L’amateur de fines eaux-de-vie est devenu ultra-sensible au prix des bouteilles, au-delà sans doute de la conjoncture en berne et de la poussée inflationniste qui compresse les budgets. Depuis des années, premiumisation oblige, les tarifs ont flambé, flambé, déraisonnablement. Et l’élastique des prix est en train de péter au nez de l’industrie.
Le marché des spiritueux a souffert en 2023, enregistrant une baisse de près de 5% de la consommation. Et, pour ne rien arranger, les exportations ont dégringolé de 13% en volume et de 12% en valeur, s’alarme la Fédération Française des Spiritueux communiqué le 13 juin.
Plus significatif encore, les ventes en grande distribution (qui représentent 80% du marché français se cassent la bobine pour la 3e année consécutive – 251 millions de litres écoulés tout de même.
Amis lecteurs et lectrices, merci : grâce à vous le whisky, même avec du mou dans les rotules, continue à faire course en tête. En s’arrogeant 42,5% des volumes, il devance les anisés (19,2%) et « le spiritueux préféré des Français » si j’en crois la presse, à savoir le rhum (14,3%).
Le whisky est-il un produit de première nécessité ?
Depuis 2020, la déconsommation représente néanmoins une perte de près de 10% des volumes. Pchitt, évaporés. Et les premiers mois de l’année 2024 n’incitent guère à l’optimisme, vous l’aurez remarqué sans mon aide. Côté industrie, les explications ne manquent pas, on les égrène ad lib depuis le déclenchement de la crise du covid.
Mais de l’autre côté du panier, les amateurs de fines eaux-de-vie font leurs comptes, avec une inflation sur les produits alimentaires qui a pris 21% en deux ans (source : Que Choisir).
A l’heure des arbitrages en caisse, ô surprise, il semblerait que whisky, rhum, cognac & Co ne soient pas considérés comme des produits de première nécessité. C’est donc en leur défaveur que l’on tranche. Qui aurait pu prédire ?, comme on dit en haut lieu.
Une flambée des prix pas toujours justifiée
Le facteur prix devient un sujet de crispation jusque dans les spiritueux, et pas uniquement auprès des publics les plus modestes. A 60-70€ le « seuil psychologique » chez le caviste pour un single malt (contre 50€ avant le Covid), on comprend que cela râle dans les chaumières.
Pour un « batch inaugural » d’une des (trop) nombreuses jeunes distilleries écossaises, mûri pile poil 3 ans et 1 heure, comptez dans les 150 € – 50 de plus si l’orge a été cultivée à la ferme ou s’il a vieilli en fût de chinkapin, et doublez la mise s’il est japonais. Oui, ça brûle un peu les doigts au moment de sortir la CB.
Le prix devient d’autant plus un frein à l’achat, quand il ne semble pas justifié. Et quand le pouvoir d’achat n’a pas suivi – mais c’est un autre sujet. « Bien sûr que non, cette flambée des prix n’est pas justifiée, tonne Alexandre Gabriel, le patron de Maison Ferrand quand on l’interroge. La hausse des coûts des matières premières a été résorbée, ce n’est plus une excuse. Tout le monde s’est gavé, surtout dans le scotch. Le cognac est resté sage question prix, et pour le rhum, c’est une question d’offre et de demande : il y a encore peu de stock vieux, donc sa valeur monte. »
Le nez de Mbappé, on en parle ?
Puisqu’on parle d’élasticité des prix, disons que dans le whisky ils sont devenus très élastiques : pour traduire simplement, on se fiche de la gueule du monde !, poursuit-il. Sauf que le caoutchouc vient de péter au nez de l’industrie, faisant plus de dégâts que sur MBappé. « Les consommateurs ne suivent plus, l’inflation les touche sévèrement. »
Le sujet est vaste. Et global. La niche des collectors s’est mise sur pause, une halte conjoncturelle. Tandis que le marché du luxe, Graal de quelques grands noms du scotch, est en train de changer de codes, l’ère des carafes bling bling touche sans doute à sa fin à sa fin.
« Depuis quelques années, on a confondu premiumisation et explosion des prix, s’agace Nicolas Julhès, producteur, épicier et important caviste parisien. Dans l’industrie automobile, on parle de premiumisation quand le modèle de base bénéficie de certaines fonctions des véhicules de luxe en échange d’une augmentation mineure de tarif. Dans le whisky, on a pris la Fiat Panda sans rien y modifier pour la vendre au prix de la Porsche. Mais le prix ne fait pas la Porsche ! L’industrie des spiritueux pratique la politique de la terre brûlée : on prend le fric sans se préoccuper des conséquences ni du lendemain. »
La théorie de la Fiat Panda sans roues
Notez qu’en faisant disparaître les comptes d’âge en faveur des NAS il y a une dizaine d’année, le scotch a fait bien mieux : c’est une Panda sans roues ni pneus qu’on nous a vendue au prix de la F1 ! Tiens, bizarre, ça n’avance pas terrible.
Face à « une sensibilité au prix qui s’est considérablement accrue récemment », Julhès défend la « théorie de la première marche » : « Pour recruter les amateurs de demain, les spiritueux doivent faire preuve d’accessibilité et de pédagogie. Si la première marche fait 1,50 m de haut, on ne monte pas l’escalier, c’est trop haut, on fait demi-tour. Idem si le premier whisky est à 60-70 €. »
Lui-même avoue avoir baissé les prix de ses Eaux-de-vie de Terroir issues de grands vins de Bourgogne. « Aujourd’hui, on a la chance d’aller à la rencontre d’une nouvelle génération de clients, s’emballe-t-il. Si on sait leur présenter le tremplin, la première marche pour accéder au monde des spiritueux. »
En France, les whiskies bretons Armorik (depuis le printemps) et Eddu (dès la rentrée) consentent eux aussi cet effort sur certains embouteillages. « A mes yeux, la convivialité est une dimension essentielle du whisky, insiste David Roussier, le patron de la distillerie Warenghem. Je veux que les gens puissent continuer à s’offrir des single malts et à les partager. »Partager, quel programme merveilleux, décidément.