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Quand Matt Magliocco s’épanche sur le whiskey racheté par sa famille dans les années 90, et dont il assure le développement international, c’est plus qu’une simple marque qu’il raconte. Michter’s résume en effet deux siècles et demi de prospérité et de crises, de mouvements géographiques, de convulsions humaines, qui ont mené au whiskey américain moderne.

 

Rendez-vous était fixé au bar du NoMad, un hôtel chic de Downtown Manhattan. Et, sans même attendre les questions, devant une tasse de café trop dilué qui ferait grincer ses ancêtres italiens, Matt Magliocco égrène son parcours dans la finance, en Asie, où il a passé des années entre Hong Kong et Pékin. Explique qu’il a appris le français jadis, mais a tout oublié en se mettant au chinois. Raconte le retour à New York pour rejoindre Chatham Imports, l’entreprise créée à la fin des années 1980 par son père, Joseph, et ses deux frères, devenue depuis la maison mère du whiskey Michter’s.

Michter’s, le sujet qui rend Matt Magliocco encore plus volubile. C’est pour s’occuper du développement international de la marque qu’il rentre d’Asie en 2013, et une fois encore il devance la question, parfaitement rodé : « Une addition générationnelle dans un business familial, c’est rarement intéressant. Là, on me proposait de contribuer en ouvrant un nouveau champ. » Plus tard, après l’entretien, il improvisera une « petite visite rapide » des bureaux tout proches, sur la 5e Avenue, en fait de quoi on se retrouvera devant une verticale de douze (yep !) ryes et bourbons Michter’s face au tandem père-fils, mêmes crânes chauves, mêmes expressions, même passion. Et là, entre deux fantastiques whiskeys (nom de Dieu, le Celebration ! Et le 25 ans…), on comprendra avec clarté le goût qu’a l’amour du travail bien fait, tout simplement.

Michter’s est l’une de ces marques fascinantes qui concentrent toutes les embardées de l’histoire du whiskey américain. Racontez-nous l’implication de votre famille dans sa dernière résurrection.

M. M. : La marque naît en 1753 en Pennsylvanie sous le nom de Shenk’s, patronyme du fondateur de la distillerie, un émigré suisse. Comme le seigle pousse particulièrement bien dans cet État au climat rude et froid, le produit original est naturellement un rye. Dans les années 1800, la distillerie passe entre les mains des Bomberger, dont elle prend le nom. Et c’est seulement dans les fifties que son nouveau propriétaire, Lou Forman, entrepreneur dans les spiritueux, la rebaptise Michter’s, contraction des prénoms de ses deux fils, Michael et Peter. Si l’on excepte la fermeture pendant la Prohibition, la distillerie reste active jusqu’en 1989, date à laquelle elle ferme définitivement ses portes. Car depuis les années 1970, le whiskey américain vit une crise grave qui durera près d’une trentaine d’années. Les Américains s’entichent des “spiritueux blancs”, de la vodka, et découvrent le vin. Le bourbon cesse d’être cool.

La crise n’est pas terminée quand votre famille rachète Michter’s. Cela se fait dans quelles circonstances ?

M. M. : Après la fermeture en 1989, les derniers propriétaires avaient abandonné la distillerie et la marque. Mon père avait monté son entreprise de distribution de spiritueux, Chatham Imports, associé à ses deux frères, quand il s’en est aperçu au milieu des années 1990. Il s’est alors empressé de redéposer la marque, ça lui a coûté 245 $. Il rêvait d’un petit whiskey boutique – c’était son spiritueux préféré, il continuait à en boire alors que tout le monde s’en était détourné. Le bourbon était au creux de la vague à l’époque, et le rye était carrément mort.

Chatham ne rachète pas la distillerie de Pennsylvanie ?

M. M. : Non, seulement la marque. Et justement, la première question qui se pose est de savoir s’il vaut mieux relancer Michter’s en Pennsylvanie, sa terre d’origine, ou partir au Kentucky. Car on peut produire du bourbon partout aux États-Unis mais les plus grands sont tout de même au Kentucky, les savoir-faire également – les gens qui fabriquent les alambics, qui comprennent la filtration, les tonneliers… So…

Le rye de Pennsylvanie est donc devenu un whiskey du Kentucky.

M. M. : Voilà. La relance s’est opérée en trois phases. Jusqu’au début des années 2000, on ne distillait pas nous-mêmes, on achetait les whiskeys. C’était une période fabuleuse pour cela : il y avait tellement de stocks magnifiques dont personne ne voulait depuis tant d’années… Mon père pouvait sélectionner tous les fûts qu’il voulait. Il recherchait pour Michter’s un style riche, rond, gras, qui réchauffe sans brûler. Nous avons toujours dans nos chais des whiskies fabuleux de cette phase 1, ils continuent à vieillir.

Ils ont quel âge aujourd’hui ?

M. M. : Certains ont plus de 30 ans. [Plus tard, après cet entretien, Jo Magliocco racontera comment passé 12 ans, chez Michter’s, le whiskey est surveillé comme le lait sur le feu, goûté quatre fois par an dans les chais, et transféré immédiatement dans des barils d’acier pour stopper le vieillissement dès qu’il semble « prendre trop de bois ». À l’âge de 15 ans, les fûts sont stockés dans les chais les plus frais pour ralentir la maturation. « Quand Michter’s sort un whiskey de 25 ans, les gens savent que ce ne sera pas du jus de chêne », rappelle fièrement Jo.]

Et puis, soudain, le bourbon et le rye se réveillent aux États-Unis

M. M. : Début 2000, les bars à cocktails explosent, les bartenders redécouvrent les classiques très orientés sur le rye : l’Old Fashioned, le Manhattan, le Sazerac… Et Michter’s était l’une des rares marques sur le marché à proposer un rye de grande qualité. Puis, le succès de la série Mad Men va amplifier ce mouvement. Mon père réalise alors que le réveil est sans doute durable, qu’il y a des perspectives à long terme pour la catégorie. Mais cela implique de sécuriser l’approvisionnement. En outre, plus Michter’s gagnait en notoriété, plus il devenait important d’assurer la consistance de son profil. Ce qui nous a menés à la phase 2. Vers 2003, Chatham conclut un accord avec une distillerie qui, à l’époque, ne tournait pas à pleine capacité. Chaque année pendant un certain nombre de jours, ils distillaient pour nous durant ces “Michter’s days”.

Quelle distillerie ?

M. M. : Ça, je ne peux pas le révéler, nous avons signé un accord de confidentialité.

Au Kentucky ?

M. M. : Oui, pas dans l’Indiana ! Depuis qu’on a relancé Michter’s, tous nos whiskies sans exception sont distillés dans le Kentucky, ryes compris.

Vous faisiez fabriquer selon vos spécifications ?

M. M. : Tout à fait. Avec nos levures, nos mash bills, nos fûts fabriqués avec du chêne séché à l’air libre – jamais à la vapeur – pendant au moins 18 mois et jusqu’à 36 mois : l’impact du bois est tellement crucial. On toaste l’intérieur des fûts avant carbonisation ; on n’est pas les seuls à le faire, mais cela reste inhabituel dans le bourbon. Et, tout aussi important, on enfûte à un degré bien plus bas, 103 Proof [51,5 %, ndlr]. Willy Pratt, un ancien master distiller de Brown Forman, très ami avec mon père, insistait toujours pour dire que c’était le gold standard, alors que l’industrie enfûte traditionnellement à 125 Proof [62,5 %].

Chaque distillerie a son opinion bien arrêtée sur la question de l’entry proof…

M. M. : C’est vrai, et c’est ce qui rend le whiskey si excitant. Bon, je ne suis pas chimiste, mes explications vont donc être sommaires. Mais à 51,5 %, on a plus d’eau au début qu’à la fin de la maturation [sous le climat sec du Kentucky, l’eau s’évapore plus vite que l’alcool, et les whiskeys gagnent en degrés en vieillissant, au lieu d’en perdre comme en Écosse, ndlr]. On extrait moins de tannins, et surtout, l’eau se marie pendant des années avec le whiskey. Notre cœur de gamme vieillit 5 à 7 ans. À 6 ans, on sort à 55-57 % en entonnant à 51,5 %. Alors qu’en enfûtant à 62,5 %, on sort aux alentours de 70 % après maturation : il faut alors ajouter l’eau brutalement et massivement à la fin pour réduire à 40-45 %. Évidemment, notre méthode nécessite beaucoup plus de fûts, et plus de chais pour les stocker. Cette façon de procéder est incroyablement coûteuse ! Sans compter qu’on chauffe nos chais en hiver…

Vous chauffez vos chais ?

M. M. : Par cycles, oui. Quand il fait très froid, on ferme toutes les fenêtres dans les chais, et on chauffe jusqu’à une certaine température. Puis on coupe le chauffage, et on ouvre grand les fenêtres. On obtient ainsi de nombreux cycles de dilatation puis de rétractation du liquide et du bois, une meilleure interaction entre le whisky et le chêne, et un profil aromatique plus fin. Évidemment, l’évaporation augmente.

Vous aviez déjà vos propres chais en phase 2 ?

M. M. : En partie. On louait aussi de l’espace. Et depuis 2012, nous avons notre propre site de production, à Shively, dans la proche banlieue de Louisville.

Quand vous dites « site de production » ? Pour l’assemblage ? L’embouteillage ? Le vieillissement ? Puisque vous ne distilliez pas…

M. M. : On vide les fûts à Shively, mais l’assemblage n’est pas une grosse activité chez nous : la plupart de nos embouteillages sont des single barrels ou des petits batches. La filtration et l’embouteillage se font sur place. On avait un petit alambic utilisé pour les tests. Et en 2014, enfin, nous avons installé notre grande colonne Vendome en cuivre avec son doubler. Une beauté !

Et vous avez commencé à fabriquer votre propre whiskey… Phase 3 ?

M. M. : Phase 3, exactement. Mais si vous voulez mon avis, pendant la phase 2 c’était déjà notre whiskey. On a commencé à tout distiller à Shively à partir d’août 2015, après des mois de réglages.

Beaucoup de producteurs non distillateurs se sont fait rattraper par la patrouille des amateurs sur le mode « si vous ne distillez pas, alors vous ne produisez pas vraiment ». Michter’s aussi a entendu ce refrain : qu’en pensez-vous ?

M. M. : Je vais être honnête : pendant longtemps, nous n’avions tout simplement pas les fonds nécessaires pour construire une distillerie performante. Michter’s est une entreprise 100 % indépendante et familiale. Nous aurions pu lancer beaucoup de choses plus tôt et plus vite en ouvrant le capital, mais c’était important pour nous de faire exactement ce qu’on voulait, comme on le voulait. On préférait dire : « On a un produit sur lequel on est fiers de mettre notre nom » plutôt que : « On a une micro-distillerie, un petit alambic, et tant pis si le whiskey n’est pas terrible ».

Vous avez également une micro-distillerie, désormais !

M. M. : Oui, on avait commencé par acheter Fort Nelson, un bâtiment historique, magnifique mais en très mauvais état, sur Whiskey Row, la rue principale de Louisville. Avec dans l’idée d’y installer la distillerie Michter’s. Mais nous avions sous-estimé l’ampleur des travaux. Et surtout, on a vite réalisé que si la demande continuait à augmenter à ce rythme la capacité des lieux ne suffirait pas. On a donc trouvé par la suite un autre site, à Shively. Une ancienne usine de moteurs.

Du coup, quelle distillerie est M1 ou M2 ?

M. M. : Oh, vous avez entendu parler de ça ? M1 est Fort Nelson, qu’on vient d’inaugurer fin janvier sur Whiskey Row – après 8 ans de travaux ! -, et M2 c’est Shively, qui a pourtant ouvert avant.

D’un côté la distillerie, de l’autre l’attraction touristique ?

M. M. : Shively n’est pas ouvert au public. Et c’est vrai, le tourisme est devenu très important dans notre activité. Le maire de Louisville a vraiment embrassé le « bourbonisme », l’immersion dans le pays du whiskey, et cela attire énormément de visiteurs à Louisville. Mais M1 est un vrai site de production, on y a relogé la paire d’alambics pot stills Vendome qui vient de l’ancienne distillerie Michter’s. Ils avaient été livrés en Pennsylvanie en 1976, Vendome les a remis en état et ils sont revenus à Louisville. Fin 2017, nous avons acheté 50 ha de terres dans le centre du Kentucky, pour y construire des chais et cultiver du maïs, du seigle, de l’orge – aucun OGM bien sûr. Ces grains sont réservés à Fort Nelson, pour produire des whiskeys « farm to bottle ». Quand on goûte le white dog [le distillat, ndlr] à Shively, il est superbe, gras, presque floral. Mais quand on essaie celui de Fort Nelson, la différence est fascinante, il est légèrement minéral, sur la céréale. Alors que les mash bills sont les mêmes. Reste à voir comment les whiskeys vieilliront. Mais là, l’histoire commence à peine à s’écrire.

Vous avez évoqué les levures, le chêne des fûts séché à l’air libre, leur toastage, les chais chauffés par cycles, etc. Ce sont ces mêmes paramètres qui, à Shively, perpétuent l’identité Michter’s ?

M. M. : Absolument, c’est ce qui nous rend uniques. Et on apporte une attention particulière à la filtration à froid, ce dont personne ne parle jamais mais qui a un impact considérable sur le goût final du whiskey. Pour nous, ce n’est pas une simple opération esthétique visant à éviter la turbidité du liquide. Cette filtration est personnalisée pour chacune de nos références, on adapte le matériau et la taille du filtre, la température, la durée. Personne ne passe autant de temps que nous sur la filtration ! Mais filtrer un rye de 5 ans ou un bourbon de 10 ans, ce n’est pas la même chose, pas la même chimie. Tous nos whiskies sont des single barrels ou des small batches de 24 fûts maximum – la taille maximale de la cuve de blending -, il faut les soigner.

Un small batch n’est pas forcément meilleur…

M. M. : Je suis bien d’accord avec cela, ce n’est pas parce que c’est petit que c’est bon. Mais si vous noyez deux ou trois tonneaux pas terribles dans un batch de centaines de fûts, personne ne le sentira. Si en revanche vous en mariez moins de 24, un mauvais suffit à ruiner l’assemblage.

Que faites-vous quand vous tombez sur un fût moisi ? Ça doit bien arriver…

M. M. : De l’autre côté de la rue, il y a une usine d’éthanol. On leur vend les mauvais fûts pour une bouchée de pain, allez-y, faites du fuel avec ! Si, si, je le jure ! La seule chose qui compte à nos yeux, sur laquelle jamais on ne transigera, c’est la qualité. On n’a pas une grande distillerie – un peu moins de 2 millions de litres d’alcool pur par an. Mais je crois qu’on fait des choses intéressantes.

Propos recueillis par Christine Lambert

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