Avec ses single malts lancés sous la marque Welche’s, la petite distillerie d’eaux-de-vie traditionnelles de fruits a entamé une diversification remarquée et très prometteuse. Allons donc y voir de plus près, direction le Haut-Rhin.
Il y a des signes qui ne trompent pas. D’abord la route, qui au lieu de traverser les champs d’orge grimpe dans les vignes dorées à la feuille sous le soleil d’octobre. Et puis, une fois à destination, les alambics qui respirent la tarte à la mirabelle extirpée du four. Not just another whisky distillery. Pas simplement une distillerie de whisky de plus, non : une distillerie alsacienne.
Bâtie en 1978 par Gilbert Miclo à Lapoutroie, un village de haute vallée à l’écart de Colmar, la distillerie se spécialise dans les eaux-de-vie de fruits dont son fondateur faisait négoce avant d’acquérir un alambic en 1962. De la quetsche et de la mirabelle, du kirsch et de la poire, de la framboise sauvage et du coing, et du sureau, du bourgeon de sapin… Des liqueurs et des crèmes, des marcs aussi. C’est fou comme l’homme a appris à transcender le fruit depuis qu’Eve a croqué la pomme sans recracher les pépins.
Et puis… Et puis les Français commencent à bouder les gnôles tombées de l’arbre, la consommation de ces eaux-de-vie traditionnelles chute dans les années 1980, inexorablement, et… « Et on a été un peu longs à réagir,reconnaît Michel Miclo, fils du fondateur, qui a pris la suite. On a bien vu les autres distilleries prendre le virage du whisky, on aurait pu amorcer la diversification dix ans plus tôt. » Cette histoire-là, on aurait pu vous la raconter ailleurs en Alsace, chez Meyer, Hepp, Lehmann, Bertrand, Holl… Ou en Lorraine (Rozelieures), en Bretagne (Armorik, Eddu). L’histoire d’une reconversion pleine d’espoir dans la distillation de céréales, parce qu’il y a le feu au lac, parce qu’il faut sauver l’entreprise familiale, et qu’après tout, on n’a rien à apprendre de la distillation et on possède déjà l’essentiel du matériel.
En 2011, Miclo entreprend ses premiers essais dans le whisky, avec un brassin fermenté à façon par la brasserie Saint-Pierre. Dès la fin de cette même année, Météor allait prendre le relai, et s’est imposé aujourd’hui comme le principal fournisseur de bière prête à distiller des petites distilleries françaises reconverties au malt. « On fait venir une quinzaine de camions citernes par an,dévoile Bertrand Lutt-Miclo, DG de l’entreprise, petits-fils de Gilbert et neveu de Michel. La bière est stockée en cuve et on se dépêche de tout distiller une première fois, pour travailler le brassin le plus frais possible. »Vous voyez ? Pas simplement une distillerie de whisky de plus, où l’on procède par passes successives de la même cuvée : première distillation, deuxième distillation, et hop la ! (je parle alsacien) un batch à mettre en fûts !
Le process de fabrication s’est adapté aux contraintes. Tenez, prenez les alambics. Quatre splendides Holstein au cuivre épais, terni par les années de chauffe. Une paire équipée de petites colonnes dont on débraye les plateaux pour distiller le whisky, et les deux plus petits coiffés de chapiteaux en cloche. Les distillats seront ensuite mélangés pour gommer les différences induites par les deux types de bécanes qui pour l’heure accueillent les mirabelles fermentée – pulpe, peau, noyau, tout y passe. La semaine prochaine, les cuivres avaleront les framboises sauvages avant de se remettre au régime céréales.
Retour au whisky. Une fois les premières passes distillées, on recommence l’opération, en éliminant cette fois les têtes de distillation (nocives) et les queues (au goût de musaraigne noyée dans l’eau savonneuse). Fait rarissime, les têtes ne sont pas remises en alambics lors de la distillation suivante, mais écartées définitivement. Une sacrée perte sèche.« Mais c’est à ce prix qu’on obtient le distillat qui nous convient », observe Bertrand Lutt-Miclo. Le distillat, de fait, est magnifique, céréalier, un peu gras, mie de pain raclée de fruits à l’économie. Une base de travail idéale.
En 2016, les premiers single malts sortent sur le marché sous la marque Welche’s (le w se prononce comme un v : velche). Et là, je me mords les doigts d’avoir sucré dans l’interview de Serge Valentin, régional de l’étape qui habite non loin, une digression sur les Welches. Bref. La gamme compte 3 références, le classique non tourbé vieilli en fûts de sauternes, le Fine Tourbe (8-10 ppm) et le Tourbé (23-25 ppm). Des whiskies jeunes (4 à 5 ans) mais aboutis, avec des tourbes bien maîtrisées et une marge de progression prometteuse. « Au début, on produisait 75% de classique, mais devant le succès des tourbés, on a inversé depuis deux ans, et on fait désormais rentrer à 60% du brassin tourbé »,révèle le jeune DG.
Les invités commencent à se serrer devant les alambics. Ce soir, Miclo a invité une quarantaine de fidèles, cavistes, sommeliers, restaurateurs et amis de la région à venir sélectionner le futur single cask à embouteiller, la « Cuvée des grands palais ». Une cérémonie annuelle fédératrice, où chacun donne son avis et note scrupuleusement les 8 tirages prélevés dans les fûts, sous l’arbitrage de Daniel Hanser. Un personnage, le Daniel. Tête de pioche estampillée pur Québec, enraciné dans la région depuis un bail, débauché de la cave coopérative de vin voisine, il règne sur les chais et la distillation de toutes les eaux-de-vie. Le voilà parti sur le « ouillage » (compléter l’évaporation du whisky avec un apport du même whisky) et le « mouillage » (réduire lentement le degré par ajout d’eau) des fûts, en agitant son verre tulipe sans en verser une goutte.
Fûts de sauternes et de vins de bourgogne forment l’essentiel de l’armée de bois qui roupille en sous-sol. Mais récemment, des essais sur le chêne neuf des Vosges ont donné des résultats intéressants. Notamment dopés à la chauffe alligator (la paroi intérieure du tonneau est lourdement carbonisée, jusqu’à ressembler à une peau de croco à deux doigts de finir en sac à main) pour accueillir le single malt tourbé d’un baiser charbonneux. Les prix surprennent par leur douceur (une quarantaine d’euros dans la gamme permanente, dans les 70€ les single casks et éditions limitées (dont le très recherché Cherry Cask affiné en fûts de cerises à l’eau-de-vie), si l’on considère la production minuscule : 27.000 litres d’alcool pur par an – ce que produit Glenfiddich en une demi-journée et une petite distillerie comme Kilchoman en 18 jours.
L’histoire n’a pas de fin. Pensez-vous, elle commence à peine. Mais la suite s’écrit déjà. Il faudra bien songer à remplacer la paire d’alambics quadragénaires, c’est l’âge de la retraite forcée de nos jours. Et, bien sûr, la distillerie entend bien intégrer à terme le brassage et la fermentation. Mais pas question de renoncer aux eaux-de-vie de fruit, ça non. C’est l’héritage du grand-père, une histoire de famille, de valeurs et de fidélité. Et qui sait si, un jour, ces gnôles expressives et raffinées que les Français ont chassées de leurs tables ne feront pas un retour dans nos verres après des décennies de sommeil ? Après tout, on a écrit les plus beaux contes avec moins que ça.
Par Christine Lambert
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