Blair Phillips et Davin de Kergommeaux retracent l’histoire de la marque canadienne issue de l’énorme ville-distillerie de Hiram Walker. Une histoire faite de hauts et de bas pour ce whisky emblématique.
C’était le premier jour de la saison de baseball 1901, à la fin de la neuvième et dernière manche. L’équipe des visiteurs, les Milwaukee Brewers, mène par 13 à 4 face aux Detroit Tigers. Mais ces derniers, montrant finalement leurs griffes, marquent 10 runs et remportent la victoire à l’issue de ce qui fut la plus grande confrontation de l’histoire de la Major League Baseball. Detroit est coutumier de ces retours en force.
En 1925, l’industrie automobile en plein essor avait transformé Detroit en Motor City. De l’autre côté de la rivière, à Windsor, la distillerie Hiram Walker produisait un whisky déjà chargé d’histoire. Là, un brassin exclusivement composé de seigle était distillé dans un alambic à colonne courte puis une seconde fois dans un alambic à repasse en cuivre. Rien ne laissait prévoir que ce savoureux whisky d’assemblage serait un jour commercialisé sous la marque Lot No. 40. Mais les whiskies produits par Hiram Walker étaient déjà très convoités.
En 1950, l’automobile avait fait de Detroit la quatrième plus grande ville des États-Unis, avant qu’elle n’entame un lent déclin à partir de 1958, date de la cessation d’activité de la firme Packard Motor Car. Quand, en 1973, la crise pétrolière ouvre le marché des États-Unis aux voitures étrangères moins gourmandes en carburant, les derniers constructeurs automobiles américains voient leurs ventes chuter. Le 8 juillet 2013, la Motor City s’arrête finalement dans un dernier hoquet : c’est la plus grande faillite municipale de l’histoire.
Des origines vers 1775
Lot No. 40 fait irruption sur la scène du whisky en 1998, au sein de la gamme Canadian Whisky Guild composée de trois whiskies élaborés par le maître distillateur Mike Booth et son équipe chez Hiram Walker. Mike Booth fait remonter l’origine de Lot No. 40 à Joshua Booth, son grand-père à la sixième génération : loyaliste, Joshua combattit aux côtés des Britanniques lors de la révolution américaine de 1775. À la fin de la guerre, en été 1784, Booth s’installe à Ernestown, non loin de la rive canadienne du lac Ontario. «C’était un homme d’affaires plutôt prospère, explique Mike Booth. Il possédait sept moulins à grains dont l’un occupait une parcelle de terrain, le lot n°40.»
La documentation historique relative à ces moulins demeure peu abondante, mais elle atteste que chacun abritait également une distillerie titulaire d’une licence de production. Les conditions climatiques canadiennes sont très différentes de celles du comté d’Orange, État de New York, près de 500 kilomètres plus au sud, d’où était originaire Booth. Ce dernier aurait de surcroît estimé que le seigle canadien ne se prêtait guère à la boulangerie. On se contentait donc de faire fermenter cette céréale puis de la distiller dans des alambics à repasse rudimentaires. En 1792, alors que son entreprise de meunerie est à son apogée, Joshua est élu député au premier parlement du Haut-Canada. Durant la guerre anglo-américaine de 1812, sa demeure sert de poste d’observation d’où sont guettés les navires américains qui traversent le lac Ontario pour envahir le Canada. Mais avant la fin de la guerre, Joshua a rejoint la part des anges : sa nécrologie publiée le 6 novembre 1813 par la Kingston Gazette fait part de son «décès soudain, intervenu à Ernestown le samedi 30 octobre…». Il avait 55 ans. Mike Booth connaît deux versions du décès de son aïeul Joshua. Selon l’une, il se serait noyé en tentant de secourir des marins naufragés ; selon l’autre, il aurait été tué par balle.
Mike Booth a imaginé de créer un whisky de seigle tel qu’il aurait pu provenir du moulin de la parcelle n°40. «Je suis convaincu que si nous connaissions la vérité, mon Lot No. 40 serait assez proche de ce whisky. C’est un distillat très simple issu d’une trempe composée pour 10 % de seigle malté et pour 90 % de seigle cultivé à proximité de la distillerie, et vieilli en fûts de chêne de qualité.» Le distillat est élevé en fûts de bourbon tout juste vidangés ou en ex-fûts de bourbon. Booth rappelle qu’au début de sa carrière, en 1971, l’alambic pot still [à repasse] qui produit l’actuel Lot No. 40 était déjà en service, mais qu’il a été entre-temps remis à neuf.
Sex and the city
À l’époque de la sortie en kiosque du premier numéro de Whisky Magazine version anglophone, en janvier 1999, Lot No. 40 était commercialisé en abondance. Les magasins de vins et spiritueux en faisaient une promotion titanesque, les bouteilles figuraient en bonne place sur les présentoirs de la gamme Canadian Whisky Guild, des mignonnettes étaient proposées à côté de chaque caisse enregistreuse. Son lancement aux États-Unis eut lieu peu après, mais Lot No. 40 devait en quelques petites années rejoindre Joshua au paradis du whisky.
C’était en effet un breuvage onéreux pour l’époque et les ventes, bien que stables, ne décollaient que très lentement. «Dans les années 1990, la vogue des cocktails classiques n’avait pas encore été relancée, explique Dave Mitton, ambassadeur de la marque Corby sur le marché mondial. Les bartenders ne préparaient pas de cocktails au whisky, chaleureux, bien arrosés et remués à la cuillère. C’était l’époque de Sex and the City et des cocktails fruités, flamboyants, comme le Cosmopolitan.»
Les amateurs de whisky canadien débattent toujours du coup fatal porté au Lot No. 40 d’origine, mais qui s’en soucie désormais ? Lot No. 40 fait un retour en fanfare en 2012 grâce à l’initiative de l’ancien maître assembleur David Doyle et de l’actuel maître assembleur Don Livermore qui lui redonnent sa place dans la gamme rebaptisée Northern Border Collection. Cette fois-ci, c’est une trempe exclusivement composée à 100 % de seigle, sans seigle malté, qui est distillée puis affinée sous bois de chêne neuf. Titulaire d’un doctorat consacré aux produits d’extraction du fût de chêne, Don Livermore sait assurément comment affiner un whisky. Pour rendre hommage au précédent historique, le président de Corby, qui a racheté Hiram Walker, a demandé à Mike Booth l’autorisation d’utiliser son nom sur l’étiquette. «J’étais tout simplement heureux qu’il fasse son retour, évoque Booth, car ce whisky a une véritable histoire.»
Renaissance du Lot
La formule de Don Livermore écrit un nouveau chapitre dans l’histoire d’une ville déchue. Contre vents et marées, Windsor et Detroit sont deux villes jumelles, deux sœurs siamoises chirurgicalement séparées par la Detroit River. Sur la rive de Windsor, en regardant de l’autre côté, on imagine bien Batman vivant à Detroit. Des gratte-ciel surplombent les immeubles art déco datant des années 1920 ornés de décors décatis. Dans la mort, Motor City s’est métamorphosée en rude ville de la frontière, attirant des entrepreneurs n’ayant plus rien à perdre. Mais Batman n’a rien fait pour rétablir la situation. Ce sont les artistes, les bars et les restaurants qui, avec l’eau-de-vie s’écoulant de la frontière nord ont contribué à ressusciter la ville. Assoiffés, nous sommes allés voir sur place l’équipe qui produit Lot No. 40 à Detroit.
«J’ai vite appris que la ville connue pour être le berceau de la musique de style Motown à la techno, est aussi celui d’un street art remarquable, explique Dave Mitton. De sorte que de nombreux jeunes gens ambitieux, hommes et femmes, ont pris les rênes des bars et des restaurants pour fonder des établissements extraordinaires. Il était donc logique de cibler cette ville à nulle autre pareille avec notre Lot No. 40, parce que ce whisky vit lui aussi une renaissance.»
Un exemple typique : en 1935, John Clifford Bell ouvre le bar Cliff Bell’s. En 1985, l’établissement est inoccupé et le demeure jusqu’au début 2006, époque où d’importants travaux de restauration redonnent à ce bar légendaire son lustre de l’époque du jazz. Accoudés au long comptoir courbe en acajou, Davin et votre serviteur dégustons un Old Fashioned réalisés avec un rye Lot No. 40 actuel. Nous ne pouvions pas ne pas nous asseoir ici : John Clifford Bell, le fondateur de l’établissement, est l’homme qui a fait entrer le concept de tabouret de bar dans les tavernes. En 1935, ce meuble était devenu la norme, mais Bell lui a adjoint en plus sa table de bar.
Fantômes et cocktails classiques
Hiram Walker a fait fortune non seulement dans le whisky, mais aussi dans la vente de bois d’œuvre. Il n’est donc pas inapproprié que le manoir construit en 1894 par un autre baron du bois, son collègue David Whitney Jr., soit aujourd’hui occupé par un restaurant gastronomique. La demeure est réputée hantée, mais c’est son architecture qui nous a fait tourner la tête, comme celle de Linda Blair dans L’Exorciste.
Les cinquante-deux chambres, l’antique ascenseur, les colonnes de granit, les sols de mosaïque et les vitraux Tiffany éblouissent, mais ce sont les détails en bois sculpté qui en font un lieu stupéfiant. Nous avions besoin d’un dram. Mais avant cela, Gerard Graham, le directeur commercial de Lot No. 40, souhaitait connaître notre opinion sur une peinture murale panoramique figurant deux bébés jouant. À mi-chemin autour de la pièce, le ton change : l’un des bébés dérobe quelque chose à l’autre et une bagarre éclate. L’histoire s’achève sur un bébé psychotique brandissant un fusil de chasse et menaçant les autres qui cherchent un abri. À mettre sur le compte d’une poussée de dents : ces bébés de Detroit sont coriaces. Peut-être faut-il leur frotter les gencives au Lot No. 40, puis regarder cette peinture en tournant dans l’autre sens. L’histoire est plus réjouissante.
Finalement installés dans la salle Absinthe du deuxième étage, nous avons commandé un Spoonful, cocktail réalisé avec Lot No. 40, liqueur de marasquin, amers et une cuillerée de vermouth doux en à-côté. Un retour au classicisme. «C’est principalement aux actuels bartenders que l’on doit le retour en force du rye whisky, explique Dave Mitton. Ils se sont plongés dans les vieux livres de recettes pour créer des cocktails authentiques et ont par conséquent eu besoin de cette note épicée lourde, de cette saveur particulière qui est celle du whisky de seigle.»
Le Grey Ghost [fantôme gris] était un célèbre contrebandier du temps de la prohibition, qui n’a jamais pu être identifié en raison du masque gris qui dissimulait son visage, mais Lola Gegovic, l’ambassadrice de la marque Lot No. 40 à Detroit, nous assure que nous sommes en sécurité dans le restaurant qui porte son nom. Les hommes de main du Purple Gang l’ont abattu dans une ruelle de Detroit il y a déjà bien longtemps. Réconfortant. Lola nous y a conviés pour déguster un No Strings Attached, cocktail équilibré réalisé avec une dose de Lot No. 40, du vermouth blanc et de la liqueur de cerise Peter Heering. Des pulsations d’énergie animent l’établissement, tout comme la carte des mets. Voici peut-être le goût de Detroit : mortadelle de Bologne frite sur gaufre au vieux cheddar, sinon, dans le chapitre végétarien du menu : sauté de coquilles Saint Jacques pêchées à la main. En tout cas, Mike Booth est ravi d’apprendre que Detroit se prend de passion pour ce whisky si cher à son cœur. «C’est vraiment un bon whisky !», s’exclame-t-il, et il a raison.
Par Blair Phillips et Davin de Kergommeaux
Notes de dégustation Beneath the Underdog
Lot No. 40 (Canadian Whisky Guild Release) 43%
Très expressif : pain de seigle noir à l’allemande, céréale poussiéreuse, cumin puis suaves notes citriques. Note explosive d’orange fraîche et les épices du seigle dans une étincelante finale.
Lot No. 40 (édition 2012) 43%
Pain de seigle, lilas, grain de seigle dur, poussiéreux et terreux, puis seigle aigre accompagné de notes citriques confites, d’épices pimentées et de tanins.
Lot No. 40 (édition actuelle) 43%
À l’image de l’expression 2012, mais un peu plus rond. Fruits, seigle noir et suaves esters floraux recouvrent d’un vernis la dureté du seigle.
Lot No. 40 100 % Rye Cask Strength 12 ans (2017 Northern Borders Rare Release) 55%
Barre de Cadbury Fruit & Nut chocolatée et épicée, accompagnée d’un vigoureux et complexe grésillement de seigle. Infiniment boisé. Vanille et caramel. Un hommage sans concession au whisky de seigle.
Lot No. 40 100 % Rye Cask Strength 11 ans (Fall 2018 Northern Borders Rare Release) 54,3%
La recette de pain de seigle de Martha Stewart condamnée à la prison. Audacieux et complexe. Graines de carvi, clous de girofle, fruits verts, vanille et quantité de seigle.