A l’été 2023, Ili Distillery deviendra la 12ème et plus petite distillerie de l’Ile d’Islay. Projet imaginé de longue date par ses propriétaires Scott McLellan et Bertram Nesselrode (Gearach Farm), la distillerie s’élèvera dans les terres sur les bords du Loch Gearach, à quelques encablures à l’ouest de Port Charlotte. Un bâtiment circulaire en forme de tambour, visible de la route mais qui semble devoir s’effacer et se fondre dans son environnement lorsqu’on l’approche. Alan Higgs, l’architecte de ce projet, revient sur la genèse et le concept de cette distillerie durable.
Comment définiriez-vous l’architecture des distilleries écossaises ?
La typologie des distilleries écossaises est très diversifiée, de simples dépendances agricoles reconverties aux icônes modernistes de haute technologie, en passant par des espaces industriels urbains ou de vastes établissements de grande industrie. L’île d’Islay a connu au XIXe siècle une forte croissance du nombre de ses distilleries. Pour la plupart, il s’agit de bâtiments agro-industriels fonctionnels dépourvus d’ornementation, tels que les greniers à grain, les malteries, tourailles, entrepôts et chais ‒ constitutifs d’un type de « hangars » vernaculaires de plan rectiligne, à toit à deux versants et conduits visibles de cheminée de tourailles. Les murs sont souvent chaulés et les toits gris, et une signalétique emphatique proclame fièrement la marque produite dans l’enceinte du bâtiment. Même si ces bâtiments ne sont pas strictement synonymes d’« usine » ou d’« industrie », leur architecture assurément intentionnelle va droit au but. Nombre d’entre eux expriment la réalité de leur construction en plusieurs étapes au fil des années.
Plusieurs distilleries d’Islay arborent le « ventilateur Doig », cheminée dont la forme caractéristique en pagode signale la malterie et sa touraille. Conçu en 1889 par Charles Doig, architecte et ingénieur des travaux publics, il doit son existence à des raisons pratiques, mais n’en demeure pas moins très esthétique. La maçonnerie à mortier de gravier ou son chaulage ont des origines inconnues, qui pourraient relever d’une esthétique ancienne ou originale associée aux villages domaniaux d’Argyll. Certains de ces bâtiments avaient également pour vocation de se singulariser dans leur environnement naturel, comme une forme de publicité vantant le prestige de leur propriétaire ou de la marque.
Quel a été le cahier des charges de la distillerie ili ?
Le logo d’ili est inspiré des pierres levées préhistoriques qui parsèment Islay. Il rend hommage aux formes organiques façonnées par des siècles d’exposition aux intempéries sur cette île magnifique balayée par les vents. Ce sera la distillerie la plus récente d’Islay, mais « ili » est le plus ancien nom connu désignant l’île ; la marque s’inscrit dans l’histoire et l’identité d’Islay, et entend leur rendre hommage. Notre client souhaitait que le nouveau bâtiment s’intègre harmonieusement dans son environnement, en tenant compte des formes du bâti ancien et du paysage insulaire. Le choix des matériaux devra atténuer l’impact visuel du bâtiment en reprenant les coloris neutres du paysage.
À l’intérieur, de vastes baies vitrées s’ouvrent sur les magnifiques panoramas du loch Gearach. L’idée est de faire entrer l’extérieur à l’intérieur et rappeler au visiteur que les éléments constitutifs du whisky même proviennent des terres qui l’entoure. L’intégration harmonieuse des différentes phases de production du whisky au circuit de la visite a pour objectif de désindustrialiser aux yeux du visiteur les processus de production et magnifier la beauté des équipements en cuivre dans une atmosphère perçue comme naturelle.
En quelques lignes, comment le projet se caractérise-t-il ?
Notre client a souhaité que le projet architectural se caractérise par :
Un accueil visiteur exceptionnel
Une découverte immersive et partagée des phases de production en toute transparence : une « arrière-boutique » réduite
Des volumes bâtis faisant honneur au whisky et le mettant en valeur
Des surfaces qui rendent compte du passage du soleil
Un équilibre entre des espaces intimes ou impressionnants, intelligemment mis en relation avec les panoramas extérieurs
Une « expérience visiteur » à nulle autre pareille, à la mode ili.
Visible de près, mais non de loin, la distillerie est plutôt spectaculaire ? Quel est l’objectif visé ?
L’implantation de la distillerie dans le paysage est judicieusement choisie ; elle est identifiable depuis la route mais, à 150 mètres de distance, sa présence demeure subtile, non imposante. De par sa situation sur une courbe de niveau, elle apparaît de plain-pied face à la route et au domaine public, mais l’étage en contrebas, sous le niveau de l’entrée, est plus ouvert vers le nord. Son plan épouse la configuration du terrain et réduit d’autant les profondeurs d’excavation. Ses caractéristiques sont notamment :
· Une intégration naturelle, organique, du bâtiment dans le paysage lyrique qui l’environne
· En résulte une forme sans lien avec la typologie générique de l’« usine »
· Une composition n’offrant ni façade arrière ni façade avant, mais abordant à égalité toutes les directions
· Des élévations qui répondent aux fonctions, aspects et perspectives
· Des masses qui tiennent compte de la théâtralité des courbes de niveau
· Une attention à la présence du vent, de la pluie, des nuages, à la végétation et aux reflets changeants à la surface du loch.
· L’accueil du soleil et de la lumière
C’est très différent de ce qu’on fait sur Islay jusqu’ici…
Oui, le plan consacre une rupture avec le type habituel de distillerie qui prévaut à Islay. En partie parce qu’il s’inscrit dans un espace agricole situé à l’intérieur des terres, et non au bord de la mer, et en partie parce que nous nous sommes inspirés d’édifices insulaires circulaires comme l’église de Bowmore, de broch de l’âge du fer et de dun médiévaux, de phares, et d’une dépendance assez singulière de Kilchiaran Farm, datant de 1820 mais aujourd’hui encore adaptée à l’usage prévu. Nous avons donné au bâtiment la forme d’un tambour. Son grand diamètre minimise les limitations internes propres à cette configuration et son effet à l’extérieur pour un observateur proche est d’éloigner les murs. Ce qui réduit par conséquent les masses et l’échelle apparentes.
Le toit est un disque à versant unique, la pente descendant du sud vers le nord. Son inclinaison accompagne naturellement et harmonieusement la déclivité des terrains en contrebas. Le parement des murs en pierres sèches est fait de moellons récupérés de bâtiments désaffectés du domaine agricole. Leur solidité et leur patine, leurs textures grossières, leurs coloris et formes naturels et variés associent avec pertinence la distillerie à Gearach Farm. Dans la lumière d’Islay, la douceur d’aspect de ces murs familiers dissimule leur âge et leur destination.
La partie inférieure, orientée au sud-ouest, est passablement massive. Elle doit susciter chez le visiteur comme une impatience de découvrir ce qui se trouve à l’intérieur. L’entrée se fait par une brèche lisible et accueillante dans le mur de pierres. L’intervalle entre le haut du mur et le rebord du toit est occupé par un vitrage dont l’encadrement est presque noir. Les meneaux sont espacés selon une trame étroite, de sorte que les vitres en verre plat accompagnent la courbure de la circonférence au-dessus et en-dessous. Au nord-est, le vitrage de double hauteur éclaire la salle des alambics et offre une vue généreuse sur le loch Gearach qui s’étend au-delà.
Comment avez-vous travaillé sur ce projet ?
Nous avons commencé par nous immerger entièrement dans la vision que nos clients avaient de leur projet. Les propriétaires de Gearach Farm réfléchissent depuis un certain temps déjà à diverses solutions potentielles visant à assurer un avenir durable à leur domaine agricole. Ils estiment également que les marques traditionnelles de whisky d’Islay pourraient bénéficier d’une approche complémentaire, à savoir une eau-de-vie qui serait à même de séduire des consommateurs découvrant ce breuvage, une population peut-être plus jeune, moins masculine, moins conservatrice et vivant dans des marchés en développement. Ils sont convaincus que Gearach Farm, avec son paysage sauvage, son loch et ses traditions de travail constitue l’endroit idéal pour produire ce nouveau whisky.
C’est forcément un long travail de compréhension du lieu et du projet…
Oui, un travail approfondi a par conséquent été mené pour analyser le potentiel d’une nouvelle marque, en tenant compte de différents facteurs clés : une production la plus respectueuse possible de l’environnement, la taille de la distillerie (la plus petite d’Islay), une marque haut de gamme, pour consommateurs privilégiés. Elle sera dynamisée par ses liens avec la nature et les traditions. Le nom de l’entreprise ‒ ili ‒ est le plus ancien nom connu désignant l’île d’Islay. Sa charte graphique est inspirée des pierres levées présentes dans le domaine de la ferme, dans l’île et ailleurs. Ces mégalithes préhistoriques étaient vraisemblablement des lieux de rencontre qui reliaient nos ancêtres au monde naturel ; ce sont de vénérables marqueurs du passage de l’homme dans le paysage.
Nous avons ensuite envisagé les options d’implantation. Les facteurs entrant en ligne de compte étant nombreux, des recherches et une réflexion approfondies ont été menées sur des emplacements pouvant potentiellement accueillir une distillerie et ses dépendances dans le domaine de Gearach Farm. Trois ont été étudiés en détails et celui offrant les conditions optimales a été sélectionné.
Nous avons ensuite élaboré un plan qui synthétisait les objectifs du projet dans une vision architecturale intéressante. Ce projet a été élaboré en collaboration avec un groupe de consultants spécialisés. Il a été déposé auprès des autorités responsables de l’aménagement du territoire et est en cours d’examen.
En quels termes définiriez-vous cette nouvelle distillerie ?
On peut définir ce bâtiment de différentes manières qui peuvent être synthétisées par un commentaire sur les espaces intérieurs.
Au niveau de l’entrée, il y a à droite un bureau d’accueil, une boutique et un espace d’exposition, à gauche un café et des toilettes. De là, on accède à une mezzanine qui dessert les zones dominant les cuves de fermentation, les cuves d’empâtage et les alambics. Le reste de l’espace donne sur la salle des alambics située en contrebas, au-dessus de laquelle s’ouvre une vue sur le paysage s’étendant de l’autre côté de la baie vitrée.
La structure de l’étage supérieur s’arrête avant les murs extérieurs, ce qui ménage un intervalle dans lequel descend l’escalier et permet à la lumière d’éclairer les espaces inférieurs plus sombres. Le centre du plan est occupé par un tambour vitré. Au-dessus, un lanterneau circulaire de grand diamètre fournit l’éclairage zénithal et les meneaux assurent le soutien structurel du toit. Le tambour est occupé par la principale salle de dégustation et la zone de départ des visites guidées. Le sol est conçu comme une plateforme élévatrice : le visiteur, assis à table, est descendu en douceur jusqu’à l’étage de production. Cet un mécanisme théâtral mémorable qui renforce le caractère spectaculaire de la visite d’ili.
S’agissant des éléments spécifiques propres aux distilleries (chais, alambics, cuves de fermentation, etc.), comment avez-vous procédé ?
Un spécialiste est chargé de la conception du matériel de production. La priorité accordée au développement durable, au profit de l’environnement et des collectivités locales, est l’un des aspects originaux du projet. L’objectif zéro émission nette à l’horizon 2050 promu par les pouvoirs publics va modifier l’avenir de la distillation, mais la distillerie ili sera dès le premier jour conforme aux nouvelles normes. Alimentée par des sources d’énergie renouvelables, elle visera la neutralité carbone.
Dans la mesure du possible, la construction du bâtiment sera à faible émission de carbone, grâce à l’utilisation de matières premières provenant de la ferme ‒ la pierre locale, le bois en placage stratifié et les panneaux structurels isolants en bois recyclé ‒, et à un usage très limité du béton, bas carbone le cas échéant et réduit à ce qui est structurellement possible.
Comme il est de la plus haute importance que le circuit « de l’orge au flacon » soit respectueux de l’environnement, ili privilégiera systématiquement dans la chaîne d’approvisionnement les options à faible émission de carbone. Il est primordial de minimiser le trafic routier, la pollution et les perturbations qu’ils induisent pour la population.
Fonctionnant en toute transparence et avec le souci du social, ili s’engage à apporter sa contribution à la collectivité et à protéger l’environnement.
Propos recueillis par François de Guillebon