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Face à un succès toujours grandissant, l’irish whiskey en est-il pour autant exempt de problèmes ? Le développement rapide du marché et la redistribution des cartes avec de nouveaux interlocuteurs impliquent un besoin réel de se structurer. Le point par Ian Buxton.

Chose bien connue de tout amateur, le whiskey irlandais était naguère le plus estimé au monde. À son apogée, l’industrie de la verte Érin comptait plus de 1 000 distilleries titulaires d’une licence dont la production était appréciée sur les cinq continents. Dans leur âge d’or, les quatre distilleries géantes de Dublin furent les plus grandes jamais construites. Vers le milieu du XIXe siècle, la situation du whiskey irlandais semblait intangible : ce qui l’attendait, c’était un avenir glorieux. Cependant, pour une raison ou pour une autre, ces promesses ne se sont jamais réalisées.

De fait, les producteurs de whiskey irlandais ont presque systématiquement affiché une remarquable inclination à l’autodestruction et une incapacité à prendre des décisions qui, même après mûres réflexions, ne soient pas parfaitement boiteuses. À la fin du XIXe siècle, ils s’opposent résolument aux blends, considérant que l’apport de whiskey de grain, qu’ils qualifient au mieux de “spiritueux silencieux”, frelatait leur distillat pot still et constituait une fraude à la consommation. Or la clientèle internationale allait préférer les nouveaux blends écossais, ce qui, conjugué aux compétences commerciales et au savoir-faire supérieur des distillateurs d’Écosse en matière de marketing, devait propulser le scotch dans une durable position dominante.

Plus tard, la prohibition aux États-Unis et, dans le cas de la République d’Irlande, la guerre d’indépendance irlandaise ainsi que la guerre commerciale anglo-irlandaise de 1932-1938 (l’Empire britannique ayant été le principal débouché à l’exportation du whiskey irlandais) ferment ses principaux marchés. À ces lourds revers s’ajoute à l’époque la fragmentation d’une industrie qui, en l’absence de sophistication commerciale, est incapable de réagir énergiquement ou avec créativité. Après-guerre, les fermetures de distillerie, puis une opération de concentration de grande envergure réalisée en 1966, suivie d’une autre en 1972, semblent inévitables, aboutissant à une situation de monopole presque absolu et à la reconnaissance navrée que le déclin du whiskey irlandais entrait dans sa phase terminale.

Vers un doublement de l’export

C’est dire à quels changements nous assistons aujourd’hui ! Le whiskey irlandais est en effet l’une des catégories de spiritueux connaissant la croissance la plus rapide au monde, les investissements affluent, de nouvelles distilleries, petites et grandes, démarrent leur production presque chaque mois et les rayonnages des cavistes gémissent désormais sous le poids de la sélection de whiskeys irlandais. Selon les prévisions haussières de l’Irish Whiskey Association (IWA), les exportations devraient doubler d’ici 2020, stimulées par la quarantaine de distilleries qui seront vraisemblablement en activité à cette date.

Alors, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Davantage de whiskeys provenant de distilleries plus nombreuses, c’est forcément une bonne nouvelle. Or c’est précisément ici que le bât blesse : l’essor du whiskey irlandais suscite des difficultés qu’exacerbent la structuration récente de l’industrie et la rapidité de développement du marché.

Jusqu’à une date très récente, un embouteilleur indépendant désireux de lancer une nouvelle marque d’Irish whiskey ne pouvait s’adresser qu’à un très petit nombre de producteurs. Il y a dix ans, quatre distilleries en tout et pour tout étaient en activité : Midleton (Irish Distillers, filiale de Pernod Ricard), Bushmills (alors propriété de Diageo, qui l’avait rachetée à Pernod Ricard en juin 2005), Cooley et Kilbeggan qui venait de rouvrir ses portes, également propriété de Cooley. Seules deux d’entre elles travaillaient à grande échelle, mais Cooley, alors distillerie indépendante, avait développé une importante activité de courtage en whiskeys. L’embouteilleur recherchant un whiskey pour créer une marque n’avait donc guère le choix : nombreuses étaient les marques à utiliser des whiskeys très semblables.

Qui plus est, il y a de fortes chances qu’un whiskey irlandais affichant aujourd’hui 10 ans d’âge ou davantage provienne de l’un de ces trois opérateurs. Pendant un temps, il semble que cela n’a guère eu d’importance : les marques n’étaient pas nombreuses et Irish Distillers ne s’intéressait pas activement à élaborer de nouvelles expressions. L’absence de réglementation particulièrement détaillée telle que l’écossaise et de mesures prises par l’Irish Whiskey Association pour la faire respecter ne paraissait pas spécialement problématique.

Mais la situation a brusquement évolué. Les nouvelles expressions se multiplient, et il s’avère que celles-ci prennent quelque liberté avec la rigueur et l’exactitude, comme le fait remarquer Mark Reynier (anciennement chez Bruichladdich, désormais distillateur à Waterford). Mettant en cause quelques-uns de ces nouveaux petits exploitants et leur reprochant une «désinvolture inacceptable dans la présentation, les indications d’âge et l’étiquetage, à mettre sur le compte de l’enthousiasme plutôt que d’une volonté consciente de tromper», Mark Reynier en appelle à la définition «de règles de marketing et d’étiquetage nécessaires, qu’il conviendrait d’appliquer pour que le consommateur ne risque pas d’être induit en erreur par ces nouveaux producteurs dont les pratiques suscitent suffisamment d’incertitudes pour se révéler contre-productives s’agissant de leur chiffre d’affaires comme de leur développement ultérieur».

Selon lui, «si elle ne s’attaque pas à cette question au plus tôt, l’Irish Whiskey Association engrange des problèmes qu’elle devra de toute façon résoudre à l’avenir». Il fait aussi remarquer que les producteurs de whisky écossais ont accès à des lignes directrices «simples» énoncées par la Scotch Whisky Association, et que l’IWA «devrait s’atteler illico presto à mettre en œuvre des principes analogues». Pour ceux d’entre nous qui se souviennent de l’opinion quelque peu tranchée de Mark Reynier concernant les lacunes de la SWA alors qu’il présidait aux destinées de Bruichladdich (sans être membre de la SWA, la distillerie n’en était pas moins liée par la réglementation qui a force de loi), sa conversion à la cause d’une puissante association industrielle n’en est que plus remarquable.

Besoin de crédibilité

Mais l’IWA ne peut pas, ou ne veut pas, assumer ce rôle, car l’essentiel de son travail est statutairement effectué en Irlande par le ministère de l’agriculture, de l’alimentation et de la marine, ou par le ministère des finances. Les “règles” législatives qui régissent la production du whiskey irlandais sont énoncées en tant que telles dans l’Irish Whiskey Act de 1980 ainsi que dans le dossier technique de l’indication géographique (IG) du whiskey irlandais qui ne relève ni de la compétence ni de l’autorité de l’IWA et qui, de toute façon, couvre une grande part des spécifications de production.

Les questions d’étiquetage, dont on peut penser qu’elles constituent un sujet de préoccupation majeure en matière de protection des consommateurs, relèvent de la responsabilité de l’autorité irlandaise de sécurité alimentaire (Food Safety Authority of Ireland, FSA). Mais comme le fait observer Peter Mulryan, fondateur et propriétaire de la nouvelle Blackwater Distillery : «Toutes les infractions constatées sont transmises aux agents de santé et de sécurité environnementale de la direction des services de santé. Ce sont ces gars qui font fermer des restaurants ou vérifient la propreté de leurs serpillières. Ils n’ont pas la moindre idée des conséquences de ce qu’ils font.»

On connaît en effet quelques exemples flagrants d’étiquetage trompeur, le plus notoire étant probablement celui d’un whiskey de malt controversé – Hyde 10 ans – dont la provenance supposée fleure bon son romantisme de pacotille. Ce breuvage affirme être originaire de West Cork (où, soyons justes, il a été affiné durant quelques mois), avoir bénéficié des soins de deux “maîtres distillateurs” et été produit par Hibernia Distillers. On pourrait par conséquent raisonnablement en déduire que la firme possède une distillerie. Mais des blogueurs ont mené l’enquête et établi que la distillerie était inexistante, que les qualifications professionnelles et l’expérience du “maître distillateur” s’avéraient plutôt vagues et que le whiskey provenait de Cooley. Malgré les commentaires furibonds de ces internautes, plusieurs titres de la presse grand public ont rendu compte en termes positifs du lancement de ce whiskey qui est aujourd’hui disponible dans un certain nombre de points de vente.

Est-ce si important que cela ? Oui, si l’on observe la situation du whiskey craft aux États-Unis, qui a subi un recul significatif lorsqu’il a été révélé que beaucoup de ces whiskeys soi-disant artisanaux étaient en fait produits en Indiana par MGP, le géant de la distillation pour marques de distributeurs. On peut donc penser que certains producteurs irlandais, pour obtenir un bénéfice à court terme, jouent avec le feu. La confiance du consommateur et la crédibilité de l’industrie sont en effet des paramètres essentiels pour assurer à tous les acteurs économiques un avenir à long terme durable et rentable. Si la réglementation dont fait l’objet le whisky écossais modère parfois les élans de l’industrie, elle n’en protège pas moins à la fois le producteur et le consommateur.

En guise de conclusion, on pourrait rappeler au whiskey irlandais qu’il devra d’abord apprendre à marcher avant de pouvoir courir, et qu’avant de choisir un flacon en provenance de la verte Érin, l’acheteur aura peut-être intérêt à glaner quelques renseignements fiables.

par Ian Buxton

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