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La « Semaine de l’Old Fashioned », qui dure quinze jours comme son nom ne l’indique pas, offre jusqu’au 30 novembre l’occasion de (re)découvrir ce classique absolu du bar. Mais avant d’y tremper les lèvres, on peut en effeuiller les secrets existentiels. Allez.

En même temps que les feuilles mortes, la courge butternut et les journées qui rétrécissent, l’Old Fashioned Week fait son retour. Le seul défilé de mode qui me trouvera toujours assise au premier rang. Au bar.

Dans un bien nommé verre à Old Fashioned, large et trapu, mouillez un petit cube de sucre d’un soupçon d’eau et d’un ou deux traits de bitters Angostura, écrasez jusqu’à fondre en sirop. Il restera des grains, quels que soient la patience et le temps dévolus à l’ouvrage, et peu importe : l’Old Fashioned magnifie l’imperfection humaine.

Ajoutez 5 ou 6 cl de bourbon (rond, moelleux) ou de rye (épicé, intense). Coulez un gros cube de glace dans le verre, et là je me permets d’insister : pas de glaçons timides prêts à fondre plus vite qu’une promesse électorale. Optez pour un iceball ou des cubes moulés maison dans des pots de yaourt dûment récurés (recette ici).

Mélangez à la cuillère jusqu’à ce que les parois du verre s’embuent comme un chagrin d’hiver. Twistez un zeste de citron (avec du rye) ou d’orange (si vous optez pour le bourbon) exprimé en surface, passez-le sur les lèvres du verre pour l’oindre d’huiles essentielles, abandonnez-le contre le glaçon.

De grâce, pas de queue de cochon !

Un vrai zeste, de grâce, taillé large, pas l’une de ces petites queues de cochons fines inutiles entortillées de gêne. Pas d’agrumes dans le bas du frigo ? Alors pas d’Old Fashioned. Il est des détails qui n’ont rien d’accessoire et dont l’omission déloge le diable.

La glace va fondre en douceur, sans se presser, en diluant l’alcool à mesure que vos pensées se nimbent. Prenez votre temps pour le savourer, l’Old-Fashioned est un cocktail contemplatif qui incite à méditer sur le sens de la vie.

Un flou du plus bel effet entoure la naissance de ce drink qui répond en tous points à la définition du cocktail publiée en 1806 dans le Balance and Columbian Repository  – « Un mélange composé de spiritueux, de sucre, d’eau et de bitters ». Et a gagné sa place au Panthéon des classiques de la « whisky mixologie » aux côtés du Manhattan, deux des rares mélanges qui, lorsqu’ils sont réussis, ne vous donnent pas le sentiment d’avoir gâché le whisky.

L’idole des bartenders Jerry Thomas en mentionne une version dès 1862, sous le nom de « Whiskey Cocktail », élaboré avec un sirop à base de gomme arabique, shaké sur glace, filtré et servi on the rocks avec une petite cuillère, rapporte Robert Simonson dans l’ouvrage qu’il consacre à l’Old Fashioned (1). On en retrouve la trace en 1880 à Chicago, écrit David Wondrich dans Imbibe, puis à La Nouvelle Orléans cinq ans plus tard, bien qu’on l’appelle alors « Spoon Cocktail », cocktail à la cuillère.

Cuillère vs smartphone

La cuillère, tout une affaire. Le Baltimore Sun observe en 1934 que tout gentleman qui se respecte ne doit jamais se départir d’une petite cuillère en argent rangée dans la poche supérieure de son manteau, afin de siroter dans les meilleures conditions son Old Fashioned – de toute évidence, on n’utilisera pas celle qui repose sur le bar pour mélanger de nouveau le drink en dilution ou récupérer le sucre imbibé de whisky qui traîne au fond du verre.

Las, l’ustensile disparaît pendant la Prohibition, et les conversations au bar prendraient sans doute un tour différent si l’on dégainait aujourd’hui une cuillère plutôt qu’un smartphone.

L’Old Fashioned (qui se traduit par « démodé », « à l’ancienne ») prend son nom à la fin du XIXe siècle dans le Bartender’s Manual de Theodore Proulx (1888), en comparaison avec les cocktails modernes de l’époque, dont les puristes moquaient la complexité. A l’âge du développement de l’automobile et de l’électricité, l’Old Fashioned était – déjà – « un plaidoyer pour une vie plus saine et plus lente, pour un temps où l’homme pouvait prendre un verre ou deux sans craindre que cela n’altère sa capacité à éviter un tramway lancé à grande vitesse ou à faire fonctionner une presse rotative », écrit David Wondrich.

Il subira pourtant les affres de la Prohibition (comme tous les cocktails) et des décennies qui ont suivi – les Américains avaient tout simplement oublié les bases d’un des piliers de leur culture alimentaire. Dans la série Mad Men, qui court sur les sixties et a contribué à remettre cette icône au centre du bar, Don Draper se concocte des Old Fashioned détrempés d’eau gazeuse, sadisés de cerises suspectes et de tranches d’orange : surtout, ne reproduisez pas cette dangereuse cascade chez vous sans assistance médicale.

Faut-il appeler l’exorciste ?

Il faudra attendre la première décennie des années 2000 pour que les artistes de la mixologie se ressaisissent et en reviennent à la simplissime et parfaite recette des origines. Sans pour la figer dans le marbre du comptoir, mais en posant des règles : on peut changer la nature du spiritueux, du sucre et le bitters. Mais toute autre altération mérite qu’on appelle l’exorciste. Juste une précaution.

Mais je vous incite à passer en mode Caraïbes en remplaçant le whisky par un rhum vieux et le sucre par du sirop de canne. Mieux : suivez les conseils de Joy Spence, master blender d’Appleton, en substituant une cuillère (celle qui raye l’iPhone dans la poche de votre veste) de mélasse au sucre, et en sortant le bitters cacao.

Testez l’Old Fashioned scotch (avec un blend) ou whisky français, l’Old Fashioned cognac ou calvados. Tentez le Oaxaca Old Fashioned de Phil Ward, moitié tequila reposado, moitié mezcal, sucré au sirop d’agave, zeste d’orange peau brûlé puis squeezé au-dessus du verre pour en brûler les essences.

Lâchez la bête sur du whisky peanut butter (oui, ça existe, restait à lui trouver une utilité). Accompagnez les barbecues d’été en sacrifiant le Nikka From The Barrel et en mélangeant sirop d’érable et sauce BBQ en guise de sucre.

Profitez de l’Old Fashioned week pour écumez les catwalks. Woodford Reserve s’est associé à plus d’une centaine de bars en France pour revisiter ce classique sans le torturer. N’oubliez pas la cuillère.

(1) Toutes les références historiques sont tirées de The Old Fashioned, The Story of the World’s First Classic Cocktail, de Robert Simonson (pas de traduction française malheureusement), sauf quand elles sont attribuées à David Wondrich, auquel cas elles sont extraites de l’ouvrage Imbibe.

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