Seule distillerie au monde à produire à la fois du rhum agricole, du rhum traditionnel de sucrerie, du Grand Arôme et du rhum léger, Savanna montre avec audace et excellence qu’il est possible, à partir d’une même matière première, d’obtenir des palettes aromatiques très diversifiées. Et elle le fait divinement bien.
Si la mise en service de la distillerie Savanna remonte à la fin des années 1940, son passif sucrier a plus de deux cents ans d’histoire et il est fait mention d’une distillerie fumante sur le domaine dès 1870. C’est à un certain Paul Charles Émile Hugot, homme d’affaires réunionnais qui dirigera plusieurs usines sucrières sur l’île de La Réunion, que l’on doit la conception de la Distillerie de Savanna entre 1948 et 1950. La production d’alors est exclusivement destinée à la vente en vrac de rhum de sucrerie (mélasse) sur le marché local, pour le compte de différentes marques dont Charette et liquoristeries sous forme de punch et diverses boissons à base de rhum, ainsi qu’une part déjà destinée à la métropole, notamment pour Bardinet. La part de rhum vieux est encore très mince et le premier chai de vieillissement, qui date de 1964, ne comporte à l’époque qu’une cinquantaine de fûts, essentiellement destinés à l’élaboration de rhums de 3 ans d’âge, vendus là aussi en vrac sur le marché local pour des marques d’embouteilleurs. Une activité anecdotique et vieillissante lorsque Laurent Broc, ancien directeur, arrive à la distillerie dans les années 1980 : « Quand j’ai repris la distillerie, Savanna ne vendait presque rien en vieux. Ce petit stock faisait aussi l’objet d’embouteillage à façon pour notre compte, sous le nom Savanna. ». Un chai qu’il réussira à transférer in extremis en 1995 après le déménagement de Saint-Paul sur Bois-Rouge malgré les réticences de la direction générale de l’époque. Un pari osé dans un contexte bien différent d’aujourd’hui : « On ne sortait quasiment plus rien en termes de commercialisation de rhums vieux. On m’a donc pris pour un fou car personne à l’époque ne connaissait vraiment ces produits à La Réunion. Il faut aussi avoir conscience qu’ici la culture du rhum vieux est très récente et date des années 2000 ».
L’heure du développement
En 1982, c’est le début des activités grand export pour Savanna, qui fait l’acquisition d’un atelier de distillation supplémentaire dont la production sera exclusivement destinée à la fabrication de rhum léger pour le compte exclusif de Racke, un client Allemand. « Ils souhaitaient développer toute une série de spiritueux et notamment des rhums, mais ne voulaient pas travailler sur le Verschnitt. Ils sont allés jusqu’à concevoir et monter une distillerie à Saint-Martin aux Antilles à la fin des années 70 pour produire leur propre rhum », se rappelle Laurent Broc. Mais suite à de grosses difficultés techniques, notamment en approvisionnement en eau, ils font machine arrière et se rapprochent de Savanna pour leur proposer de récupérer l’unité de production en échange d’un contrat d’exclusivité pour la production de rhum léger. Cette nouvelle acquisition et ce nouvel accord en poche, Savanna enclenche une phase de développement sans précédent (on parle alors de 24/25 000 hectolitres équivalents alcool pur par an) et commence à développer ses compétences, en plus de diversifier son offre.
Suite au phénomène de concentration des outils de production sur les sucreries qui touchent l’île dans la deuxième moitié du XXe siècle, la quasi-totalité des installations ferment, dont celle de Savanna en 1986. La partie distillerie déménagera en 1992 près de la Sucrerie de Bois-Rouge à Saint-André. Un rapprochement stratégique et réfléchi pour Savanna, mais aussi vital puisque la distillerie ne possédant pas d’outil de broyage, se fournit directement en matières premières auprès de la sucrerie annexe. Elle profitera aussi du déménagement pour renouveler une partie de son outil de production, comme nous le confie Laurent Broc : « On a rationalisé l’outil de production avant le départ, pour éviter de transférer des équipements inutiles, mais aussi parce que la surface proposée sur l’usine de Bois-Rouge était très réduite. Au total, nous avons gardé l’atelier allemand (toute la partie fermentation, distillation réaménagée mais conservée) et l’ancienne colonne Savalle que j’ai transférée. Elle n’avait à cette époque aucune production mais je la trouvais très belle. ». Une colonne en cuivre qui s’avérera très utile dans l’élaboration de leur future gamme, et plus particulièrement leurs rhums Créol (agricole) et Lontan (Grand Arôme).
En 1994, toujours sous l’impulsion de Laurent Broc, les dirigeants mettent en place un service de Recherche & Développement pour valoriser tout le savoir-faire accumulé jusque-là. Les premiers travaux de recherches sur les levures débutent quelques années auparavant (dans les années 90/91) et déjà de nouvelles recherches microbiologiques et fermentaires ouvrent bientôt de nouveaux horizons et annoncent les débuts prometteurs du rhum Grand Arôme.
Symptomatique de cette volonté de se surpasser et de partager leur savoir-faire, les premiers essais de Grand Arôme remontent à l’année 1998. Rhum traditionnel de mélasse à très longue fermentation (de 5 à 10 jours), son élaboration n’est maîtrisée que par de très rares acteurs dans le monde, et son utilisation encore cantonnée à la pâtisserie. La distillerie fait le choix audacieux de le proposer au public sans fioriture, afin de montrer tout son potentiel aromatique.
Grand Arôme, grand changement
« Nos clients de l’époque nous ont poussés à travailler dans ce sens. On était allé visiter différents ateliers de distilleries en Jamaïque : à l’époque, les Jamaïcains étaient aussi en déclin, Hampden était menacé (NDLR : avant d’être racheté plus tard), tout comme d’autres. On a pu surtout comparer nos techniques avec Wray & Nephew, ce qui nous a confortés dans nos choix. Et honnêtement, en dégustant les autres produits, nous nous sommes dit rapidement que le nôtre était loin d’être mauvais et même bon en dégustation pure, et surtout plus abordable qu’un Jamaïcain qui peut paraître assez dur au premier abord. » Exit l’image désuète du rhum de cuisine, Savanna commence déjà à réhabiliter le genre et à imposer sa marque de fabrique. Les premières productions sont proposées à la vente en bouteille sous la marque Varangue, avant de voir les premiers clients en vrac suivre, principalement pour l’industrie agro-alimentaire. L’ancêtre du rhum Lontan est né, et déjà la distinction d’un changement de positionnement s’opère.
Parallèlement, Savanna fait aussi des essais de rhum agricole dès 1990 et lance sa première production pour le compte d’opérateurs locaux. Comme un signe du destin, une micro-activité de sucrerie se monte alors à quelques mètres de la distillerie, en lieu et en place de l’ancienne sucrerie fermée en 1986. « Cela vient à la base d’une demande de production de sucre d’un autre opérateur allemand qui s’est vu proposer de monter un atelier de sucres spéciaux, pour alimenter ses magasins en sucre naturel bio. L’atelier s’appelait à l’époque Sucre Naturel de Bourbon », se rappelle Laurent Broc. L’opportunité pour Savanna de se fournir en jus de canne de bonne qualité et de sortir leur tout premier rhum agricole. Une activité restant très anecdotique pour Savanna qui produit principalement du rhum de sucrerie, mais qui perdure encore aujourd’hui, cette fois avec un pur jus qui provient directement de la Sucrerie de Bois-Rouge annexée à la distillerie.
Le contexte historique de l’époque est très tendu : entre les années 1995 et 2000, un puissant lobbying anti-alcool met à mal toute l’industrie rhumière de l’île. Politiques, médias et opinion publique lancent une vendetta sans précédent et ciblent l’industrie rhumière comme principal responsable de l’alcoolisme, et plus particulièrement la marque Charette, qui ramenait déjà l’essentiel des revenus de Savanna. Pour Laurent Broc : « C’était une époque très violente, le contexte était très tendu et on faisait alors de gros efforts pour au final être traité comme des moins que rien. Je me rappelle même que le personnel n’osait pas dire qu’il travaillait à la distillerie. C’était à ce point… ». Un préfet de l’époque ira même jusqu’à faire imposer la fermeture administrative de la distillerie, accusant le rhum d’avoir un taux de méthanol si important qu’il rendait les gens fous, avant de se raviser suite à des analyses. Savanna et l’ensemble de la profession répondent aux attaques en sortant le premier livre blanc du rhum, qui recontextualise l’importance du rhum sur le territoire réunionnais et explique en détail l’histoire. Un premier pas nécessaire et destiné à rassurer son audience. Depuis lors, Savanna ne cessera de montrer sa différence et son savoir-faire au grand public, en cherchant à constamment valoriser l’image du rhum de La Réunion, et de ses rhums en particulier. Jusqu’à ce qu’un certain jour de mai 2003, ils lancent finalement leur marque.
2003, un tournant historique
Alors que la distillerie fabrique du rhum depuis plus de soixante ans, forte de sa maîtrise et de son envie de développement et d’émancipation, elle décide de lancer officiellement sa propre marque, les rhums Savanna, le 11 mai 2003. La distillerie veut aller encore plus loin et produire une image qualitative en visant principalement les amateurs de rhum. Pour cela, elle décide de volontairement s’exclure de la grande distribution : « La grande distribution ne génère aucune image ; au contraire, elle n’utilise que votre image pour vendre, et on a décidé de partir sur le qualitatif pour des raisons d’image et de reconnaissance. On a commencé à travailler des produits très haut de gamme, à participer aux concours et à montrer aux gens que nos produits marchaient. On est rentrés dans une dynamique », explique Laurent Broc. Savanna lance une opération transparence et commence même à éduquer son public en sortant en 2005 un kit de vieillissement en collaboration avec un de ses tonneliers : « Les gens ignoraient comment était produit le rhum vieux et imaginaient qu’il s’agissait d’un rhum blanc que l’on avait coloré. On leur a donc proposé un kit avec un tonneau miniature et un rhum blanc spécifique à faire vieillir, pour justement leur expliquer et leur montrer le vieillissement, qu’ils puissent constater de visu le changement parce que cette culture n’existait pas du tout ». Et bientôt ouvre une boutique, le kiosque, pour inviter le quidam à voir l’envers du décor, beaucoup moins sombre que celui dépeint par les médias jusque-là.
Savanna ne se cantonne pas à ne sortir qu’un style de rhum, mais couvre tout le spectre des possibles : le rhum de sucrerie avec la gamme Intense (rhum traditionnel), le rhum agricole avec la bien nommée Créol et la gamme Lontan qui propose encore aujourd’hui les seuls Grand Arôme vieillis au monde (rhum traditionnel à longue fermentation). Suivront en 2005 les tout premiers single cask et brut de fût, tous en série limitée et inspirés du monde des whiskies, qui visent dorénavant le très haut de gamme. 2005 restera aussi l’année de leur première participation au Whisky Live Paris, encore uniquement peuplé de producteurs de whisky, mais marquera aussi les premières rencontres et la genèse des affinages qui commenceront à sortir dès l’année suivante. Une reconnaissance grandissante récompensera les efforts de Savanna : vingt-neuf médailles en moins de trois ans dans les plus prestigieux concours internationaux, dont dix-sept sur la seule année 2007. Cette toute récente activité reste néanmoins encore très confidentielle (entre 40 et 50 000 bouteilles sont produites par an, dont le tiers est exporté) et la distillerie Savanna occupe 80 % de sa production au vrac à l’export vers la France métropolitaine et l’Union Européenne.
Refusant de se laisser enfermer dans le carcan d’une époque épique, la distillerie de Savanna aura réussi en l’espace de quelques années à mettre sur le devant de la scène internationale le rhum de La Réunion. Et bien plus encore, elle aura réussi à montrer au monde entier tout son savoir-faire et la richesse de ses méthodes de fabrication. Allant même jusqu’à faire de l’ombre à ses confrères antillais….
Par Cyril Weglarz