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Sous la Grande Halle de la Villette, si le Whisky-Live-Paris-qui-n’a-pas-eu-lieu s’était tenu comme on pouvait l’espérer, si les pangolins s’étaient roulés en boule, si le coronavirus n’avait pas voyagé plus vite qu’un international brand ambassador sous speed, si la préfecture, si les masques, si, si, si… Bref, si tout s’était pour une fois déroulé comme prévu, un bar sélect en mezzanine sous les poutres métalliques aurait accueilli les heureux happy few possesseurs d’un billet VIP. Mais on ne m’aurait sans doute pas demandé de rédiger ce papier. Et c’eût été fort dommage – pour moi.
(Cet article est paru en octobre 2020 dans le N°78 de Whisky Magazine. Il fait partie des parcours de dégustations proposés pour les nouveautés du Whisky Live Paris 2020. L’épisode 1 est ici, l’épisode 2 est . Quant au 3, il se trouve par ici.).

Vous êtes sûrs de vouloir me confier le parcours de dégustation VIP ? Vous ne voulez pas plutôt demander à Serge ?
– Serge, il a déjà tous les collectors à goûter.
– Non, je dis ça, mais vous savez, je mets rarement les pieds à l’espace VIP, moi. Je n’y ai pas mes habitudes…
– Parfait, on t’envoie les fioles.
– What ? Mais j’ai dit que…

Le temps de réaliser que je parlais dans le vide, dans un téléphone qui n’a plus même la courtoisie de faire “bip bip” pour signaler qu’on vous a raccroché au nez, la cause semblait entendue. Écoutez, je ne cherchais pas à me défausser : je suis réellement, sans aucun doute, la seule journaliste whisky qui pour rien au monde ne raterait une journée du Whisky Live Paris… sans jamais franchir (ou si peu) les portes de la VIP room. En général, je m’y autorise un petit saut le temps de saluer Jean-Marc et Salvatore, les plus précieux monuments du Whisky Live Paris, et j’en profite pour m’enquérir auprès d’eux des tendances liquides, des réactions des amateurs – sur l’échelle de la grogne et du c’était-mieux-avant, où se place le curseur du whiskyphile français cette année, les amis ? Invariablement Jean-Marc met la conversation sur pause pour me tendre un verre dans lequel il vient de verser un whisky dont il a aussitôt escamoté la quille sans me montrer l’étiquette. Invariablement, je me transforme en invertébrée amollie par le ravissement. Un état dangereux. Dont je m’échappe en retournant sur le “plateau”, là où circulent les consommateurs qui dessinent le marché, là où on échange avec les producteurs, où l’on retrouve les têtes amies perdues de vue depuis un an.
Sur ce, on m’a déposé un carton de fioles – plus de scotch que de carton, et quand je dis scotch, pensez adhésif, pas whisky –, aussitôt dépiauté sur le plancher de mon salon. Et j’ai rarement été aussi peu mécontente d’avoir accepté ce surcroît de boulot au milieu d’une charrette.

Évidemment, il manquait les Japonais, toujours en retard. Et les embouteilleurs indépendants dont les flacons sélects encouragent la faune de l’espace VIP à cirer le bar du coude sans bouger une moitié du corps trois jours durant. Dommage. Mais ma liste de torpilles à sherry s’est divinement allongée. Aux merveilleux Glenlivet 13 ans 2007 (le whisky officiel du Live qui n’a pas eu lieu), Aberlour 18 ans 2002 pour LMDW, Balblair 14 ans 2006 et Benromach 9 ans 2011 dont je vous ai dit tout le bien que j’en pensais dans les pages consacrées au whisky écossais, j’ajouterai l’Edradour 10 ans 2010 mûri en butt d’oloroso. Une petite merveille fondante et addictive, qui danse sur l’acidité. Balsamique en diable, chocolatée, enrichie de pruneaux séchés, rafraîchie de menthol, une pointe d’amertume le maintient sur le fil de la gourmandise sans jamais l’y pousser totalement. Sans faire de bruit, Edradour est en train de devenir un must de la “sherry bomb” bien travaillée, et je réalise depuis deux ou trois ans que je suis en train de retourner totalement ma veste sur la petite distillerie de Pitlochry, qui a quelque peu godillé avant d’affirmer son style.

La croissance des spiritueux “de prestige”

Dans un registre où le sherry étreint la tourbe sous sa robe brune, on ne trouvera pas mieux que le Caol Ila 8 ans 2012 Sherry Butt Finish (58,9%), un single cask sorti dans la Collection Plume de LMDW. Quelle finesse dans ce corps à corps à la fois animal et maritime ! Au nez, la tourbe sur cuir se pose sur les crustacés et les fruits secs, mais en bouche c’est une fumée de feu de cheminée qui s’exprime, une gourmandise au chocolat réveillée de touches balsamiques, de confiture de zestes d’agrumes, de tabac, où percent les algues abandonnées par la marée. Bon, 450 bouteilles seulement… Signalons également un Daftmill 11 ans 2009 (60,6%) âgé en first fill oloroso, très végétal sous les marqueurs du xérès, adouci d’abricot séché, de fève tonka, de réglisse, avant un kick poivré. Un Lowland très fin. Je compléterai cette liste (au Père Noël – il n’est pas interdit d’y croire) avec le Redbreast 17 ans 2001 All Sherry (59,5%), un mouvement qui n’étonnera personne tant le xérès sied à l’Irish single pot still. Cette beauté contemplative requiert un peu de temps pour s’aérer et révéler toutes ses dimensions – le temps, luxe majeur de notre époque. Au nez, les marqueurs du xérès se frottent aux zestes d’orange confits, aux noix, à la sciure de chêne, à la poudre de cacao dans un vent floral très frais. La bouche, liquoreuse, fond sur les fruits compotés, le chocolat, titillés d’une pointe saline et citronnée. Un puzzle aromatique qui se déshabille au fil des heures, et se résume bien mal avec des mots. Monstrueux !

Les vieux whiskeys irlandais sont des plaisirs rares, précieux, un peu à part dans la dégustation. Ils sortent au compte-gouttes, sont quasiment inexistants chez les embouteilleurs indépendants, s’offrent (encore que ce ne soit pas le bon choix de verbe) à des prix prohibitifs pour les raisons tout juste évoquées. Alors ce Bushmills 28 ans 1992, assemblage de single malts vieillis en ex-fûts de bourbon et de xérès affinés ensuite sous fûts de cognac… Herbacé, floral, follement exotique, et de la poire, et des petits fruits rouges, et de la vanille douce, et… J’entends les anges jouer de la lyre dans les frôlements d’ailes. Sommes-nous au paradis ? Suis-je toujours en vie ? Et d’ailleurs, y a-t-il une vie après la vie ?

Alors que le marché des spiritueux mondial enregistre un ralentissement général (et, sur certains segments, un coup de patin à brûler les plaquettes de frein), les catégories premium et au-delà se montrent particulièrement résilientes. Cela ne surprend guère les analystes de l’IWSR, qui rappellent qu’au lendemain de la crise de 2008, qui avait vu le marché plonger pendant quatre à cinq ans, la croissance des spiritueux “de prestige” s’était, elle, envolée de 82 % en volume et de près de 230 % en valeur entre 2008 et 2012. Où se place la barre du prestige, vous demandez-vous peut-être ? En réalité, il se scinde en deux catégories : le “luxe abordable”, autrement dit les bouteilles de 100 à 1 000 $ – je vous laisse méditer la notion de luxe (coûteux, somptueux, d’après le dictionnaire) accolée à l’adjectif abordable (modéré, pas trop cher) –, et l’“ultra-prestige”, au-delà de 1 000 $ la col. C’est dans l’oxymore du luxe abordable que se crée l’essentiel de la valeur dans le whisky, et plus particulièrement grâce aux embouteillages coûtant entre 100 et 250 $. Ces flacons “aspirationals” (“ambitieux”), comme disent les services marketing anglo-saxons, bénéficient de distributeurs et de points de vente spécialisés, surtout dans le whisky, et profitent énormément du boom du e-commerce. L’appétit pour les single casks exclusifs, les collections d’embouteillages, les séries limitées de belle facture ne diminue pas, surtout parmi les grands noms – valeurs rassurantes en temps de crise. Les embouteillages très haut de gamme de jeunes distilleries émergentes, sauf si elles bénéficient d’un buzz hors normes ou d’une attente singulière, doivent fournir davantage d’efforts pour attirer le chaland en ce moment.
Le temps de cette tirade, un Balvenie Tun 1509, batch 7 embouteillé à 52,4%, s’aérait gentiment dans mon verre, sans esbroufe, à la manière de son concepteur, le merveilleux David Stewart. L’assemblage propose un nez racé, légèrement marqué par le xérès, boisé, gorgé de noix, et une bouche riche, profonde, de fruits séchés vanillés, de zestes d’oranges confites roulés dans le miel, chatouillés d’une touche exotique. Quelques gouttes d’eau révèlent un cœur de chocolat fondant et poivré. Toujours un plaisir de passer une soirée en tête à tête avec un Balvenie.

Restons connectés en cette période compliquée

La gamme Artist de La Maison du Whisky fête ses 10 ans l’an prochain, j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire. Et les libations prennent un peu d’avance avec une salve de flacons âgés de 10 ans, provenant de distilleries du monde et estampillés Artist International. «Au moment de peaufiner cette collection, rappelle Thierry Bénitah, qui dirige La Maison du Whisky et organise le Whisky Live Paris, on s’est projetés à toute force vers l’avenir, on s’est mis en mode Whisky Live malgré le confinement, avec un travail de sélection plus pointu que jamais. Comme si l’épidémie, en même temps qu’elle réveillait les craintes, avait soudain libéré toutes les énergies. Et les producteurs ont tous joué le jeu. Nous avons récupéré un fût de Chichibu complètement dingue, alors qu’il n’y a pratiquement pas de négoce sur cette distillerie ! Un fût de Karuizawa inespéré… Le nouveau catalogue, intitulé French Connections, révèle également cette dimension : restons connectés en cette période compliquée. C’est d’ailleurs l’une des dimensions du Whisky Live Paris.» Prenez ce single cask de Sullivan Cove 2008 Over 10 Years (67,3%) très floral, sur la confiture de myrtilles-mûres et la réglisse : les expressions un peu âgées de la distillerie australienne sont plus rares que l’herbe verte après le passage des incendies. Ou ce Kornog 2006 Over 10 Years lui aussi (59,5%), rarissime lui aussi, élevé en fût de bourbon. Un nez très floral sous la tourbe fine, où la cire joue avec les fruits du verger tout frais cueillis, les mirabelles et les pommes. Au palais, la tourbe miellée et iodée se gonfle d’agrumes, de chêne légèrement vanillé, avec une extraordinaire longueur en bouche. Je n’avais pas eu l’occasion de le goûter lorsque j’ai rédigé l’article présentant les nouveautés françaises. Ce manque réparé, j’avoue ne pas percevoir le “Lagavulin meets Laphroaig” vanté dans ce très bel embouteillage un tantinet austère – dans le bon sens du terme. Au passage, il s’agit d’une occasion unique de mettre la main sur un Kornog à l’ancienne, la distillerie française Glann Ar Mor qui le produit venant de changer de mains. Un futur collector à 124 exemplaires seulement.

J’ai entendu les murmures d’extase concernant un vieux Craigellachie 49 ans 1970 embouteillé par Gordon & MacPhail, «enchanteur», «marqué par le sherry», «old school à tomber» – 34 bouteilles seulement : le fût avait fui ! Mais un peu comme les licornes, je n’ai pas eu la chance d’attraper une fiole au lasso. On se contentera de la rumeur et de la légende, cela fait partie “aussi” de l’expérience au Whisky Live Paris : «Comment ? Tu n’as pas goûté ce Talisker 1955 Secret Stills Isle of Skye Gordon & MacPhail ? Laisse-moi te raconter…» D’ailleurs, tenez, un peu de tourbe ne nuira pas à ce stade du récit. Nous approchons de la fin, le Whisky Live virtuel ne va pas tarder à refermer ses portes et à clore ces pages, il est temps d’avaler la fumée. Sur Islay, la famille Wills a sélectionné ses fûts en tribu tout spécialement pour le catalogue création 2021 de LMDW : Anthony, le fondateur de Kilchoman, son épouse Kathy et leurs trois fils George, Peter et James ont chacun choisi un single cask pour former The Wills Family Cask Collection. Pas eu l’occasion de goûter, mais l’initiative sympathique méritait d’être portée à votre connaissance.

The Character of Islay Whisky Co présente sa nouvelle gamme de single casks Wave & Wind : Ardbeg, Laphroaig, Port Charlotte et Port Ellen pour commencer – nous aurons je l’espère l’occasion d’y revenir. À côté du blend abordable (à ne pas confondre avec luxe abordable puisque celui-ci, on peut réellement se l’offrir sans se priver de dessert sur trois générations) Green Isle, dont je vous ai parlé quelques pages avant ou après, je ne sais plus, la même maison lance The Legend of Fiona Macleod, un single malt d’Islay de 33 ans, venu d’une “distillerie inconnue” dont on se dit qu’elle ne peut être que Caol Ila quand on respire sa tourbe très verte, végétale, quand on laisse glisser sur le palais ses notes citronnées, de coumarine, de banane pas mûre, de fruits tropicaux imprégnés d’iode et de fumée de bois. Terriblement raffiné, en dépit d’une finale un peu plus courte qu’espéré. Un Grace Ile de 25 ans, Islay inconnu lui aussi, complète le menu, single malt trempé dans la suie et les cendres, exprimant la pomme verte, la gelée de coing, l’ananas à peine mûr et les poires en quantité sous sa tourbe enveloppante. Évidemment, ces deux derniers plaisirs se classeraient sans lanterner sous l’onglet luxe abordable. Ce qui me pousse à vous confier un changement de vie radical, une vision de mon métier repensée, que dis-je : une révolution copernicienne. À l’avenir, désolée, je ne me mêlerai plus au peuple. L’année prochaine au Whisky Live si vous me cherchez, rendez-vous à l’espace VIP.

Par Christine Lambert

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