S’il est une industrie qui n’a de cesse depuis quelques années de se renouveler et de développer ses capacités de production, c’est bien celle du whisky. Nouvelles distilleries, renaissances d’anciennes disparues, extension des visitor center… Et s’il s’agissait d’un nouvel âge d’or ?
Il est difficile d’en tenir le compte. Non, il est impossible de tenir le compte des nouvelles distilleries en cours de création dans le monde.
Et je parle simplement des distilleries de whisk(e)y dans les principaux pays producteurs, car le décompte mondial des nouvelles exploitations productrices de whisky (sans parler du gin) donne le vertige.
Examinons la situation de plus près : selon les chiffres les plus récents, pour les seules années 2017 et 2018, six distilleries au moins sont prévues au Japon. Impressionnant ? Attendez la suite !
L’American Distilling Institute prévoit « des créations au rythme d’environ deux nouveaux établissements par jour ouvrable » rien qu’aux États-Unis (compte non tenu du Canada, où il se passe aussi beaucoup de choses). Ce chiffre stupéfiant concerne principalement les producteurs artisanaux de tous types de spiritueux, où figurent nombre de bourbons, whiskeys de seigle et single malts américains.
Les principaux acteurs du secteur ne sont pas non plus restés les bras croisés : des créations ou des extensions de distilleries ont été annoncées chez Buffalo Trace, Old Forester, Bulleit, James E Pepper, Rebel Yell, Castle and Key, Heaven Hill, Michter’s, Lux Row et dans de nombreux autres établissements, la plupart étant équipés d’installations d’accueil des visiteurs. Une société roumaine, le groupe Alexandrion, a annoncé un projet de construction de distillerie de 40 millions de dollars à Carmel, très probablement le premier investissement roumain dans l’industrie américaine de la distillation.
Le boom irlandais
Les stéréotypes nationaux mis à part, il est difficile de dresser un état précis de la situation en Irlande : dix-huit sites de production étaient en service en 2018 et dix-neuf autres sont envisagés ou en cours de construction. Ce pays a déjà régné sur le monde du whisk(e)y, mais son industrie naguère puissante ne comptait encore en 2013 que quatre distilleries en tout et pour tout.
Quant à l’Écosse, les nouveaux établissements vont du colosse à 155 millions d’euros de The Macallan, à la minuscule Toulvaddie, dans la région d’Easter Ross, fondée et gérée par une femme. J’ai compté plus d’une trentaine de nouveaux candidats, de la région des Scottish Borders jusqu’à l’extrême nord du pays, tous très optimistes et riches de promesses. On investira dans certaines distilleries, on achètera des fûts dans d’autres, ou bien l’on se contentera d’admirer la confiance qui incite cette industrie à construire de nouvelles capacités de production tandis que de jeunes entrepreneurs font leurs premiers pas dans ce monde hautement imprévisible qu’est le whisky.
Des très hauts et des très bas
Que l’on ne s’y trompe pas, en effet il n’en a pas toujours été ainsi, l’industrie du whisky étant réputée connaître des phases de prospérité et de récession. En Écosse à la fin des années 1880 et durant les années 1890, le whisky était une véritable vache à lait, à l’origine de la fondation de grandes dynasties par des personnalités comme John et Tommy Dewar, Alexander Walker, James Buchananan et d’autres. Mais la fête prit brutalement fin avec la rupture du barrage de la surproduction à la suite des agissements délictueux des frères Pattison de sinistre réputation. Il faudra ensuite attendre plus de trente ans avant que le scotch whisky s’en relève.
Un scénario comparable s’est reproduit après la Seconde Guerre mondiale : de nouvelles distilleries furent construites et les ventes explosèrent, au moins jusqu’à la récession mondiale des années 1980 et la prise de conscience qu’un gigantesque « Whisky Loch » avait été rempli sans que l’on sache réellement qui boirait tous ces drams. Une fois de plus, la surproduction mettait une fière industrie à genoux. Des distilleries emblématiques comme Rosebank, Port Ellen et Brora ont disparu corps et biens, apparemment pour toujours, dans les réductions d’effectifs qui ont suivies.
Un nectar populaire
Mais aujourd’hui, la situation est peut-être différente. Et ce pour quatre raisons au moins.
Premièrement, le whisky en général et le scotch en particulier jouissent d’une popularité mondiale, contrairement au passé, où la diffusion du whisky était souvent limitée à quelques marchés principaux. Lors de la phase d’expansion des années 1950, par exemple, et plus tard durant de nombreuses années, les États-Unis comptaient pour plus de 50 % de l’ensemble des exportations de whisky écossais. Mais quand ce marché s’est tourné vers la vodka et les rhums légers, avec la forte hausse des coûts de l’énergie, l’industrie n’ayant nulle part où se tourner a dû procéder à des compressions d’effectifs draconiennes.
La situation est aujourd’hui très différente : les ventes étant bien plus largement réparties, le scotch s’étend sur le monde entier, même si le whisky japonais est désormais apprécié en Écosse et même si les nouveaux whiskies mondiaux (on songe à la Suède, à l’Inde et à Taïwan) bénéficient une crédibilité impensable il y a dix ans.
De plus, la tendance démographique générale dans les marchés dits émergents et l’accroissement des richesses favorisent grandement les spiritueux premium et les marques mondiales. La démocratisation des achats de luxe (n’oublions pas qu’un blend vendu en supermarché peut représenter dans nombre de ces pays un incitatif d’achat par comparaison aux spiritueux locaux) ouvre de grandes possibilités pour le whisky. Pour lever le moindre doute, il suffit d’observer les efforts consentis par tous les distillateurs pour pénétrer même d’un petit pourcentage les marchés chinois et indien.
Deuxièmement, l’industrie a fait des efforts de gestion. La consolidation de la propriété n’est certes pas sans inconvénients, mais la qualité des prévisions, de la modélisation de la demande et du marketing au niveau des professionnels comme des consommateurs s’est considérablement améliorée, grâce au professionnalisme des grands groupes qui dominent désormais l’industrie (sans qu’ils soient à l’abri de faux pas !).
Le retour de la confiance
Troisièmement, et à l’inverse, malgré les consolidations intervenues dans le passé, la majeure partie de l’énergie et de l’activité entrepreneuriales observées aujourd’hui sur le marché est le fait de nouveaux petits producteurs. Cela signifie concrètement que l’industrie repose sur une base bien plus large qu’il y a cinq ans, sans parler d’il y a dix ans. Avec la relative disponibilité du capital-risque, la recherche par les investisseurs de meilleurs rendements que les produits boursiers traditionnels et l’avènement de nouveaux modes de financement, comme le financement participatif, jamais les levées de fonds pour la construction de nouvelles distilleries n’ont été aussi faciles (du moins depuis le grand essor du whisky de la fin de l’époque victorienne).
Enfin, et c’est le point peut-être le plus important, le whisky bénéficie d’une confiance et d’un optimisme d’un niveau inconnu depuis de nombreuses années. Si je puis rapporter une anecdote personnelle, j’ai commencé ma carrière dans une grande firme de whisky à la fin des années 1980, mais mon travail n’avait pas pour objectif de dynamiser les ventes. Bien au contraire, mes employeurs considéraient que le whisky se trouvait dans une phase de déclin terminal à long terme et que, même si les flux de trésorerie étaient encore bons, la meilleure chose à faire, c’était de diversifier les investissements dans des entreprises agroalimentaires. Mon emploi consistait donc à rechercher des acquisitions potentielles qui pour certaines ont été réalisées. On se contentera de dire que toutes ont été depuis longtemps revendues, souvent à perte.
D’autres sources de revenus
L’une des raisons qui pourraient expliquer pareil optimisme, c’est que les distilleries, et plus particulièrement les petites nouvelles, ont su envisager d’autres sources de revenus en attendant que leur whisky parvienne à maturité. Le gin en est une, mais également le tourisme à destination des distilleries dont le marché est en pleine expansion. Des distilleries comme Cotswolds, tout en produisant du gin et du whisky, accueillent également des visiteurs qui, en 2016, y ont chacun dépensé 30 livres sterling : 40 % des revenus et 60 % des bénéfices de l’entreprise proviennent des touristes ayant payé pour visiter le site. Rien d’étonnant, par conséquent, qu’en mai 2018 cet établissement ait pu lever des fonds à hauteur de 3 millions de livres sterling au titre du financement participatif pour accroître ses capacités d’accueil à plus de 30 000 visiteurs par an. Avec pour résultat impressionnant que l’objectif initial a été atteint dès la première semaine et dépassé par la suite de 50% !
Visitors centers
Ces chiffres expliquent l’investissement de Macallan dans sa nouvelle distillerie dont la conception est entièrement centrée sur le visiteur et sa découverte du site. Le plus remarquable, c’est qu’il suffit de deux personnes pour faire fonctionner la distillerie, tandis que soixante nouveaux employés ont été embauchés en prévision du doublement du nombre de visiteurs. Viendront-ils ? Le 14 août dernier, Macallan a lancé une édition commémorative limitée : la demande était telle que des amateurs campaient devant la distillerie depuis la veille et que la circulation automobile était si dense que la police dut intervenir pour dégager la route. Il paraît même que les conducteurs arrivés suffisamment tôt pour pouvoir entrer dans le site louaient les places inoccupées de leur véhicule au prix de 400 livres sterling, afin que l’« heureux » passager puisse par la suite dépenser 495 livres sterling supplémentaires pour acquérir la bouteille convoitée. La boira-t-il ? Les paris sont ouverts.
Le cas de Macallan n’est pas unique. Sa marque sœur, Highland Park, s’enorgueillit d’une « très longue liste d’attente » pour son « ultimate tour », une visite de luxe proposée au prix de 1 000 livres sterling par personne ; la distillerie a officiellement cessé d’en faire la publicité, mais les visiteurs continuent d’affluer. Tirant les leçons de la réussite de son Guinness Storehouse à Dublin, la multinationale Diageo envisage désormais de bâtir le plus grand équipement de tourisme du whisky jamais proposé, un investissement de 150 millions de livres sterling pour la création à Édimbourg d’un « Johnnie Walker Experience Centre », qui s’ajoute à la rénovation dans ses distilleries de douze centres d’accueils.
Des distilleries renaissantes
Et s’il fallait d’autres preuves que les temps changent, il suffit de considérer le destin des victimes des coupes sombres intervenues dans les années 1980 : Rosebank, Brora et Port Ellen. Toutes sont en passe de redémarrer leur production, Diageo estimant qu’il vaut largement la peine de dépenser 35 millions de livres sterling pour ramener Port Ellen et Brora d’entre les morts (bien entendu, les deux distilleries disposeront chacune d’une « maison de marque » destinées à attirer les visiteurs).
L’histoire ne s’arrête pas là. Le whisky est largement médiatisé comme produit d’investissement, les gains réalisés sur les bonnes bouteilles ayant été jusqu’à présent impressionnants. La possibilité existe de prendre des participations dans des fonds d’investissements dédiés au whisky et nombre de sites d’enchères en ligne spécialisés proposent de vastes gammes de bouteilles.
Les uns après les autres, les prix atteints dans les principales maisons de vente effacent les records précédents, comme les flacons Macallan 1926 aux étiquettes dessinées par Peter Blake et Valerio Adami, qui ont chacun rapporté plus de 880 000 € (les deux franchissant ainsi la barre du million de dollars) aux enchères à Hong Kong en mai dernier, ou la bouteille Yamazaki 50 ans vendue ce mois-ci pour près de 300 000 €. Nous réjouissons-nous tous de ce nouvel d’amour et de cette reconnaissance des qualités de notre boisson préférée ?
S’il m’est permis de terminer sur une note pessimiste, l’essor des investissements dans le whisky est le revers sombre d’une médaille aux reflets dorés. Certaines marques de whisky exploitent désormais sciemment l’effet Veblen qui explique pourquoi, contrairement aux règles habituelles de l’offre et de la demande, le caractère désirable d’une marchandise peut croître en même temps que son prix et que la raréfaction de son offre. Pourquoi, sinon, la route qui mène à Macallan aurait-elle été bloquée par des acheteurs impatients ? La direction de Macallan ignorait-elle que telles en seraient les conséquences, savourant avec gourmandise la publicité ainsi faite, tout en déplorant publiquement le chaos qui en résulta ?
Peu importe si la combinaison du statut (que l’on pourrait qualifier d’« attrape-snob ») et de la performance en matière d’investissements de certaines marques se limite précisément à ces seules marques. Mais sa conséquence a été de faire grimper inexorablement les prix de l’ensemble des whiskies, ce qui est une bonne chose, ou non, selon les points de vue, que l’on soit actionnaire ou cadre supérieur des distilleries en question, ou simplement un amateur fidèle confronté à l’envolée des prix de son dram de prédilection.
Je souhaite bonne chance à toutes ces distilleries, nouvelles ou agrandies, en espérant que les investisseurs apprécieront leur achat (car je pense qu’il vaut mieux déboucher une bouteille que la contempler dans une vitrine) et que cet afflux d’argent frais circulant dans l’industrie sera judicieusement dépensé.
Avec la crise de la tulipe, la bulle spéculative de la Compagnie du Mississippi et la condamnation à la prison de magnats du whisky à l’époque victorienne, par exemple, l’histoire ne manque pas de mises en garde. « Tout ce qui brille n’est pas d’or », a écrit Shakespeare, mais à l’heure actuelle, tout ce qui concerne le whisky semble, comme Midas, transformer tout ce qu’il touche en or.
Il est à espérer que la fièvre actuelle s’apaise et que tout finisse pour le mieux. Il m’arrive certains jours d’être très inquiet…
Par Ian Buxton