Il y a encore quatre ou cinq ans, bien peu connaissaient le secret de ces rhums “agricoles” naturels qui sortaient rarement de l’île. Et, aujourd’hui encore, seuls les connaisseurs ont posé les lèvres sur ces morceaux d’Eden liquide. Alors si tu ne crains pas l’aventure, viens, on t’embarque à la découverte des clairins. Attache ta ceinture, c’est plus prudent.
Le scud aromatique qui te torpille les narines à l’ouverture de la bouteille suffit à t’expédier en Haïti, sous les franges des cocotiers ou au milieu des champs de canne mollement caressés par le vent. La première gorgée fait monter la mer en vaguelettes à tes pieds. La troisième t’allonge sur le sable pour des heures. Au-delà, tu deviens philosophe. Et tu médites sur la folie qui pousse les hommes à chercher la source de cet instant de joie cristallin jailli en dégustant un clairin.
Bon. Quand le moment de folie te tombe dessus à la saison des pluies, tu commences par gober beaucoup d’eau. C’était en mai 2016, au tout dernier moment un siège s’était libéré dans l’équipée qui emmenait sur l’île les bartenders finalistes du premier Clairin World Championship (lire Whisky Magazine & Fine Spirits n° 63), et mon karma de poulpe me désignait pour la mission. Le ciel avait ouvert les vannes dès la sortie de Port-au-Prince, lâchant des rideaux de flotte, gonflant des fleuves pris de rage sur les routes et les chemins. Des heures et des heures de 4×4, de nuit, les vagues culbutant le plancher, pour rallier les hauts plateaux embourbés de l’Attalaye, au nord. En une semaine, on en aura bouffé, du kilomètre, mais ici les distances se calculent en heures, pas en centimètres gagnés sur la carte. Accessoirement, elles se comptent aussi en tannage de postérieur et en tassement de vertèbres : j’ai dû perdre trois centimètres sous la toise en quelques jours, et pourtant, crois-moi, j’ai enquillé quelques trucs sauvages dans ma folle jeunesse, la traversée du Guatemala d’une côte à l’autre à l’époque où il n’y avait pas de route, le Laos dévalé du nord au sud en camion, et… t’as raison, on s’en fout.
Stocks oubliés
Toujours est-il que, dans ces moments-là, forcément, tu cherches le coupable. Il y a quelques années, Luca Gargano s’était mis en tête de retourner le moindre caillou d’Haïti à la recherche de vieux stocks de rhums oubliés. Après tout, mettre la main sur les derniers fûts de Caroni, une distillerie disparue de Trinidad, lui avait définitivement assuré la célébrité et une place de choix à la tablée des anges. Mais le voyage a ce don particulier de ne se révéler que lorsqu’on en oublie les motifs et l’objectif. L’Italien n’a jamais trouvé ce qu’il était venu chercher. Mais, en 2012, au cours d’une pause farniente sur l’île à Vache, on lui sert un clairin. Et Gargano part en toupie. « Je suis un spécialiste du rhum, c’est ce qu’on dit, non ? Eh bien jusqu’à ce jour-là je n’avais JAMAIS entendu parler des clairins. Non mais tu le crois ? Tu tapais “clairin” sur Google et tu tombais sur une ligne de maquillage. Tu imagines à quel point c’est rare de découvrir une nouvelle catégorie de spiritueux ? C’est comme découvrir un continent ! Personne ne savait que ça existait. Et aujourd’hui encore, tu me diras, 99,99 % de la population ne sait toujours pas que ça existe. »
D’un seul coup, j’ai un doute ? Faut-il encore présenter Luca Gargano ? Négociant, importateur et distributeur de spiritueux à la tête de la maison Velier, distillateur de rhum à Marie-Galante, Rouletabille invétéré, hier à Trinidad, aujourd’hui en Haïti, demain au Cap-Vert, gourou d’une secte d’adorateurs prêts à grimper sur les tables à chacune de ses conférences, amoureux de belles gnôles… je le laisse compléter : « Talent scout, dit-il. Moi, mon esprit c’est de découvrir Messi et de le faire connaître. » Va pour talent scout. Le voilà donc parti traquer, dans le moindre repli d’Haïti, son dernier béguin, ces rhums blancs aux arômes exubérants, élaborés à partir du jus de cannes endémiques cultivées sans chimie, fécondés spontanément par des levures indigènes, régurgités par des alambics en cuivre de bricole, non filtrés et sifflés au degré naturel, à plus de 50 degrés. Des rhums que, la plupart du temps, les distilleries n’embouteillaient pas, dont on remplissait des bidons en plastique ou des flacons usés que le village et alentours s’échangeaient contre menue monnaie.
Fritz, Faubert… et Michel
« Tu ne peux pas imaginer les routes dangereuses que j’ai empruntées, les dizaines et les dizaines de distilleries que j’ai vues : il y en a plus de cinq cents sur Haïti. » J’imagine très bien, au contraire, après l’avoir vu piler en rase-pampa parce qu’il sniffait soudain les odeurs fermentaires, ou jaillir du 4×4 à la vue d’une palissade suspecte qui dissimulait un combat de coqs dans une arène improvisée. Mais je m’égare de nouveau, tu fais bien de le signaler. Luca Gargano retient trois producteurs qui sortent du lot : Michel Sajous à Saint-Michel-de-l’Attalaye, celui qui sans le savoir a tout déclenché puisque c’est son clairin qui fit l’objet de la dégustation originelle improvisée sur l’île à Vache, Faubert Casimir à Barradères et Fritz Vaval à Cavaillon. Et leur propose un protocole. « Nous avons topé là, à l’ancienne. J’achète une partie de leur production en la payant plus cher, et je la fais embouteiller moi-même sur place. En échange, le clairin qu’ils distillent pour moi doit provenir d’une seule souche de canne autochtone cultivée sans produits chimiques et récoltée à la main. J’ai fait venir mon ami Gianni Capovilla [une sommité de la distillation que tous les initiés connaissent, son associé à Marie-Galante dans l’aventure PMG], qui leur a demandé de changer deux ou trois trucs dans les réglages et les points de coupe, mais il ne s’agissait pas de tout bouleverser. »
L’Italien n’est pas dupe de lui-même, il sait que certains s’arrêtent à son côté grande gueule. « Et puis, ici, les étrangers qui se pointent avec des plans grandioses, du genre venez, on va monter un business de confiture de mangue, et qui repartent sans avoir rien fait, on les voit arriver de loin. Alors avant même de lancer la production, j’ai fait venir deux des trois producteurs au Salon du Goût à Turin, avec des échantillons. Ils ont eu droit à une standing ovation, et ont compris que j’y croyais vraiment, que moi aussi j’allais m’investir. »
Sur un ciel biblique, du genre filmé par Hollywood, les nuages ont soudain démoumouté l’horizon (du verbe “démoumouter”, dont on ôte la moumoute : je précise car Larousse et Robert ne sont pas au taquet sur ce coup). Un grand bleu d’opérette a embarqué la pluie, mais le 4×4 s’est embourbé dans la poix de terre à l’approche de la distillerie, sur les hauts plateaux de l’Attalaye. Y a plus qu’à pousser. Une paille après avoir franchi à gué moult rivières turbulentes. La distillerie Chelo, la plus grande des trois, s’avance sur les champs de canne. Michel Sajous y cultive 50 hectares de la rare et ancienne Cristalline, une petite canne très fine et assez raide dont on tire peu de jus, et dont la presse, sous auvent, grâce à un moulin colombien, attire les nuées d’abeilles et de papillons.
Dix-neuf distilleries, pas une pharmacie
À l’autre extrémité d’Hispaniola (1), dans la mâchoire sud-ouest de l’île, en dévalant les crêtes drapées d’un vertige de brume, dans une nature dont la beauté vous étrangle, on se faufile dans une cuvette marécageuse goinfrée de moustiques, à Barradères, là où Faubert Casimir fait pousser l’Hawaii (prononcer avaï), une espèce non hybridée en voie de disparition elle aussi. Depuis mon passage, en mai 2016, l’ouragan Matthew a méchamment esquinté cette partie d’Haïti qui en a pourtant vu d’autres, tuant des centaines de personnes. La maison du producteur et ses champs de canne se sont couchés dans la boue sous les baffes déchaînées de la tempête. Pourtant, ici, on se complique la vie à acheminer l’eau par citernes : « Tu ne veux pas construire près de la rivière, dans le coin, tout est balayé à la saison des pluies », murmure Faubert. Cela n’empêche pas Barradères de compter dix-neuf distilleries – et pas une pharmacie. À 25 kilomètres de là (autrement dit à deux heures trente de tape-cul), plus au sud près de la côte, Fritz Vaval récolte la Madame Meuze, l’une des premières cannes hybridées sur l’île, au XIXe siècle.
Les fermentations sont longues, cinq à neuf jours, cela dépend surtout de la teneur en sucre de la récolte de canne, activées par des levures indigènes. Quoi, tu veux des détails ? Tu as raison, on n’est jamais trop précis. Mais la précision ici, est affaire de pif et de jours : sept à neuf jours chez Sajous, cinq à huit chez Vaval, six à huit chez Casimir, le plus baroque des trois, et pour cause, dans l’ombre de sa distillerie ce dernier ajoute dans les cuves de fermentation en bois de manguier de l’anis sauvage, de la citronnelle, du muscat, des bâtons de cannelle, des oranges acides, parfois du gingembre, et toute sorte de petites folies aromatiques dont certaines, au passage, fouettent les levures pour augmenter la production d’esters. Cela ne t’étonnera pas d’apprendre que les clairins de Casimir détiennent un taux non-alcool équivalent aux rhums grand arôme.
Alambics ou œuvres d’art ?
Les alambics, ah ! les alambics ! De pures œuvres d’art, qui semblent bricolées et rafistolées de partout, chaudières de cuivre doublées de petites colonnes à plateaux. Chez Sajous, l’oignon est cintré dans un cube de ciment, séparé par un petit retors de la colonne à 3 plateaux décalée dessus, avec deux systèmes de condenseurs serpentins, un à plat (l’analyseur, qui peut refouler vers la colonne) et l’autre s’entortillant dans une cuve. Chez Casimir, même système sans le retors, appuyé contre le mur de tôle ondulée, raccordé vers la colonne à 6 plateaux. Chez Vaval, le plus impressionnant, imaginez R2D2 qui aurait connu la guerre, couturé, rapiécé comme un grand blessé, le capot coiffé de vert-de-gris, de guingois, relié à la haute colonne à 8 plateaux qui fait chambre à part derrière un mur en parpaings puis à trois condenseurs. Oui, trois. La distillerie existe depuis soixante-dix ans, créée par Danois Vaval, mais l’alambic, fabriqué localement, a été dessiné par son fils Fritz, qui a pris la relève en 2010. Celui-là, crois-moi, je l’ai photographié sous toutes les coutures (c’est le cas de le dire), une beauté surréaliste de métal vivant.
C’est la bagasse (les résidus de canne dont on a extrait le jus) séchée, parfois le bois, qui alimente les flammes chauffant le cul des alambics de Sajous et Casimir – Vaval fait bouillir à la vapeur, mais la centrale est alimentée à la bagasse (autrefois au bois). Pas de cadrans sophistiqués, toutes les manips se font à l’oreille et à l’œil en manipulant des valves. Et puis au nez. Et à la bouche, mais là, doucement, parce que le jus recueilli au bec de l’alambic se torche sec en faisant briller les yeux – et se fond bien sur les petits citrons verts ou l’eau de coco chassée de la noix. On ne va pas se raconter n’importe quoi, tu n’es pas dans la précision calibrée, ciselée au cordeau. Mais on craque sur les clairins pour le feu de joie aromatique, pour la déflagration de flaveurs, pour le taux monstre de composés non-alcool. Pas pour la mécanique suisse de la distillation.
Un millésime pour mai
À chaque terroir son caractère, à chaque gnôle son profil, lequel varie d’un batch à l’autre. Je ne sais pas si tu as goûté le premier batch de 2012, mais sur certains clairins, notamment Vaval, tu ne reconnaîtrais pas le dernier lot. Nous sommes donc quelques-un.e.s à attendre avec impatience le prochain millésime, annoncé pour mai. Casimir, riche, concentré, au fruité survolté dopé au gingembre ; Sajous, au fruité onctueux, à la précision plus florale ; Vaval, tout en puissance, un peu gras, exotique, chocolaté et pimenté. Toi aussi tu as du mal à choisir ? Je compatis. Coup de pot, un assemblage composé à 60 % de Vaval, 30 % de Sajous et 10 % de Casimir vient d’arriver chez les cavistes, mais il est réduit à 46 %. Il célèbre, presque un an après si tu sais compter – mais quand on aime on ne compte pas, pas en mois en tout cas – l’union sacrée de trois producteurs et la première édition du Clairins World Championship 2016. Et d’ici à quelques mois un quatrième larron devrait se joindre à la fête, mais chut, je ne t’ai rien dit, tu ne les connais pas, ils sont capables de me faire voyager sur le capot du 4X4 la prochaine fois…
Tout est naturel, fait à la main, comme autrefois, insiste Luca Gargano : la canne grandit sans chimie, est coupée manuellement, transportée en charrettes tirées par du bétail… Rien à redire à cela. Mais, outre que ce n’est pas nécessairement un gage de qualité, on va arrêter de penser qu’il s’est toujours agi d’un choix dans ce pays, l’un des plus pauvres et l’un des plus inégalitaires de la planète, où la technologie et les crédits n’arrosent que les élites. Pour autant, la reconnaissance de ces rhums, joyaux bruts qui gagnent à ne pas être polis, est bienvenue aux yeux des producteurs. De 3 000 bouteilles pour le premier lot sorti, la production est passée à 10 000 quilles exportées l’an passé. Tout doucement, le “nouveau continent” se pose sur la mappemonde du rhum, les clairins partent à l’aventure. Chacun son tour.
Par Christine Lambert