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Longtemps privés d’AOC, les producteurs de calvados du Domfrontais avaient pour habitude de vendre une partie de leur production “hors appellation”. Mais la création de la cave Comte Louis de Lauriston va mettre fin à la contrebande menée de main de maître par le James Bond de la goutte puis permettre l’obtention de l’AOC en 1997.

L’histoire des spiritueux français est passionnante. Aux quatre coins de l’Hexagone, il est question de terroir, de savoir-faire, de traditions, de transmission… Mais pas seulement. Dans certaines régions, les histoires, petites et grandes, prennent parfois une tournure beaucoup plus romanesque jusqu’à défrayer la chronique. C’est le cas du Domfrontais, cette Normandie un peu reculée où les touristes ne s’aventuraient guère. Une Normandie plus secrète et peut-être même plus austère, loin des “planches” et des mondanités de Deauville. Dans ce pays de bocage, la vie était rythmée par les nombreux travaux exigés par les petites exploitations familiales. Il fallait s’occuper des bêtes pour élaborer du lait, du beurre et du fromage, des céréales pour nourrir les vaches, des pommiers et des poiriers pour produire du cidre, du poiré et du calvados. Le fameux calvados Domfrontais, cette eau-de-vie qui fait désormais la fierté de toute une région. Une eau-de-vie qui a longtemps été l’objet de tous les trafics et se plaît à cultiver sa différence. Depuis des siècles, les paysans de la région produisent en effet le calvados en associant une forte proportion de poires aux pommes à cidre. Aujourd’hui très appréciée des amateurs, cette eau-de-vie a pourtant longtemps vécu dans l’ombre du calvados du Pays d’Auge. Il faut dire que lorsque les producteurs ont demandé une appellation d’origine contrôlée pour échapper aux réquisitions de stocks pendant la Seconde Guerre mondiale, seul le calvados du Pays d’Auge obtient le Graal : ceux produits dans les autres régions doivent se contenter d’une appellation d’origine réglementée. S’il faut attendre 1997 pour que le calvados Domfrontais obtienne enfin ses lettres de noblesse, pour les producteurs locaux, il a toujours été essentiel. Si précieux qu’il a longtemps été au cœur d’un important trafic clandestin…

Lorsque le calvados était vendu “hors appellation”

Ne pas avoir obtenu une AOC, finalement, ne posait pas véritablement de problème aux producteurs du Domfrontais. Cela leur permettait de produire à l’abri des regards et surtout des… contrôles. Dans le Domfrontais, la tradition voulait que l’on vende une partie de ses calvados en appellation, le reste de façon plus… discrète. Pendant longtemps, l’administration n’a pas été très regardante. Mais lorsque la Deuxième Guerre mondiale prend fin, Pierre Mendès France décide de retirer progressivement leur droit aux bouilleurs de cru. Le gouvernement affirme vouloir lutter contre l’alcoolisme ; on imagine aisément qu’il avait aussi besoin de renflouer les caisses. Naturellement, la colère monte chez les producteurs du Domfrontais qui ont du mal à comprendre pourquoi l’État souhaite les priver d’un revenu loin d’être superflu. Il se raconte que le calvados vendu “hors appellation” leur rapportait trois fois plus… Ils ont aussi le sentiment d’être pris pour des malfrats. Dans la région, le développement des contrôles des productions clandestines est très mal vécu d’autant que les arrestations sont nombreuses et les amendes conséquentes. En réaction, les manifestations de bouilleurs s’enchaînent avec le soutien de la population. Jusqu’à une nuit de 1962 qui va contribuer à changer le cours de l’histoire du Domfrontais…

Ce soir-là, des agents de l’administration surprennent un fraudeur en plein travail. Ils n’étaient visiblement pas au courant de toutes les traditions de la région où la solidarité est farouchement ancrée dans les mœurs. Mais ils vont très vite s’en rendre compte… En moins d’une heure, tous les producteurs du coin débarquent sur les lieux du “crime”. Le ton monte : les agents sont sommés de s’aligner contre le mur de l’étable, éclairés aux phares des tracteurs et voitures disposés en demi-cercle. Pour éviter que la situation ne dégénère, le Comte Louis de Lauriston, alors secrétaire général de la Fédération des Exploitants Agricoles, est convié à la “petite fête”. Ce dernier ne fera pas de miracle : il parvient néanmoins à faire prendre conscience aux producteurs que le gouvernement ne lâchera pas et il obtient une dérogation permettant de régulariser les stocks d’eaux-de-vie distillés clandestinement. La condition ? La création d’une cave. C’est ainsi que les chais du Verger Normand, rebaptisés quelques années plus tard la cave des Calvados Comte Louis de Lauriston, voient le jour à Domfront pour assurer la commercialisation officielle des calvados produits par les fermiers du Domfrontais.

Quand les contrebandiers et les policiers jouaient au chat et à la souris

Dès lors, les producteurs du Domfrontais apportent une partie de leur production à la cave mais les habitudes ont la vie dure et la contrebande a encore de beaux jours devant elle. Les articles de presse de l’époque relatant d’histoires parfois rocambolesques le prouvent aisément. Dans Ouest France, on apprend qu’en janvier 1967, les contrôleurs des impôts perquisitionnent chez un habitant de Vieux-Fume. Très vite, ils découvrent que le fraudeur dissimulait son stock de “goutte” dans une fausse poutre et dans un mur aménagé : 332 litres à 58% et 778 litres à 61,5%. En octobre, non loin de Rocquencourt, après une course-poursuite de près de 20 kilomètres, les inspecteurs des Contributions Indirectes, avec l’aide des gendarmes de Bretteville-sur-Laize, arrêtent un trafiquant d’eau-de-vie. Dans la voiture du contrevenant, un homme âgé de 23 ans et domicilié dans l’Orne, ils découvrent 19 récipients contenant 450 litres de calvados à 68%. Un mois plus tard, les mêmes inspecteurs découvrent 34 litres d’eaux-de-vie à différents degrés dans la cave d’un habitant de Tilly-sur-Seulles. Pour échapper à une condamnation, il avait pourtant tenté d’occuper les représentants de l’État pendant que son épouse se chargeait de faire disparaître le calvados.

En décembre 1968, c’est à Bons-Tassily, au domicile d’un mineur de fond, revendeur d’eau-de-vie à ses heures perdues, que les inspecteurs des Contributions Indirectes, accompagnés d’un gendarme de Potigny, trouvent 164 litres de “goutte” à 62% dans la cave mais aussi plusieurs bidons renfermant au total 73 litres ainsi que deux fûts de 25 litres et quatre fûts de 50 litres cachés dans les chambres à l’étage. Lors de son procès, où il a été condamné à 2 mois de prison et une amende de 215 351 francs, l’homme a avoué vendre 150 litres d’eau-de-vie par mois : une “goutte” achetée 5 francs le litre et revendue 6,5 francs. En février 1969, après avoir évité un barrage, ce qui a donné lieu à une course-poursuite de plus de 30 kilomètres, un homme demeurant à Argentan a été arrêté avec 400 litres d’eau-de-vie à 66% à bord. Le même mois, c’est le trafic d’un coiffeur domicilié à Caen qui est découvert. Dans son salon de Giberville, les agents du service des impôts trouvent 30 litres de calvados à 60%, dans celui de Démouville, plus de 40 litres à 60%. Ce dernier, qui a reconnu son activité parallèle de fraudeur, vendait des eaux-de-vie achetées 6 francs le litre à 7,50 francs, et ce principalement aux clients de ses salons.

Le James Bond de la goutte, le roi des trafiquants

Dans les années 60, malgré la création des chais du Verger Normand, ce genre de faits divers fait encore régulièrement la Une de la presse locale. Si, dans ce jeu du chat et de la souris, de nombreux contrebandiers locaux défraient la chronique et rivalisent d’imagination pour échapper aux contrôles, il y en a un qui leur vole la vedette : il s’agit de Pierre Dubourg, appelé le James Bond de la goutte. Un surnom qui en dit long sur la personnalité et l’ingéniosité du fraudeur. Originaire de l’Orne, il a débuté sa “carrière” très jeune : il n’a en effet que 24 ans lorsqu’il fait parler de lui pour la première fois. Pour mener à bien son activité clandestine, ce dernier est équipé d’une DS digne de l’agent 007. Des plaques minéralogiques escamotables, des phares éblouissants à l’arrière, un pot d’échappement fumigène, un dispositif de pulvérisation d’huile : pour le James Bond normand, rien n’est trop beau pour semer les gendarmes. Ses courses-poursuites avec les agents de l’État, jusqu’à la frontière belge parfois, sont d’ailleurs suivies de près par la presse locale. Cette notoriété semble plaire à Dubourg, un drôle de personnage. Ces incarcérations sont également largement relayées par les journaux de l’époque. Tout comme ses séjours en hôpitaux psychiatriques, personne ne sachant réellement s’ils sont justifiés ou volontaires. Vous l’aurez compris, Dubourg n’est pas un trafiquant comme les autres : il fera d’ailleurs parler de lui jusqu’à la fin des années 80.

Mais les temps changent. Même dans le Domfrontais. Au début des années 1990, les productions clandestines ont disparu. Le calvados Domfrontais est déjà très apprécié des amateurs mais, si les producteurs ont la possibilité d’afficher “production fermière du Domfrontais” sur leurs étiquettes, ils ne peuvent toujours pas revendiquer d’AOC. Pour obtenir cette reconnaissance, Jean Pinchon, alors président national de l’INAO et président du Bureau National des Calvados, et Alain Lecornu, directeur du Bureau National du Calvados, font appel à Christian Drouin. Le célèbre producteur de calvados en Pays d’Auge associé à Maurice Chevret, alors président des Chais du Verger Normand, va créer un syndicat professionnel pour obtenir cette appellation. Il voit le jour en 1991 et est présidé par… le Comte Louis de Lauriston qui fait un come-back remarqué. S’il fait à jamais partie de l’histoire de la région, le trafic de la goutte appartient désormais au passé. Aujourd’hui, une nouvelle génération a pris le pouvoir : la qualité s’impose comme une priorité pour tous les producteurs du Domfrontais. Quant à la cave des Calvados Comte Louis de Lauriston, depuis 2008, elle est présidée par Guillaume Drouin.

Par Cécile Fortis

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