Après une tournée en Asie, ce whisky qui fut longtemps l’un des secrets les mieux gardés d’Ecosse arrive véritablement en France avec un 12 ans et un 16 ans. Rarement embouteillé en officiel – dans la gamme Flora & Fauna et les Special Releases – avant un premier lancement en 2014, Mortlach veut s’imposer comme la nouvelle marque de luxe. Alors que cet immense single malt vaut tellement mieux que cela !
Préparez deux Doliprane 500 à portée de main, la lecture de ce papier risquant de vous laisser en proie à une légère céphalée que, je vous le promets, vous ne regretterez pas. Car Mortlach is back, et les vrais savent.
Ce speysider atypique, plébiscité par les connaisseurs et les blenders, avait déjà tenté une percée en solo en 2014 – tentative avortée en même temps que le projet d’agrandissement de la distillerie qui couvait alors. Mais son propriétaire, le n°1 mondial des spiritueux Diageo, n’a jamais renoncé pour autant à faire de ce whisky, longtemps l’un des secrets les mieux gardés des amateurs, la future marque de luxe de son portefeuille de single malts.
Après un rodage en Asie, deux références arrivent en France : un 12 ans The Wee Witchie et un 16 ans Distiller’s Dram (un 20 ans Cowie’s Blue Seal en fin d’année si tout va bien). Passons sur la com’ qui s’empêtre entre les codes invitant à enjoyer un superdeluxe whisky et le manuel de développement personnel façon follow The Way, petits scarabées. Chacun·e possède sa propre vision du whisky, et dans la mienne le mot luxe confine à l’outrage. Fermons les yeux, ouvrons la bouteille, il sera toujours temps de faire l’inverse à la fin de la dégustation.
Les whiskies sont superbes, mais entre nous pour foirer un Mortlach il faut vraiment y mettre du sien. Avec une prime pour le 12 ans, élevé en ex-fûts de bourbon et de xérès : volumineux en bouche, grassouillet et plein de fraîcheur, sur une trame céréalière, miel, toffee, pêches fondantes et abricots séchés, une pointe de chocolat sur un boisé presque floral à l’olfaction. Du velours.
Le 16 ans réclame du temps, ce luxe (et toc !) dont on paie le manque au prix fort, pour danser sur les notes florales, les fruits secs et à coques, le bois exotiques. On perd cependant la typicité carnée, sulfureuse de Mortlach, qui s’exprime dans le distillat et classe « la Bête de Dufftown » dans le top des grands assembleurs (c’est un ingrédients essentiels des blends de Johnnie Walker). Mais faut-il s’attarder à regretter ce qui fut quand ce qu’on a ne démérite pas ? Vous avez trois heures. Profitez-en pour avaler sans attendre le premier Doliprane. En préventif.
Comme j’ai déjà eu l’occasion de le développer (ici), Mortlach est sortie de l’imagination de Shadoks bourrés, et cette théorie des miennes ne fait aucun doute. C’est probablement l’une des distilleries écossaises les plus fascinantes à visiter (elle n’est pas ouverte au public, hormis lors du festival Spirit Of Speyside et les tickets s’arrachent bien qu’ils ne fournissent pas le paracétamol), avec son schéma de distillation unique au monde. Une mécanique de précision toute en complication qui, au terme de 2,81 passes, accouche d’un des plus beaux distillats qui soit.
2,81 distillations ? Entre la double distillation traditionnelle dans les Highlands et la triple distillation historiquement implantée dans les Lowlands (ainsi qu’en Irlande), Mortlach a raté le coche et s’est enclumée sur la virgule. Tout démarre pourtant d’un système ma foi fort classique : 6 alambics pot stills, trois pour la première passe, autant pour la seconde, reliés à des condenseurs en serpentin (réputés « alourdir » le distillat en le purifiant moins). Mais ensuite, l’enchaînement est parti en quenouille vers l’usine à gaz.
Les alambics ont tous une taille et une forme différente, et un seul parmi eux, le plus petit, surnommé The Wee Witchie (le petit sorcier), voit passer l’intégralité du flux. Le cœur, les têtes et les queues de distillation suivent pour le reste un circuit sans queue ni tête. Dans une distillerie « normale », le système s’équilibre le plus souvent par paires : le brassin passe dans un alambic (le wash still), ressort concentré à environ 20-25% d’alcool, puis est redistillé (dans le spirit still cette fois) jusqu’à 75% à la louche. A Mortlach, une seule paire de cuivres suit la règle. Les autres jouent une partie de cartes différente à la même table.
Deux wash stills tournent ensemble et envoient leurs têtes dans un même spirit still, lesquelles seront recombinées avec deux flux. Les queues sont ensuite redistillées en deux batches puis assaisonnées aux têtes. La tête, justement : ça va ? Frottez-vous les paumes, appliquez-les sur les paupières pour soulager la tension. Rien ? Deuxième paracétamol alors, je ne vois que ça.
Vous n’avez rien pigé, et je ne vous en veux pas. A vrai dire personne n’a jamais réussi à transmettre clairement la logique byzantine du bousin – personne n’est même capable de dire avec certitude à quel moment dans l’histoire il s’est imposé. En résumé, imaginez 3 distilleries sous un seul toit dans la même chambre des alambics : c’est cela Mortlach. Un single malt qui serait en réalité un blended malt. Un rêve d’ingénieur. Un chef-d’œuvre du génie civil. L’évidence qui s’impose quand on a oublié tout ce qui la compliquait (oui, j’aurais pu vous épargner deux cachetons).
Mortlach sort de terre en 1823, première distillerie légale de Dufftown, un bourg du Speyside riche en alambics. William Grant y fit ses premières armes avant de créer Glenfiddich – une bonne école, donc. C’est le second propriétaire, George Cowie, puis son fils Alexander qui vont véritablement accoucher Mortlach. Les Cowie sont des ingénieurs galvanisés par la Révolution industrielle, des techniciens audacieux et animés d’une énergie créatrice folle.
Alexander va ainsi repenser la fermentation en deux temps, des cycles courts (moins de 60 heures) pour aller chercher la céréale, et longs (110 à 120 heures) pour densifier l’aromatique. Il va surtout entortiller les chemins de distillation pour tour à tour enrichir, fractionner et assembler le distillat afin de délivrer un whisky d’une puissance et d’une complexité folle. Un whisky à nul autre pareil, versatile, capable de muer radicalement mais sans jamais se perdre au gré des fûts d’élevage et des années qui s’égrènent. Un whisky qui mérite mieux que les oripeaux du luxe.
Par Christine Lambert
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