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Entre la mixologie et la gastronomie, la frontière est de plus en plus mince. Après avoir adopté les ingrédients et les techniques des chefs, les barmen n’hésitent plus à s’approprier leurs recettes quitte à bousculer le profil de leurs cocktails. Traditionnellement sweet, leurs drinks misent à présent sur un registre plus salin et umami.

Tapenade, Pan con Tomate, Œufs Mimosa, Taboulé ou encore Nasi Goreng : dans certains bars à cocktails parisiens, en lisant les noms des drinks, on peut légitimement se demander si c’est le bon menu qu’on tient entre les mains. D’ailleurs, face à l’étonnement de leurs clients, les bartenders prennent généralement les devants pour expliquer leur démarche et leur inspiration très food. Depuis toujours, le monde du bar et celui de la restauration ont des affinités.

Aujourd’hui, ils ne semblent plus connaître de frontières. Les restaurants sont de plus en plus nombreux à jouer la carte du cocktail avec souvent un véritable bar à l’appui. Même les tables étoilées, à l’image de celle d’Anne-Sophie Pic, à Valence, osent proposer des cocktails en pairing avec certains mets. Mais dans cet univers de l’artisanat du goût, les plus audacieux sont probablement les bartenders, qui se sont semble-t-il lancé un nouveau défi : reproduire l’aromatique des plats dans leurs cocktails.

Pour Aurélie Panhelleux, Elfi Fabritius et Julien Lopez, les trois fondateurs des CopperBay, la food en cocktail s’est imposée comme une évidence. «Nous sommes tous les trois passionnés de gastronomie, explique Aurélie. Nous avons des amis cuisiniers et pâtissiers, nous aimons découvrir de nouveaux restaurants et de nouveaux plats lorsque nous voyageons. Nous avons toujours privilégié les ingrédients faits maison que nous élaborons en utilisant des techniques de chefs que ce soient des réductions, des pochages ou des blanchiments. On s’est rapproché de la food naturellement.»

Innover tout en restant accessible

Pour le trio à la tête de deux adresses, dans le 10e arrondissement parisien et à Marseille, qui est également aux manettes du bar de l’hôtel Lancaster (Paris 8e), la cuisine a toujours été une source d’inspiration. Si bien que, très vite, elle est devenue une véritable signature pour ces pionniers. «En 2014, nous avons fait une collab avec The Beast, une adresse spécialisée dans le barbecue texan, raconte Elfi. On a imaginé un cocktail élaboré à partir de bourbon fatwashé avec la graisse de leur viande, un sirop d’amandes grillées salé et du bacon séché en garnish. De là, on a créé des cocktails comme un Negroni infusé dans du gorgonzola ou une Margarita revisitée avec des anchois, des câpres et des olives noires. Des créations un peu clivantes plutôt destinées aux geeks du cocktail que nous proposions dans notre Secret Menu créé en plus de notre menu officiel. Nous avions ouvert depuis un an seulement, nous voulions rester accessibles au grand public.» «On n’a pas hésité à explorer des ingrédients qu’on n’avait pas l’habitude de trouver dans des cocktails comme le chou-fleur, les lentilles corail, les aubergines, le bouillon de légumes ou de poule, le wasabi, souligne Julien. Et on s’est autorisé à avoir au moins un cocktail food à la carte en sachant qu’on en vendrait probablement peu. Tout en restant accessibles, on avait envie de se faire plaisir et de proposer quelque chose de différent.»

C’est d’ailleurs avec leur Roquettini, élaboré à base de vodka, de tomates cerises, de roquette et de balsamique blanc, qui n’est pas sans rappeler le jus de la salade de tomates qu’on aime tous saucer, qu’ils ont frappé les esprits. Depuis, forte de sa notoriété, l’équipe du CopperBay ne se fixe plus de limites comme le prouve son dernier menu 100 % food qui revisite les plats emblématiques du bassin méditerranéen. Si les desserts comme le Pastel de Nata mais surtout le Tiramisu, de la trempe du Roquettini, sont au rendez-vous, les plats salés avec le Pan con Tomate ou le Tapenade jouent également les premiers rôles. «Notre travail est d’innover, de proposer de nouvelles choses, tout en restant accessibles, affirme Aurélie. C’est un équilibre pas toujours évident à trouver, mais on a compris qu’on pouvait se le permettre. Finalement, on a gagné en crédibilité grâce à ce genre de cocktails.»

Les cocktails branchés food au Danico, ce n’est pas vraiment nouveau non plus mais, avec Xplorer, le menu dévoilé cet hiver, le bar à cocktails fondé par Nico de Soto dans le 2e arrondissement parisien est monté d’un cran. Si le voyage est au cœur de son inspiration, avec l’Indonésie comme destination vedette pour ce premier volet, c’est à travers ses recettes emblématiques et ses produits locaux phares.

L’envie de casser les codes

Pour découvrir et s’approprier les goûts qui font le quotidien des Balinais, Corentin Gaudin, le chef barman, a passé quinze jours à Ubud. «Les recettes des douze cocktails du menu sont inspirées d’ingrédients, de boissons et de plats indonésiens, explique-t-il. Le Nasi Goreng est probablement le plus typique. C’est un plat à base de riz et de légumes servi avec un œuf frit et des crevettes, du poulet ou du tofu pour la version végétarienne. “Nasi” signifie “riz” et, “goreng”, “frit”. Pour ce cocktail, nous réalisons un vrai nasi goreng : dans de l’huile de riz, on fait frire des cébettes, de l’ail, du piment rouge, du galanga frais, des graines de coriandre avec du sel et du poivre noir. On ajoute des œufs battus, du riz cuit et de la sauce kecap manis, la sauce originale du nasi goreng, puis on mixe le tout avec un sirop de sucre. Ce sirop de nasi goreng est associé à du shochu, du lait de tofu et un œuf entier. Nous ajoutons une chips de crevette en garnish. Les clients adorent et les Indonésiens sont comme des oufs quand ils goûtent ce cocktail !» Joaquin Malki, le chef barman argentin du Mooshiner, a eu lui aussi envie de proposer des cocktails tendance food. Pour cela, il s’est inspiré des recettes classiques des bouillons parisiens avec une carte qui se décline à travers des drinks réinterprétant des entrées, des plats et des desserts.

On peut d’ailleurs s’offrir un véritable dîner dans ce speakeasy du 11e arrondissement parisien avec l’option dégustation qui se compose donc d’un cocktail-entrée, un cocktail-plat et un cocktail-dessert. Quant au menu du Syndicat, baptisé “Né sous la même étoile”, s’il ne s’inspire pas véritablement de plats, il a été co-créé avec six grands chefs français. Amaury Bouhours, Louise Bourrat, Michel Sarran, Amandine Chaignot, Adrien Cachot et Pierre-Jean Quinorero ont partagé leurs cuisines, leurs techniques et leurs produits de prédilection pour concevoir chacun deux cocktails main dans la main avec Thibault Massina et Romain Aubert, les deux bar managers du célèbre bar à cocktails de la rue du Faubourg Saint Denis. «Il y a eu un vrai travail d’échange que ce soit autour du goût, de l’esthétique et de la vibe pour réussir à innover sur ces trois étages, explique Thibault Massina.

Avec Adrien Cachot, par exemple, un chef connu pour travailler des produits mal aimés comme les abats et pour ses trompe-l’œil, nous avons imaginé un cocktail très umami, servi dans un verre qui ressemble à un os, réalisé à base de vodka, de jus de viande fumée aux sarments de vigne avec du poivre vert, de l’ail noir et du jus de sudachi. Et comme il aime bien le faire avec ses plats, nous dévoilons les ingrédients du cocktail une fois qu’il a été dégusté.»

À la recherche de l’équilibre

Avec leurs drinks branchés food, les bartenders font entrer la mixologie dans une nouvelle dimension, plus saline. De quoi bousculer la définition même du cocktail, celle d’une boisson mélangée élaborée à partir de spiritueux, de sucre, d’eau et de bitter, sans perdre pour autant de vue l’équilibre. «Le cocktail est hyper proche de la cuisine, affirme Corentin Gaudin. On s’inspire naturellement de ce qu’on mange, de la pâtisserie pour commencer et finalement des plats salés aussi. J’ai longtemps travaillé au CopperBay qui propose des cocktails inspirés de la food depuis très longtemps.

Ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est qu’un drink doit pouvoir être bu et le sel en cocktail, ça peut être compliqué. Mis à part le Bloody Mary, il n’y a pas beaucoup de cocktails salins. Nos cocktails inspirés de plats doivent rester doux, l’équilibre entre le sel et le sucre est hyper important.» «Dans les cocktails, le sucre est un exhausteur de goût, souligne Aurélie. Le sel a le même rôle en cuisine. D’ailleurs, dans toutes les recettes de pâtisseries, il y a un peu de sel. Si le sel est moins présent en mixologie, on le retrouve quand même dans certains classiques comme le Bloody Mary. Dans un cocktail, l’équilibre est plus facile à trouver avec le sucre puisque la plupart des ingrédients sont sucrés que ce soient les jus de fruits, les sirops, les liqueurs.» «D’ailleurs, avant de sortir un nouveau menu, on fait des dizaines d’essais à 0,25 cl près pour trouver la bonne balance, rajoute Elfi. Nous avons tous appris à construire les cocktails à partir d’un spiritueux. Mais nous travaillons différemment en partant du goût que nous souhaitons retrouver dans le cocktail. Le spiritueux est là en support.»

Selon Joaquin Malki, pour concevoir des cocktails food, il y a trois approches. «On peut tenter de recréer le goût d’un plat en cocktail. On peut également jouer avec les ingrédients d’un plat pour imaginer un cocktail qui propose une version un peu différente. Par exemple, pour notre Œuf Mimosa, on fait un jus d’orange fermenté avec la coquille d’œuf qui apporte de la minéralité et un sirop de prosecco à l’aneth qui rappelle un des ingrédients de la recette. On peut aussi chercher à recréer la texture d’un plat pour retrouver la même sensation en bouche. On s’est par exemple inspiré de l’os à moelle mais on ne voulait pas utiliser de matière grasse animale. Pour avoir une texture fondante en bouche, on a utilisé des racines de guimauve.» «L’autre défi, c’est la texture, confie Julien. Le goût et la texture ne vont pas l’un sans l’autre. Ça se travaille soit en apportant de la texture, parfois en en enlevant.

La texture est un élément essentiel de l’évolution du cocktail contemporain. Depuis quelque temps, la mode est à la clarification, à la clear ice et aux verres nude. Il est temps d’aller plus loin. C’est d’ailleurs le défi de notre nouveau menu que nous allons dévoiler ce printemps. C’est encore un peu tôt pour vous en dire plus mais, la thématique de notre prochaine carte, c’est la texture.»

Les Grandes Distilleries Peureux Massenez lancent la «première tartine liquide»

La tendance food en mixologie n’a pas échappé aux producteurs de spiritueux. C’est d’ailleurs dans un bar à cocktails australien, en sirotant un cocktail Pizza Martini, que Bernard Baud, à la tête des Grandes Distilleries Peureux Massenez, a eu l’idée de concevoir la « première tartine liquide ». Un défi un peu fou qui a donné naissance à deux créations inédites, la liqueur La Baguette «au goût à la fois étonnant et familier, celui d’une baguette fraîche avec la douceur d’une mie aérée et la chaude personnalité d’une croûte croustillante» et la liqueur de Roquefort imaginée avec la complicité de Xavier Thuret, Meilleur Ouvrier de France Fromager 2007.

Si, une fois réunies dans le verre, elles donnent presque l’impression de croquer dans du pain et du Roquefort, ces deux ovnis dans le monde des liqueurs s’imposent aussi comme un nouveau terrain de jeu pour les bartenders et les mixologues en herbe. «Ces nouvelles liqueurs originales jettent un pont entre le pain et le fromage, parts intégrantes de la tradition pluriséculaire de la chère française, et l’univers de la mixologie pour permettre des créations infinies et jamais vues jusque-là», affirme Bernard Baud.

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