborg, on offre des embouteillages qui mettent l’accent sur l’aneth, un aquavit produit avec de l’ambre ou Jubilaeums, un aquavit finit en fûts de chêne américain lancé pour le centième de l’anniversaire de la marque en 1946.
Mais la diversité ne se limite pas à celle attendue d’une simple gamme. De par les particularités de lois relatives à l’alcool en Scandinavie, chaque pays avait une entreprise publique avec le monopole sur la distillation. Aalborg, Anderson ou Lysholm ont par conséquent tous quitté l’orbite privée, tout comme de nombreuses autres petites distilleries. Mais, au lieu de se concentrer sur un ou deux produits par catégorie, chacun de ces monopoles semble avoir essayé de maintenir une certaine diversité. Halvor Heuch, maître distillateur d’Arcus, le producteur de Linie en Norvège, s’est particulièrement attaché à la sauvegarde de formules anciennes, produites en quantité limitée. Une de ses initiatives les plus intéressantes est la production d’aquavits conçus spécifiquement pour se marier avec tel ou tel type de plats – plutôt que gin norvégien, on aurait presque envie de l’appeler vin norvégien… Danish Distillers, pour sa part, produisait également d’autres marques aux côtés d’Aalborg.
Cet écosystème a été chamboulé ces dernières années, et singulièrement avec les contacts avec l’Union européenne. Le Vin & Sprit, monopole suédois lancé en 1917, a été ouvert au privé en 1994 et Pernod Ricard a mis le grappin dessus en 2008 afin de prendre le contrôle d’Absolut. La branche alcools scandinaves traditionnels a depuis été revendue à une entreprise publique finlandaise, Altia héritière du monopole en place de 1932 à 1995. Au Danemark, Danish Distillers (un monopole de 1923 à 1973) et Aalborg sont aussi passés sous le contrôle du groupe français, définitivement peu intéressé par les produits locaux puisqu’ils ont depuis été revendus à… Arcus, l’ancien monopole norvégien, passé aux mains d’une société… suédoise. L’impact que ces changements auront à terme sur l’aquavit reste à déterminer, mais la bonne nouvelle est que ces marques restent sous influence régionale.
En dehors de cette sainte trinité du carvi, on retrouve aussi de l’aquavit en Finlande, en Islande voire en Allemagne où certaines régions du Nord ont longtemps été danoises. Mais le grand chamboulement de ces dernières années provient des États-Unis, où une importante communauté d’origine scandinave (descendants des immigrants de la fin du XIXe) avait de plus en plus de mal à mettre la main sur le produit de leurs ancêtres. Avec l’avènement du mouvement craft, de nombreuses petites marques ont apparu : on en compte aujourd’hui une vingtaine. À leur tête, Krogstad, un aquavit blanc particulièrement anisé – il existe aussi maintenant une version vieillie en fût – qui a su séduire les mixologues. C’est une première, car on ne compte pratiquement aucun cocktail à l’aquavit dans le corpus des manuels de bar classiques. Sans surprise, vu que l’aquavit reste bien entendu présenté comme le gin scandinave, c’est d’abord avec des twists de cocktail au gin qu’il s’est introduit dans les bars tendances. On recommande chaudement le Turf War (avec Lillet, absinthe et marasquin) de Katie Stipe, inspiré du classique Turf Club de Harry Johnson. Mais l’aquavit fonctionne aussi admirablement dans des cocktails de type sour comme le Good Life de Benjamin Schiller (liqueur de gingembre, citron vert, bitters).
C’est aussi aux États-Unis que les catégories traditionnelles viennent pour être réinventées – pas toujours à bon escient, comme on l’a vu avec le vermouth et le gin. Pas encore d’excès avec l’aquavit, mais les excellents Bittermens nous ont donné récemment leur Solståndet, étrange mélange de genièvre (une base maltée) et d’aquavit. Des saveurs du Nord au sens large, donc, et, qui sait, peut-être quelque chose de plus proche des premiers aquavits que des produits issus des techniques importés d’Allemagne par les premiers vrais entrepreneurs du secteur.
Dernièrement, on a vu l’aquavit s’imposer petit à petit dans les bars français. À DaNico, Nico de Soto et son équipe proposent le Mace (avec Aperol, jus de betterave, jus d’orange, noix de coco verte et macis), tandis qu’à Montpellier, le By Coss offre le Nordic (aquavit à l’aneth, liqueur de thé vert et algues, citron, confiture de rhubarbe, alcool de menthe). On ne peut bien sûr pas espérer une aventure à la Himkok, bar mené par Monica Berg à Oslo qui double aussi comme première micro-distillerie du pays et produit des aquavits saisonniers absolument sidérants. Mais les signes sont positifs, même si le plus dur reste à faire : passer la case “spiritueux pour barman” et séduire l’amateur.
Par François Monti