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Pour animer un dîner qui ronronne entre amateurs de rhums ou semer la zizanie sur un forum internet, il suffit de lancer la conversation sur un thème : la sucrosité constatée dans certaines eaux-de-vie de canne – nombreuses. Empoignades garanties. Malheureusement, il en va ainsi de tous les débats manichéens, on gagne alors en spectacle et en anathèmes ce qu’on perd en raison. Alors, apaisons les passions, et regardons les textes d’un peu plus près.

 

1. Au commencement était la canne… à sucre

L’ironie n’échappera à personne dans le débat qui fait rage : c’est le sucre, objet de la discorde, qui a enfanté le rhum. Le sucre ou, plus exactement, sa matière première (la canne dont on extrait le jus) et surtout le résidu de sa fabrication (la mélasse). Comme dans les meilleures tragédies grecques, l’ennemi rôde au sein de la matrice même. Pour autant, rappelons un détail essentiel : à sa sortie de l’alambic, le rhum, comme tous les alcools distillés, ne contient plus la moindre trace de sucre. L’édulcoration, quand elle intervient, se fait donc en fin de parcours, pendant la maturation ou avant l’embouteillage. Ceci posé…

 

2. La loi interdit-elle le sucre dans le rhum ? (Clairement, oui)

En France, c’est le règlement européen 110/2008 qui encadre les boissons spiritueuses (1), rappelle la Direction générale de la Concurrence et de la Répression des Fraudes (DGCCRF), qui accepte de répondre à nos questions par écrit. Le rhum y est défini à l’annexe II.1, qui précise dans son point e) que ce spiritueux « ne peut être additionné que de caramel afin d’en adapter la coloration. » Selon les règles de la grammaire française, la cause est sous-entendue. Caramel. Et. Rien. D’autre. Si l’on s’égare dans l’herméneutique juridique en revanche…

 

3. On repose la question : la loi interdit-elle le sucre dans le rhum ? (En fait, non)

Le législateur « sous-entend » peut-être le bannissement du sucre, mais ne l’édicte pas de façon spécifique, ce qu’il prend bien garde de faire en définissant le whisky à l’Annexe II.2 : « Le whisky ou whiskey ne doit pas être édulcoré ou aromatisé ni contenir aucun additif autre que le caramel ordinaire utilisé pour la coloration » De fait, nous précise la DGCCRF, la réglementation européenne « autorise, sous certaines conditions, l’ajout de produits édulcorants uniquement “pour compléter le goût final du produit” [Art. 5]. La liste des édulcorants est précisée à l’annexe I.3. » Un détour par cette annexe vous listera toutes les substances glucidiques naturelles possibles et imaginables. C’est dans cette faille, ou cette contradiction juridique, que s’engouffrent les flacons doucereux qui inondent le marché. Comme le résume un lobbyste chargé à Bruxelles de suivre les intérêts des alcooliers : « Dans les textes relatifs au rhum, il y a d’un côté une définition… et de l’autre une pratique. Ce qui offre clairement une marge de manœuvre. »

La DGCCRF nous renvoie par ailleurs au décret du 19 août 1921, et notamment à son article 8.1 du 16 décembre 2016 qui « encadre les conditions d’édulcoration des eaux-de-vie françaises » et précise que « le taux d’obscuration du rhum ne doit pas excéder 2% ». Gardons la définition du taux d’obscuration pour une future prise de tête, mais sachez simplement que ces 2% correspondent à 7 ou 8 g de sucre/l. A titre de comparaison, les AOC cognac, armagnac ou calvados en autorisent le double, et personne n’allume le bûcher en brandissant l’hydromètre. « Néanmoins, ajoute la DGCCRF, la réglementation européenne ne précise pas de teneurs maximales en sucres. Dès lors, des produits importés peuvent présenter des teneurs en sucres significatives, en particulier les rhums produits hors de l’Union européenne. » Sauf que…

 

4. La loi européenne va changer

Dans le cadre de l’alignement du règlement 110/2008 sur le traité de Lisbonne, le texte est actuellement rouvert à la discussion, et les lobbyistes s’agitent en coulisses. Sauf retard dans le calendrier, la révision pourrait être adoptée dès fin juin. La France pousse pour faire inscrire un seuil maximum d’édulcoration du rhum à 20 g/l, « et il y a désormais un assez large soutien à cette approche qui aurait le mérite de clarifier les choses », avance notre source à Bruxelles, manière de reconnaître que l’interdiction du sucre n’a jamais été à l’ordre du jour. D’autant que, précise-t-il, « la Commission se réserve la possibilité d’établir des dérogations pour les pays non membres, et la question agite les débats ». En résumé, les rhums présentant des taux de sucre à carboniser un diabétique en plein soleil pourraient devoir réviser leurs formules… sauf s’ils bénéficient d’une clause d’exception. Du coup…

 

5. Faisons une expérience (avec de l’eau)

Edulcoration, édulcoration… De quoi parle-t-on concrètement ? Pour le savoir, un petit exercice : versez dans un litre d’eau 5 g de sucre de canne liquide, mélangez bien. Répétez l’opération avec 10 g de sucre, puis 15, puis 20 – au-delà pour les plus casse-cou d’entre vous. Goûtez. Franchement, jusqu’à 10 g, l’édulcoration se révèle à peine perceptible (à moins de 5 g elle ne l’est d’ailleurs pas). A 15-20 g, en revanche, les caractéristiques organoleptiques du rhum se trouvent sans le moindre doute modifiées (2), mais ces flacons restent loin des liqueurs (100 g/l minimum) ou du Coca sans bulles (109 g/l) auxquels on les compare en ironisant. On continue ?

 

6. Allez, une seconde expérience (avec du chêne)

Mais on peut fort bien produire un rhum « sweet » sans ajouter dans l’assemblage le moindre gramme de sucre, simplement en le faisant vieillir dans un fût ayant préalablement contenu un alcool doux. Distillateur et éleveur de rhums, Guillaume Ferroni s’est amusé à sécher des barriques sous serre pour en extraire tout le liquide et analyser les sucres résiduels. Résultat ? Une fois vidé, un fût (225 l) de pedro ximenez sucré à 350 g/l (2) emprisonne au minimum 25 l de liquide dans ses douelles. Ce qui laisse au bas mot 40 g de glucides par litre susceptibles de passer dans le rhum – selon un calcul très empirique. Et jusqu’à 20 g/l pour un élevage en tonneau de sauternes. Faut-il dès lors condamner le rhum à vieillir exclusivement en fûts de bourbon, whisky, ou sous chêne neuf ou roux pour lui conserver sa « pureté » ?

 

7. Les cachotteries de l’industrie

Le rhum sans sucre ajouté existe : il suffit de choisir les flacons estampillés « rhums agricoles » de l’unique AOC (Martinique) ou mentionnant l’une des Indications géographiques françaises (Guadeloupe, Antilles française, Baie du Galion, Réunion, Guyane…), qui limitent à 2% le fameux taux d’obscuration (7 ou 8 g de sucre résiduel) imputable à certaines finitions. A moins d’opter pour les embouteillages officiels des distilleries jamaïcaines ou barbadiennes, parmi celles qui prohibent l’édulcoration, ou pour les cachaças brésiliennes, qui la limitent à 6 g/l, par exemple. Pour le reste, l’opacité règne. Et les abus prospèrent. Car qui peut prétendre que les 20 à 40 g de sucre par litre extraits de certains jus servent à en « compléter le goût final » ?

Au fond, seules les cachotteries des producteurs alimentent encore ces débats. Ceux qui assument l’édulcoration de leurs rhums – à l’image du négociant Compagnie des Indes, qui ajoute 10 à 15 g/l de sirop de canne biologique à certains de ses assemblages (Caraïbes, Latino, Jamaica) et l’affiche sur son site – rencontrent l’adhésion des amateurs, en demande de transparence davantage que d’anathème. Mais combien de distilleries et de marques prêtes à nier la main sur le cœur devant l’hydromètre ? Inutile de se leurrer, les intérêts des grands pays et des producteurs rhumiers sont trop divers pour converger vers des règles communes et restrictive. Mais les consommateurs – qui détiennent le final cut – sont en droit d’exiger un étiquetage mentionnant le taux de sucre réel. Las, l’industrie et la Communauté européenne, qui discutent actuellement l’opportunité de faire apparaître sur les spiritueux les valeurs nutritionnelles et la liste des ingrédients se sont entendues pour une solution non règlementaire, sur la base de l’autorégulation. Traduction : s’y soumettra qui veut.

 

8. Le double mouvement du balancier

On peut légitimement s’inquiéter de la standardisation des goûts induite par l’édulcoration à outrance, et de la prolifération de ces vodkas sucrées et caramélisées qui n’ont de rhum que le nom. Mais on observe dans le même temps un salutaire mouvement inverse, avec un nombre croissant de négociants qui mettent en avant le caractère « intact » de leurs jus (non édulcorés, non colorés, non filtrés à froid). Dans la bataille, les producteurs français possèdent une main pleine d’atouts, forts d’appellations strictes, d’un tropisme pour le terroir, portés par des rhums agricoles à la réputation d’excellence. Simplement, ces producteurs (et l’ensemble de la filière) ont souvent renoncé à éduquer leurs consommateurs – un manque de pédagogie qui s’étend hélas à l’ensemble des spiritueux en France. Or, l’interdiction, la limitation ou l’affichage du sucre ne se substitueront jamais à ce travail d’éducation.

 

Par Christine Lambert

(1) Consultable sur Internet : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:32008R0110&from=FR

(2) Il s’agit d’une moyenne : le PX contient au minimum 212 g de sucre/litre, mais l’édulcoration s’établit fréquemment autour de 350 g/l et peut atteindre 500 g/l.

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