Oublié depuis des décennies, l’Ojén est un des nombreux anisés à connaitre la gloire au début du 20e siècle. Bu par Hemingway, peint par Picasso, ingrédient indispensable d’un cocktail culte du carnaval de La Nouvelle Orléans, il ressuscite aujourd’hui, de manière absolument confidentielle. Une bien curieuse histoire…
J’ai deux bouteilles devant moi. A ma droite, le flacon est plutôt bas et rond, l’étiquette blanche, le liquide transparent, il titre 42°, a été produit à La Nouvelle-Orléans, la marque s’appelle Legendre et son arôme est fortement anisée. A ma gauche, il a une forme de cercueil, l’étiquette est blanc cassé, le liquide est ambré, il titre 37,5°, a été produit à Ojén en Andalousie, la marque s’appelle Finca La Giralda et son arôme est certes anisée, mais surtout herbacée. Ces deux liqueurs, si différentes, produites à des milliers de kilomètre l’une de l’autre, portent le même nom générique, que très peu de personnes connaissent encore : Ojén.
Comment en est-on arrivé là ? Comment est-il possible que les deux seules expressions disponibles d’un style de spiritueux soient si différentes ? Avant d’examiner cette histoire en deux pans, arrêtons-nous d’abord sur le seul véritable point commun entre nos deux bouteilles : l’anis.
En France, on le sait : les saveurs anisées occupent une place centrale. En fait, l’anis est le trait d’union entre toutes les cultures de l’alcool de la méditerranée. Et l’Espagne, bien entendu, n’a jamais dérogé à cette règle. Si la seule marque connue un tant soit peu à l’international est l’Anis del Mono, il faut savoir que le pays comptait, jusqu’au changement récent de la norme européenne, pas moins de 8 Indications Géographiques Protégées pour des liqueurs anisées, plus que tous les autres Etats de l’UE réunis. Toutes, ou presque, sont vendus en version sèche et douce. La plupart, comme le produit de Legendre, sont blanches, n’utilisent que de l’anis (et, parfois, de la badiane). Cinq de ses IGP doivent leur nom à un petit village. Chacun (Cazalla, Chinchón, Rute…) proclame que partout en Espagne, quand on veut un anis, on le commande par le nom de son village. De tout évidence, cette affirmation pose problème. Et ce qui est certain, c’est qu’aucun de ces noms n’a réussi à acquérir le prestige international qu’a eu, quelques décennies durant, celui d’Ojén, où l’on a jamais produit un anis du style d’un autre village, alors que l’inverse n’est pas nécessairement vraiment !
L’origine
Pour arriver à Ojén, il faut laisser la luxueuse Marbella et la mer dans son dos et prendre une route de province qui monte vers les montagnes de Malaga. Cette petite bourgade (à peine plus de 3000 habitants) aux maisons blanches ressemblent à bien d’autres villages andalous. Mais il y a 150 ans, l’endroit était connu pour sa mine de magnétite, ses vignes de qualité et… son aguardiente, qui allait bientôt être primé par tous les concours internationaux. Un juge affirma qu’il s’agissait là d’un produit « exquis et incomparable, sans rival parmi les nombreux anisés disponibles ».
Tout commence en 1830 lorsque Andrés Morales acquiert un alambic et se lance dans la distillation de ses vins. En 1860, peu après son décès, son fils reprend l’affaire. Il créé une marque, choisit la bouteille ‘cercueil’ et donne à son anis le une identité visuelle forte : son nom sur une feuille de vigne et un guerrier romain monté sur un char à deux chevaux, rempli de bouteilles d’Ojén. Même si son demi-frère s’adonne lui aussi à la distillation, Pedro est le seul à vendre son produit au-delà des limites régionales. Et ça marche.
La preuve de son succès ? Outre la soixantaine de médailles de concours internationaux que la marque continuera à récolter bien après sa mort, c’est surtout le nombre d’imitateur qui frappe. Selon Peter Schaf, de Tempus Fugit, une compagnie qui reproduit des spiritueux anciens, il y avait peut-être autant d’Ojén en Espagne qu’il y avait d’absinthe en France ! Vers 1870, Morales doit commencer à présenter son produit comme seul authentique.
Mais que faisait donc Pedro Morales pour se distinguer non seulement des autres « Ojén » mais aussi des autres anis espagnols ? Question compliquée, réponse très simple : on n’en sait rien ! Ou en tout cas, pas grand chose. Comme de nombreux distillateurs de zones viticoles, il distillait le vin local. Comme tous les liquoristes, il ajoutait du sucre. Et, évidemment, qui dit anisé, dit anis. Etait-ce son tour de main, la qualité de son vin ? Cela n’y était sans doute pas pour rien. Les recettes des vieux manuels de liquoristes peuvent peut-être donner un début de réponse mais… on en trouve peu ! Une de 1888, précise, parmi les ingrédients, de la coriandre, de la noix de muscade, du gingembre et d’autres ingrédients aromatiques. Plus complexe, donc, qu’un simple anis, mais c’était loin d’être le seul dans le cas à l’époque – la liqueur anisée Hierbas de Mallorca en reste un bon exemple aujourd’hui. On trouvera une autre piste de réponse outre-Atlantique.
L’absinthe espagnole
Depuis l’époque de la domination espagnole sur La Louisiane à la fin du 18e siècle, l’influence ibère est un élément important de l’identité créole. De nombreux immigrants de la péninsule s’étant installés à La Nouvelle-Orléans, c’est sans surprise que de nombreux produits de la mère patrie étaient disponibles sur les marchés locaux. Logiquement, c’est ici que l’Ojén a trouvé son premier marché aux Etats-Unis.
La première trace date de 1883. Un magasin du Vieux Carré accuse réception de 50 caisses d’Ojén qu’il présente comme « supérieur à l’absinthe ». Plus d’un demi-siècle plus tard, dans En avoir ou pas, Hemingway fait dire à un de ses personnages que l’Ojén est l’absinthe espagnole, tandis que Stanley Clisby Arthur, dans son Famous New Orleans Drinks de la même époque dit (erronément) que le mot est un déformation d’ajenjo, le mot espagnol pour absinthe.
Pourtant, le seul véritable point commun entre les deux produits est la saveur anisée. Mais aux Etats-Unis, leur sort sera intimement lié : si, après cette première publicité, l’Ojén ne se fait plus remarquer là-bas avant 1912, ce n’est pas pour rien. Il s’agit très précisément de l’année où l’absinthe y a été interdite. Ce n’est pas non plus un hasard si la première recette de cocktail à l’Ojén (Ojén, bitters Peychaud, eau gazeuse, service sur glace pilée) publiée aux Etats-Unis la même année est si familière : il s’agit ni plus ni moins que de l’Absinthe Cocktail, le sucre en moins car rendu obsolète par l’utilisation d’une liqueur à la place du spiritueux original. Pour un temps au moins, l’Ojén prit la place de l’absinthe récemment bannie.
En 1883 déjà et, a fortiori, en 1913, le véritable Ojén de Pedro Morales avait cependant des concurrents. Qui abreuvait la demande croissante du marché créole ? Pas lui, apparemment : on ne trouve aucune trace de sa présence sur les Expositions et Concours organisés aux Etats-Unis. Et dans les années 1910, seules deux marques espagnoles s’annoncent régulièrement : Joaquin Bueno, de Malaga, et, surtout, Fernández, du Puerto de Santa Maria, haut lieu de production de sherry. Elles seront vites rejointes par L.E. Jung une entreprise locale. Que des américains se mettent à faire de l’Ojén souligne soit son succès, soit ses problèmes d’approvisionnement…
Ojén loin d’Ojén
Le problème de Pedro Morales était clair dès que son affaire avait commencé à prendre de l’ampleur : augmenter la capacité de production et agiliser la distribution n’est pas chose aisée dans un petit village à pieds de montagne. C’est pourquoi, dès 1874, il prit la décision d’installer un second centre de production à Malaga, à 44 km de là. Capitale provinciale dotée d’un des principaux ports du pays et très active dans l’exportation de vins, c’était une place idéale. Après la disparition de Pedro en 1892, son fils Andrés sut en profiter pour augmenter les exportations et diversifier le portfolio. C’est cependant l’enfant le plus célèbre de Malaga, Pablo Picasso, qui démontra involontairement la place acquise alors par l’Ojén Pedro Morales : il fait de sa si caractéristique bouteille la pièce centrale de son tableau Bodegón Español en 1912 – la même année que son célèbre collage Suze.
Mais, surtout et paradoxalement, en descendant de la montagne pour s’installer à Malaga, la famille qui avait inventé l’Ojén avait bien involontairement souligné qu’il était légitime d’en produire en dehors d’Ojén. Si Pedro Morales le faisait, tout le monde pouvait le faire. La maison avait beau se battre pour maintenir l’appellation sous son contrôle, la cause était perdue. Et le style particulier de l’Ojén de se diluer au contact des autres anis élaborés par ces producteurs qui voulaient obtenir un morceau du gâteau. Petit à petit, tous les anis finirent par se ressembler. Le temps opérait aussi son travail de sape : à peine neuf ans après l’immortalisation picassienne, Andrés Morales, sans fils apte à lui succéder, vend l’affaire. Le déclin est lancé et la fameuse marque finit par disparaître dans les années 1960.
A la suite de l’Ojén Morales, les autres marques ferment boutique. Dans les années 80, il ne restait plus, pour alimenter la demande créole (la seule à encore exister), que l’Ojén Fernández. Et même cette entreprise ne voyait pas de futur pour ce qui fut l’anisé espagnol le plus populaire au monde. A la fin de la décennie, il annonça donc l’arrêt de la production. Un grossiste de la Big Easy le convainquit in extremis de réaliser une ultime distillation et s’engagea à acheter les 6000 bouteilles qui en résulteraient, certain qu’il était de les écouler lors du carnaval, dont l’Ojén Cocktail était une boisson emblématique. Le stock dura jusqu’en 2009.
Renaissance
Heureusement, nous vivons une époque formidable et l’intérêt pour les spiritueux d’antan ne se dément pas. A peine annoncée la disparition de l’Ojén, Neal Bodenheimer du bar Cure de La Nouvelle-Orléans se tourne vers Tempus Fugit, spécialiste de la chose, pour qu’ils le ressuscitent. Avec la diligence qu’on leur connaît, ils se retroussèrent les manches. La première chose dont ils se rendirent compte, c’est que l’Ojén de Fernández était sans doute beaucoup plus proche des anis génériques que ne l’était l’Ojén authentique. C’était comme si, au fil des ans, tous les styles espagnols s’étaient rapprochés. La seconde, et la plus problématique, c’était que s’il n’y avait plus d’Ojén, c’était tout simplement car il n’y avait pas de marché. Problème financier pour une compagnie qui se vante de ne rien sacrifier à la qualité. Malgré des essais concluants, l’Ojén de Tempus Fugit fut donc rangé au placard (provisoirement ?).
En Espagne, on avait donné une IGP à l’Ojén à une époque où on n’y produisait pourtant plus. Dans les années 1960, un ancien employé de l’entreprise qui avait succédé aux Morales avait bien tenté le coup, mais sans succès. Puis plus rien, jusqu’à ce que Dominique Mertens, une belge installée au village et apprentie distillatrice, ne décide de relancer enfin l’historique liqueur. Las, elle est touchée par le cancer et disparaît alors que la recette venait d’être finalisée. L’histoire aurait pu en rester là : Ojén, définitivement relégué au patrimoine disparu du spiritueux.
Ce n’est pas le cas. Premièrement, les héritiers de Mertens ont pris la décision de faire chauffer l’alambic de cuivre pour produire une liqueur herbacée et anisée, à base de muscat issue de leurs propres terrains, qui correspond, sinon à la lettre au moins à l’esprit de l’invention de Morales. Ainsi, depuis 2014, et pour la première fois en plus d’un demi-siècle, un vrai Ojén est disponible – mais il ne se vend que localement.
Et puis, en début d’année, c’est la compagnie Sazerac qui révéla l’Ojén Legendre à La Nouvelle-Orléans. Partant de l’analyse d’anciennes bouteilles Fernández, elle a recréé un produit le plus proche possible de ce « faux » historique. Très intelligemment commercialisé à prix réduit juste avant le carnaval, il a permis aux Krewe de boire pour la première fois en dix ans un « vrai » Ojén Cocktail. En tant qu’entreprise locale, chez Sazerac on sait qu’on ne fera pas fortune avec le Legendre mais on est convaincu qu’on en vendra assez en Louisiane pour justifier une production par an.
Même si elle est ultra confidentielle, cette renaissance est remarquable. Elle s’inscrit parfaitement dans notre désir collectif de récupérer l’authentique, de redécouvrir les saveurs anciennes, de revenir à nos racines. Mais elle souligne aussi tous les problèmes que ces concepts cachent. Entre le « vrai » Ojén d’Ojén qui est peut-être significativement différent de l’original et le « faux » de La Nouvelle-Orléans qui est sans aucun doute très proche du produit sur lequel on se jeta pour remplacer l’absinthe, cette histoire est, définitivement, très curieuse.