Après cinq siècles d’interruption, le distillat coule à nouveau des alambics de Lindores Abbey. Recréer un lien spirituel avec le passé du whisky écossais, voilà l’essence même de cette renaissance historique.
Lorsque les premières gouttes de distillat se sont écoulées de ses alambics, le 13 décembre 2017, la distillerie Lindores Abbey renouait triomphalement avec son histoire qui remonte à plus de cinq cents ans. C’est à Lindores que vivait autrefois un moine célèbre, le frère John Cor, dont le nom figure dans la plus ancienne mention connue faisant référence au whisky écossais. Inscrite au rôle du ministère des Finances écossais en 1494, elle précise (traduite du latin d’origine) : «… huit balles de malt au frère John Cor pour fabriquer de l’eau-de-vie pour le roi.» Le monarque en question est le roi Jacques IV et huit balles équivaudraient aujourd’hui à 500 kilogrammes environ. On estime par conséquent que cette quantité aurait été probablement suffisante pour produire l’équivalent de 400 bouteilles de 70 cl de whisky.
Vingt ans de réflexion
L’abbaye de Lindores a été fondée en 1191 par David, comte de Huntingdon, sur un terrain dominant l’estuaire du fleuve Tay, à la périphérie de l’actuelle ville de Newburgh, à Fife. Les moines bâtisseurs de l’abbaye étaient originaires de l’abbaye de Kelso, dans la région des Scottish Borders, la frontière avec l’Angleterre. C’était des bénédictins de l’ordre de Tiron, fondé en France. Les moines tironiens, gens pragmatiques, pratiquaient l’agriculture et le jardinage, le brassage et la distillation, mais étaient également artisans et enseignants.
L’existence de l’abbaye arrive à son terme au XVIe siècle, avec la Réforme protestante, époque où l’Écosse rompt avec la papauté et où se constitue une Église nationale principalement calviniste, d’obédience fortement presbytérienne. Pendant cette période, l’abbaye de Lindores est attaquée et endommagée à deux reprises. Dans les années 1560, l’abbaye en ruines fait office de carrière, précieuse source de moellons de grès rouge pour de nouveaux bâtiments construits dans les environs de Newburgh.
«Mon arrière-grand-père avait acheté en 1913 la ferme de Lindores Abbey que mon grand-père a donnée à ma mère le jour de son mariage», explique Drew McKenzie Smith qui, avec son épouse Helen, a renoué avec la production de whisky à Lindores.
McKenzie Smith a caressé l’idée de créer une distillerie à Lindores pendant une vingtaine d’années avant de réunir les fonds nécessaires et de faire appel à trois investisseurs européens pour lancer en 2013 le projet de 10 millions de livres sterling sur le terrain d’une ferme vieille de 250 ans, sise en face de l’abbaye.
«Avant de commencer le chantier de construction, nous avons procédé à de nombreuses fouilles archéologiques, poursuit McKenzie Smith. Ce que nous avons tout d’abord découvert, ce sont d’anciens murs de l’abbaye, enfouis depuis plus de 500 ans, de même qu’un certain nombre de pierres de taille incluses dans les murs des dépendances agricoles qui avaient été construites avec des pierres provenant de l’abbaye.»
Appel aux experts
On a fait appel aux services du regretté Jim Swan pour définir les modes de production et de maturation, ainsi qu’au cabinet d’architecture Organic Distilleries, dirigé par Gareth Roberts, qui a dessiné la distillerie et les bâtiments du centre d’accueil des visiteurs.
Dans le cadre d’un site historique comme Lindores, où les ruines de l’abbaye médiévale font face à la distillerie, une sensibilité d’architecte est essentielle pour résoudre les questions soulevées par la fusion de l’ancien et du moderne. «Nous avons conservé autant que faire se peut le matériau ancien, souligne Gareth Roberts. Si vous étiez venu ici avant le démarrage des travaux de la distillerie, vous auriez vu les trois pignons très exactement comme maintenant, et nous avons utilisé les couvertures à tuiles pannes et les ardoises de la région de Fife. C’est un authentique toit local, reconstruit tel qu’il était, mais l’ossature métallique qu’il recouvre est moderne. »
«Les deux tiers des bâtiments sont consacrés à l’histoire et à l’interprétation, et il y a beaucoup d’histoires à raconter ! Il y avait à cet emplacement un précédent historique ainsi que de vieux bâtiments de ferme. Nous avons réutilisé et incorporé des éléments de colonnes et des pierres de taille qui ont été découverts durant le chantier afin de leur donner une nouvelle vie après leur étude par les archéologues. Les bâtiments de la distillerie font face à l’abbaye et donnent directement sur elle, ce qui crée un véritable lien entre l’ancien et le moderne.»
Trois alambics
Dans la distillerie, la cuve-matière et les trois alambics ont été réalisés par la célèbre chaudronnerie Forsyth’s de Rothes, tandis que les cuves de fermentation en bois ont été fabriquées à quelques kilomètres de là, à Dufftown, par l’entreprise Joseph Brown Vats. Lindores possède trois alambics, mais cela ne signifie pas pour autant que la distillerie soit revenue à la triple distillation telle qu’elle était anciennement pratiquée dans les Lowlands : le wash still [alambic de première distillation] alimente en effet deux spirit stills [alambic de seconde distillation] relativement petits, ce qui assure d’intenses interactions des vapeurs d’alcool avec le cuivre et se traduit par un style de distillat propre et délicat.
L’ancien directeur de la distillerie Cragganmore, Gary Haggart, a été engagé pour présider aux destinées de Lindores. Le jour de sa nomination, en mai 2017, celui-ci a déclaré : «J’ai dans le sang la curiosité et la passion du whisky, car j’ai grandi dans l’environnement des distilleries de Blair Athol, d’Aberfeldy et de Dalwhinnie. Mes deux grands-pères se passionnaient pour l’histoire du whisky écossais, c’est pourquoi c’est un sujet qui attisait ma curiosité dès mon plus jeune âge.»
«En m’engageant pour la distillerie Lindores Abbey, c’est un peu comme si une part de mon destin se réalisait. Le scotch est une industrie chaleureuse, amicale, qui exerce une telle force d’attraction que lorsque j’ai appris que Drew et Helen cherchaient à constituer une équipe pour faire tourner cette distillerie, ici, à l’emplacement même où se trouvaient les tout premiers textes mentionnant le scotch, j’ai su que j’avais trouvé où je voulais être. Je souhaite faire connaître l’eau-de-vie de Lindores Abbey non seulement dans les milieux du whisky, mais également dans le monde entier. C’est ce que mérite ce lieu unique en son genre.»
Secret d’apothicaire ?
En attendant que vieillisse cette eau-de-vie dans un chai dunnage à l’ancienne en partie chauffé, rien moins que ça, Lindores met en bouteille Aqua Vitae, c’est-à-dire son distillat dans lequel a infusé un mélange d’épices et d’herbes aromatiques, notamment le gaillet gratteron, la verveine citronnelle, le sapin de Douglas et le cerfeuil musqué, toutes plantes qui poussent sur les terres de l’abbaye.
Lindores est très certainement l’unique distillerie de whisky au monde à faire appel aux services d’un apothicaire, à savoir Tim Foster, à qui l’on a confié la responsabilité de l’Apothecary Room au sein du centre d’accueil des visiteurs, où il est prévu que ces derniers pourront à terme créer leurs recettes personnelles d’aqua vitae.
«Ce sera une expérience absolument unique, explique Drew McKenzie Smith, grâce à laquelle les visiteurs de la distillerie de Lindores Abbey pourront choisir leurs propres ingrédients, de préférence directement dans les jardins et les plantations d’herbes aromatiques de l’abbaye, les mélanger avec des épices rapportées à l’origine de Flandre par les moines fondateurs de l’abbaye, et créer leur recette personnelle que nous consignerons dans nos registres.»
Calvados et eaux-de-vie de poire
Une Lindores Abbey Preservation Society a également été fondée : «L’association de conservation du patrimoine de l’abbaye de Lindores concrétise notre volonté de partager l’histoire de Lindores avec le plus grand nombre de personnes, ajoute McKenzie Smith. En assurant la conservation de l’abbaye elle-même et en faisant renaître les anciennes traditions du plus vieux monument historique du whisky écossais, qui date de plus de cinq siècles.»
«Les “1494” membres de la Preservation Society se verront offrir la possibilité de planter leur arbre personnel dans les anciens vergers que nous sommes en train de réhabiliter, et d’en distiller les fruits, car nous envisageons d’autres types de production, comme un calvados avec les pommes ou peut-être une eau-de-vie de poire.»
McKenzie Smith explique en guise de conclusion : «Qui sait, la distillerie Lindores Abbey pourrait même faire renaître la grande tradition de l’hydromel, une production qui a été introduite ici pour la première fois par les moines tironiens après leur arrivée au XIIe siècle, avec le miel de nos propres abeilles. Celles-ci ne devraient pas tarder à nous rejoindre dès que nous aurons préparé leurs ruches.»
Une chose est sûre, Lindores Abbey n’est pas vraiment une jeune distillerie de whisky comme les autres !
par Gavin D. Smith
FICHE TECHNIQUE
Cuve-matière semi-filtrante ; capacité : 2 tonnes
4 cuves de fermentation en sapin de Douglas ; capacité : 10 000 litres chacune
Durée de fermentation : 72 à 96 heures
Alambic de première distillation : 1 wash still de 10 000 litres de capacité
Alambics de seconde distillation : 2 spirit stills de 3 500 litres de capacité chacun
Capacité de production annuelle de la distillerie : 150 000 litres
————————————————–