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À l’image d’autres spiritueux, le rhum est avant tout le reflet d’une terre et d’un climat, d’un environnement et du travail de l’homme qui fera de son mieux pour révéler l’expression d’un terroir. Le terme n’a pourtant jamais vraiment été utilisé ni mis en valeur dans le monde du rhum. Mais grâce aux valeurs fortes véhiculées par l’AOC depuis 1996, et dans une moindre mesure de l’appui de services marketing de plus en plus malicieux, les mentalités changent et les choses évoluent. Enfin.

Le temps et la multitude de sorties nous le font bien trop souvent oublier, mais il n’y a encore pas si longtemps que ça, les producteurs de rhums agricoles n’étaient que peu confiants sur la qualité de leur production, et ne savaient que faire de leur stock. Une hérésie vu l’offre qui ne cesse d’augmenter depuis quelques années ! Car s’il est un rhum qui mérite de parler terroir c’est bien lui, et aventureux serait celui qui se risquerait à pareil exercice du côté des rhums de mélasse. Souvent importée et cultivée via d’immenses champs qu’il serait bien difficile de délimiter, la mélasse se distingue essentiellement par son taux de sucre, et la notion de terroir est aussi rare que les producteurs qui la produisent directement eux-mêmes.

Quand la clé est dans le sol !

Aujourd’hui, de plus en plus de producteurs n’hésitent pas à mettre en avant une de leurs variétés de canne à sucre en proposant une “nouvelle” offre de rhum blanc sous le nom de rhum mono-variétal ou bien encore mono-parcellaire. Mais bien au-delà de mettre en avant un nom et une origine exotique, user de ces termes marketing revient à bien vite oublier que sans un bon sol une canne ne donnera jamais un bon rhum, et surtout que ces pratiques n’ont rien de nouveau, bien au contraire. Depuis que le rhum existe, les producteurs isolent leurs parcelles pour justement connaître l’incidence de leur sol et apprendre de la nature, multipliant les variétés pour aussi éviter une épidémie qui serait dramatique pour leur activité. Comme le fait remarquer Marc Sassier de la distillerie Saint-James en Martinique : « Il ne faut pas oublier que les variétés sont renouvelées après quelques années pour la lutte contre les maladies, et donc ne dureront qu’un temps, ce qui nous différencie d’ailleurs du vin où la vigne reste implantée à très long terme ». Pour Grégory Vernant de chez Neisson, l’heure est surtout à la course à la nouveauté : « Il faut faire le buzz en donnant un nouveau nom à la mode à ce qui existe depuis la nuit des temps, mais c’est bien vite oublier que le terroir fait tout, et communiquer uniquement sur la variété est selon moi une erreur, et au-delà sert à masquer les carences de certaines terres. ».

Parler de sol calcaire ou peu évolués à texture sablo-argileuse peut certes sembler moins vendeur que de parler de canne rouge ou de canne bleue, mais cela est pourtant plus quantifiable et fait directement écho au travail d’agriculteur des producteurs. La canne ne serait que l’instrument qui mettrait en valeur le terroir, et qu’il conviendra d’accorder à un ensemble de paramètres. Il suffit d’ailleurs de comparer des rhums de différents producteurs utilisant la même variété de canne à sucre (rouge ou bleue, vous avez le choix) pour s’apercevoir qu’ils n’ont rien en commun au niveau gustatif. Pour Sandra Mallenec de la distillerie Bologne en Guadeloupe, l’importance du terroir est aussi capitale qu’elle peut l’être dans le vin : « Nous avons chez nous deux propriétés bien distinctes : une à Capesterre côté “au vent” de l’île, et une autre à Basse-Terre côté “sous le vent de l’île” sur les pentes du volcan de la Soufrière. Sur celle de Basse-Terre nous avons un sol très volcanique (terre noire), beaucoup de pluie la nuit et pas de vents forts, en plus d’un soleil couchant tout l’après-midi qui “cuit” la canne. Le résultat est extraordinaire, et surtout très différent de nos autres parcelles ». Au final, très rares sont les distilleries à aujourd’hui évoquer et communiquer sur leur terroir, à parler d’amplitude thermique et de composition des sols, de leur environnement. C’est pourtant une étape qui semble indispensable pour une meilleure compréhension du rhum et pour une réelle mise en valeur des différences de chacun.

Terroir, un mot à s’approprier

Si la définition même de terroir divise toujours, personne ne remettra jamais en cause l’influence des éléments naturels que sont le sol, le sous-sol, le climat et la topographie, tous considérés comme indépendants de la volonté de l’homme, qui au fond ne fait que rester au service et à l’écoute de sa terre. Tous ces éléments caractérisent la typicité d’un rhum, élaboré à partir de cannes récoltées sur une parcelle déterminée et qui acquerra des propriétés organoleptiques qui lui sont propres, un caractère unique et une typicité que l’on ne retrouvera dans aucun autre rhum, même élaboré avec des cannes de la même variété sur un terrain mitoyen. Un travail d’agriculteur où le rhum n’est que le résultat d’une activité, d’un travail, et où le nom de la variété de canne n’aurait que peu d’intérêt au final. Pour Marc Sassier, « Le lien au terroir se fait essentiellement par le bassin cannier lié au climat qui conditionne le sol, la pluviométrie, et donc au final une croissance et une maturité différenciées ». Mais pour mettre en avant un terroir et maîtriser la somme des éléments, il faut idéalement être autonome et cultiver ses propres plantations, ce qui est loin d’être le cas de tous les producteurs, ou bien encore pouvoir suivre ses fournisseurs. Et bien au-delà, cela reviendrait aussi à parler plus librement de sujets plus sensibles comme les traitements et la pollution des sols qui rentrent fatalement en compte quand on parle de terroir. À partir de là commence un travail d’une importance capitale, la valorisation de la canne et de son terroir par la production humaine, car l’intérêt n’est pas seulement d’avoir des arômes, mais bien au-delà de les garder en fermentation puis les extraire par la phase de distillation.

Des paramètres multiples

Beaucoup de décisions au cours de la culture de la canne pourront masquer ou améliorer l’expression du terroir dans le rhum. Dans les parcelles, on peut citer notamment le niveau de rendement à l’hectare, le travail du sol (et l’utilisation de traitements) ou la maturité de la canne récoltée. À la récolte, il pourra s’agir de la rapidité d’exécution entre la coupe et le pressage des cannes (risque d’oxydation et de contamination). À la distillerie enfin, c’est la fermentation et les levures utilisées puis la distillation qui mettront plus ou moins en valeur un terroir. Tous ces éléments influeront sur les caractéristiques finales du rhum agricole qui partage un réel lien “physique” avec sa terre. Un jeu étonnant et très ludique consiste d’ailleurs à déguster une verticale de rhums de la même maison mais de récoltes différentes, pour essayer de discerner les particularités apportées par des changements climatiques importants (année plus ou moins sèche, etc…). C’est la raison pour laquelle un rhum blanc agricole est une eau-de-vie à part entière, et un véritable spiritueux de bouche qui vous transporte fidèlement sur les terres de chaque producteur, libérant des notes végétales de canne à sucre étonnamment vivantes et vibrantes, de notes florales et fruitées. Le clairin est un autre exemple de terroir insoupçonné. Certains producteurs font encore pousser des cannes endémiques sur des sols vierges et très riches au milieu de bananiers et de manguiers, et travaillent la terre sans mécanisation ni chimie. Tout comme en Jamaïque certaines distilleries (citons Hampden) proposent encore des fermentations naturelles qui durent des semaines. C’est ce genre d’environnement, de compagnonnage qui apportera une différence notable à la dégustation, et qui donne ses lettres de noblesse au terroir.

Le concept de terroir est indissociable de l’AOC et constitue même son fondement. Sa raison d’être est de mettre en valeur le milieu naturel par des pratiques humaines héritées de la tradition, et qui permettent d’obtenir un produit original, non reproductible, et dont les qualités essentielles sont liées au lieu de récolte. Ces conditions contribuent directement à donner au rhum une typicité, un caractère unique et singulier. À la charge de chaque rhumier, de chaque agriculteur, d’exprimer son terroir avec plus ou moins de finesse selon son savoir-faire, en mettant ses valeurs et ses richesses en avant comme atout et fierté. Et espérons-le, en faisant fi des manœuvres marketing et de la fantaisie ostracisante d’une dénomination passagère qui centraliserait l’attention sur une unique variété. L’agriculture est une aventure à long terme, et reste au final, la base de la culture.

Par Cyril Weglarz

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