On se pincerait presque pour y croire ! Aussi incroyable que cela puisse paraître, le manager de Lagavulin, l’une des distilleries emblématiques d’Islay, est français. Pierrick Guillaume a débarqué en Ecosse voilà 12 ans et possède un parcours aussi atypique que passionnant dans le monde du scotch. Du Speyside aux Highlands en passant par Islay, Pierrick se glisse, jusqu’à présent, dans l’ombre des distilleries qu’il a l’opportunité de piloter. Whiskymag.fr saisit l’occasion et tourne les projecteurs sur celui qui nous rappelle à quel point les liens franco-écossais demeurent forts.
Dés les premiers mots, l’accent du sud-ouest se marie aux tournures anglo-saxonnes. Le réseau est bon sur Islay en cette fin de journée. On en profite. Devant l’écran, Pierrick Guillaume nous accueille chez lui, dans son logement de fonction qui jouxte Lagavulin. Un peu sonné par le confinement imposé et son retour compliqué depuis la France, l’homme rembobine le film de son parcours atypique.
Natif d’Agen, d’abord professeur d’EPS, il obtient par la suite un Master en histoire politique du sport à Bordeaux. Délaissant finalement les études, il opte pour un aller simple en Ecosse, attiré viscéralement par le pays.
« J’ai atterri sur Islay en tant qu’assistant de français et durant ces deux années d’assistanat, je suis littéralement tombé amoureux du whisky. J’ai peu à peu commencé à me familiariser avec le sujet. Je voulais travailler dans le whisky, et j’ai suivi ma compagne qui habitait Fyfe sur la côte Est à 45 minutes environ au Nord Est d’Edimbourg. Comme par hasard il y a là-bas une grosse plateforme Diageo, ironise t-il. J’ai démarré en Interim, dans le département Filling Store and Disgorging Unit (FSDU) (un département logistique de traitement des fûts – NDLR) comme Cask Handler (manutentionnaire) et au bout de 3 mois j’ai été contractualisé. »
« J’ai commencé à Linkwood, puis à Glendullan, Mortlach, Talisker, à Roseisle, la malterie de Burghead, ensuite Glen Elgin puis Caol Ila où j’ai passé 4 ans, cela fait maintenant 1 an que je travaille pour Lagavulin. »
Le français vit comme dans un rêve : « je poussais des tonneaux toute la journée (10 rangées en hauteur, 120 rangées en longueur) c’était magique. Les équipes de Diageo m’ont repéré, j’ai rencontré le directeur de l’Ecosse qui m’a proposé une formation en tant que manager de distillerie. Je suis parti dans le Nord. J’ai commencé à Linkwood, puis à Glendullan (une des 3 distilleries qui forment Singleton), Mortlach, Talisker, Roseisle puis à la malterie de Burghead. Ensuite, la distillerie de Glen Elgin puis retour sur Islay chez Caol Ila où j’ai passé 4 ans et cela fait maintenant 1 an que je travaille pour Lagavulin« . Excusez du peu !
Comment définit-il le rôle de manager d’une distillerie écossaise ? « On fait tout ! En plus des briefings du matin qui nous permettent de revenir sur les performances de la veille ou sur les ventes, on a constamment un œil sur les alambics autant que sur les problématiques d’extractions ou de fermentations. En ce moment je planche sur de nouveaux projets pour développer la performance environnementale. »
« Pour pouvoir continuer à vouloir faire du whisky il faut protéger les ressources »
L’emprunte carbone justement, et la gestion des ressources naturelles, comment jonglent les grandes distilleries avec ces problématiques devenues incontournables ? « L’eau sur Islay est précieuse. Caol Ila et Lagavulin sont maintenant équipées de refroidisseurs qui travaillent en amont de l’échangeur de chaleur qui lui, refroidit le moût. C’est un dispositif qu’il est important de maîtriser pour obtenir de bonnes fermentations. Apres être passée dans le refroidisseur, l’eau de la rivière passe dans le même échangeur de chaleur que le moût et le refroidit. On obtient une baisse de température d’environ 5 degrés et ainsi on économise jusqu’à 5 litres d’eau pour 1 litre d’alcool pur produit. L’utilisation des huiles fossiles est aussi considérablement réduite en privilégiant au maximum l’énergie renouvelable. On est constamment en recherche pour optimiser cette partie. »
« Ce n’est pas du tout l’esprit de compétition sur Islay »
Une quête partagée par l’ensemble des distilleries de l’île, où Pierrick connaît à peu prés tout le monde, « on se connaît tous ici, ce n’est pas du tout l’esprit de compétition sur Islay. Je connais bien Adam (Hannet qui dirige Bruichladdich – NDR), idem pour Colin (Gordon, manager d’Ardbeg – NDR). En ayant travaillé un peu partout en Ecosse je peux m’arrêter dans pas mal d’endroits pour saluer des amis. Le feeling est vraiment sympa. L’industrie a vraiment ce côté social qui n’est plus celui des années 80, mais c’est une industrie qui demeure conviviale malgré tout. »
« J’essaye de travailler des profils qui soient liés à moi, de poser une griffe. J’aimerais lier les deux mondes, la France et l’Ecosse, c’est un fantasme en passe de se réaliser mais je n’en dirai pas plus à ce stade… »
S’il reste principalement attentif à la destinée des new-make (alcool pur directement sorti des alambics), quel rapport entretien t-il avec les Masters Blenders et les Maîtres de Chais ? « On se croise de temps en temps pour des éditions limitées, on va réduire une sélection, choisir un échantillon qui nous a plu, etc.
Récemment pour le Islay Jazz Festival, j’ai pu opter pour un vieillissement en fût de Mezcal, ce qui n’avait jamais été fait ici. Pour le Feis Ile on a fait un fut de Porto. Je ne passe pas ma journée au milieu des tonneaux mais j’aimerais bien y passer encore plus de temps. »
« Je n’ai pas encore eu l’occasion de beaucoup goûter de whiskies français (la rédaction de Whiskymag s’en charge – NDLR) mais il me tarde, j’en ai entendu parler. »
Mais ce soir, s’il doit vraiment choisir dans son bar, ce sera un Caol Ila 22 ans Feis 2019, un Lagavulin Distillery Exclusive 2017, le Talisker 1985 Maritime Edition et puis histoire de se quitter en douceur, le Glen Elgin 32 ans Special Release 2003.
L’heure avance et la lumière baisse doucement sur Islay. Via son PC, Pierrick me présente la vue depuis sa demeure. On plonge directement dans le décor typique d’Islay, où les rochers glissent en douceur dans l’Atlantique. Au loin, un ferry glisse sur l’horizon. A quelques mètres, Lagavulin se dessine dans une lumière douce de fin de journée, l’heure du « dram » a sonné.
Propos recueillis par Nicolas LE BRUN