Fondée en 2005 par les Cuthbert, famille d’agriculteurs dans le Fife, la petite ferme distillerie de Daftmill est vite devenue mythique. Et déjà, la cote des expressions maisons de ce single estate farm distillery grimpe.
Ça fait tout drôle de repenser à l’année 2003. Un autre monde, une époque où le whisky écossais se remettait encore des traumatismes psychiques subis des années 1980. Le chiffre d’affaires du single malt était à la hausse, «mais n’oubliez pas», disaient les plus sagaces qui étaient aux commandes, «les blends sont toujours les rois». Exprimer le projet de construire une nouvelle distillerie vous faisait passer pour fou. L’information qu’un vétéran de l’industrie du whisky démarrait la production d’Arran avait été accueillie par des froncements de sourcil, et il était franchement incompréhensible qu’un agriculteur sans expérience puisse faire de même. C’est pourtant ce dans quoi Francis Cuthbert s’était lancé à l’époque. Sa famille élève du bétail et cultive l’orge depuis des générations dans la ferme de Daftmill, sise dans la région du Fife, dont l’exploitation s’étend sur 400 hectares. En écossais, daft (“loufoque”, “bête”) est un terme affectueux qui signifie qu’une entreprise, quelle qu’elle soit, est vouée à l’échec. Les plus sagaces ont fait preuve de grande perplexité. «Du moins, le nom est parfaitement approprié», ont-ils déclaré. «Je ne sais plus vraiment quand tout cela a commencé, m’explique Francis Cuthbert quelque deux décennies plus tard. Nous [Francis dirige la distillerie, son frère Ian étant copropriétaire et associé dans l’exploitation agricole, ndla] en avions certainement parlé de temps à autre, pendant longtemps, mais c’était l’une des idées parmi les centaines que nous avions en tête. Puis il y a eu plusieurs choses en même temps. À l’époque, l’orge valait 70 livres sterling la tonne, ce qui couvrait à peine les coûts de production. Nous recherchions des moyens de diversifier et valoriser notre production. C’est pourquoi, comme mon orge servait déjà à la production de whisky, je me suis dit que je pouvais peut-être faire de même.»
Francis Cuthbert, fermier-distillateur
Il est probable que les fermiers-distillateurs furent les précurseurs du whisky écossais mais, à la fin du XIXe siècle, ils avaient tous disparu. Une ligne de démarcation s’était établie. L’agriculteur avait pour responsabilité la culture de l’orge et l’approvisionnement de la distillerie locale. Dans les années 1960, il cultivait toujours l’orge mais fournissait désormais les malteries. Culture et récolte de l’orge d’une part, production de whisky d’autre part, ces deux activités étaient déconnectées l’une de l’autre. Daftmill était donc sur le point d’introduire un changement. «J’ai toujours été intéressé par le whisky du point de vue de la consommation, si vous voyez ce que je veux dire. J’ai aussi toujours été intéressé par la mécanique d’une distillerie. Quand je participais à une visite guidée, j’étais le gars qui regarderait sous le capot, qui cherchait à comprendre le fonctionnement de la tuyauterie.» En 2002, il s’inscrit à l’école de whisky qu’avait organisée la distillerie Bladnoch. Là, il fait la connaissance d’un distillateur à la retraite à qui il expose son idée. «Cela a abouti à une étude de faisabilité qui a montré que nous pouvions tout simplement nous permettre de la réaliser. La question, c’était d’obtenir le permis de construire. En fait, personne n’avait jamais rien fait de tel depuis un siècle.» Le permis de construire est accordé en décembre 2003 ; deux ans plus tard, Daftmill ouvre ses portes.
À vrai dire, “ouvre ses portes” pourrait laisser entendre que la distillerie dispose d’un centre d’accueil des visiteurs. Ce n’est pas le cas. L’entreprise est individuelle. «Nous avons survécu en n’ouvrant pas au public, explique Francis Cuthbert. Les nouvelles distilleries emploient pour la plupart cinq salariés et possèdent un centre d’accueil des visiteurs et un service de vente et de marketing. Cela signifie qu’il leur faut amortir ces coûts, à savoir en commercialisant plus tôt leur whisky.» D’un point de vue financier, tout cela se tient. Mais qu’elle a été la source d’inspiration sur le plan des arômes et saveurs ? «Nous nous sommes dit qu’il y avait une lacune dans le style classique des Lowlands : St. Magdalene, Bladnoch, Rosebank. Je n’avais jamais envisagé Auchentoshan ou Glenkinchie comme des classiques, mais quand nous avons débuté, c’étaient les deux seules distilleries à produire à pleines capacités. Il me semblait donc qu’il y avait là une niche. Je n’ai jamais cherché à copier, mais j’avais le sentiment que si nous produisions quelque chose d’aussi bon que Rosebank, ce serait bien.»
Et c’est bien plus que bien. Un single cask âgé de 13 ans destiné au marché polonais fait office de vitrine du style de la distillerie : précis, légèrement floral (jasmin/gingembre), avec un soupçon de pamplemousse. Après ajout d’eau, on se croirait dans une prairie en été. L’impression est semblable à celle d’un Linkwood ou, oui, d’un Rosebank, la délicatesse du premier plan se doublant d’une succulente profondeur. «Voilà précisément le style que je recherche, poursuit-il. C’est-à-dire un moût clair et une longue fermentation qui contribuent à la création d’esters.» Les alambics étant de petites dimensions en raison de la faible hauteur du toit, la distillation doit être nécessairement conduite lentement afin de stimuler autant que faire se peut la “conversation” des vapeurs d’alcool avec le cuivre.
Un whisky qui prend son temps
«Quand on débute, on croit tout savoir, mais au fur et à mesure que l’on progresse, on prend la mesure de tout ce que l’on ignore, dit-il dans un éclat de rire. Je continue à apprendre, mais dès lors que nous sommes installés dans un schéma de production, la crainte existe de changer quoi que ce soit, mais chaque jour, j’essaie d’améliorer le whisky.» La grande majorité des fûts sont des ex-fûts de bourbon en chêne américain de premier remplissage. Depuis 2018, Francis Cuthbert les remplit une seconde fois. «Avec le temps le profil aromatique se modifiera, il deviendra plus subtil, avec un caractère de la distillerie plus prononcé.» Un petit contingent d’ex-butts de xérès est également mis à contribution. Un single cask de 2009 atteste que Daftmill, malgré toute sa légèreté d’apparence, est à même de rivaliser avec ce qui pourrait souvent être une influence dominante. Le style xérès est bien présent, de même qu’un soupçon approprié de cour de ferme. Le tout évolue sur des notes savoureuses marquées par le pain d’épices, les pruneaux en conserve et les noix confites, mais sans oublier les fleurs séchées ainsi qu’une pointe d’orge noisettée. Une voie fascinante à explorer.
Aujourd’hui, un programme de commercialisations régulières a été mis au point par l’intermédiaire de Berry Bros. & Rudd, Daftmill a établi en quelque sorte un record, en attendant treize ans avant de lancer son premier whisky. Je craignais que Daftmill, en demeurant inconnue alors qu’un nombre croissant de nouvelles distilleries commercialisent leurs whiskies, ne soit plus qu’un nom parmi d’autres sur un marché encombré. À chaque fois que je lui posais la question, Francis Cuthbert me répondait en souriant que son whisky n’était pas encore tout à fait prêt à être lancé sur le marché. Qu’il le ferait en temps voulu. Mais Francis, pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps ? «Simplement à cause de notre inertie naturelle, m’a-t-il répondu dans un éclat de rire. J’ai eu besoin d’un nouveau chai pendant quatre ans. Pour prendre des décisions, il faut beaucoup de temps. Vous savez, nous n’avions même pas de nom quand nous avons commencé !»
Le double stress que représentent la gestion d’une exploitation agricole et celle d’une distillerie est assumé avec un calme apparent, la seule chose à même de susciter une légère perplexité étant la réaction du consommateur vis-à-vis du whisky. «Il est plus onéreux à produire, explique-t-il, mais les gens semblent accepter volontiers ce supplément de prix. On dirait qu’ils sont intéressés de posséder ce que d’autres n’ont pas, ou peut-être est-ce simplement parce qu’il s’agit de quelque chose de différent. Peut-être qu’ils veulent aussi soutenir les petits producteurs. Qui sait ?»
Un accord de distribution ayant été conclu avec Berry Bros. & Rudd, le monde du commerce est arrivé jusqu’au portail de la ferme. «Je ne me salis pas les mains avec le côté commercial des choses, poursuit Francis Cuthbert. Je ne peux pas m’occuper de tout cela, des ventes, du marketing et de la distribution. Il faut que quelqu’un prenne en charge à plein temps ces questions. La marque Daftmill a été déposée par quelqu’un en Chine : nous devons nous battre aussi contre cela. Je dois apporter la preuve qu’il s’agit bien d’un lieu !»
Travailler comme autrefois
Je l’ai rencontré au Bennet’s Bar, l’un des grands pubs à whiskies d’Édimbourg, peu après la première présentation de nouvelles expressions. Nous avons abordé dans la discussion le sujet des réactions positives. «Voyez-vous, Dave, je me demande si quelqu’un a vraiment déjà goûté mon whisky. Tout ce qui est vendu apparaît immédiatement après sur les sites de vente aux enchères.» La déception qu’il exprimait n’était pas feinte. Tout ce temps et ces efforts investis pour voir des acheteurs utiliser ses bouteilles pour faire de l’argent. Il se montre toutefois un peu plus optimiste. «C’est quelque chose qu’il faut accepter. C’est décevant, mais si des gens estiment qu’il y a des profits à faire en faisant la culbute, les bouteilles finiront de toute façon par aboutir sur des sites de vente aux enchères. Et si elles arrivent ici, l’idéal, ce serait qu’elles ne coûtent que quelques livres sterling de plus. Il n’y a pas de réponse facile.»
Le monde du whisky a changé. Le Fife revendique clairement son statut de région à part entière, où le concept de distillerie fermière est aujourd’hui monnaie courante. Un peu plus loin, Inchdairnie utilise exclusivement une orge cultivée dans le Fife, tout comme Kingsbarns. La malterie Crafty Maltsters d’Auchtermuchty cultive et malte des variétés d’orge patrimoniales. Des liens anciens sont renoués. Non pas que Francis Cuthbert se voit comme un catalyseur. Il s’emploie simplement à continuer. Il a commencé à distiller la récolte de l’année dernière tandis que l’orge de l’année mûrit dans les champs. Le mois d’août sera le temps de la récolte ; les travaux agricoles se poursuivront jusqu’à la mi-octobre/novembre, époque à laquelle les opérations de distillation redémarreront et se poursuivront jusqu’en février quand il sera temps de retourner dans les champs.
La production s’en trouve nécessairement limitée, mais il n’y a rien-là qui préoccupe Francis Cuthbert. «Nous travaillons comme autrefois. D’une manière ou d’une autre, tout est réutilisé. Le fumier qui macule la paille revient dans les champs, piège le carbone et contribue à la croissance de l’orge qui produit le whisky et donne des drêches pour nourrir les bovins. La paille leur sert de litière hivernale. On est écolo, mais on ne le claironne pas sur les toits. Simplement, nous faisons ce que nous devons faire et nous produisons le whisky que nous voulons produire.»