Où il sera question de mettre des œufs dans des cubes pour produire du single malt dans le berceau des grands crus bordelais. Mmmfff ? Figurez-vous que juste avant le ban des vendanges, le vignoble saint-émilionnais bruisse d’une nouvelle fort excitante : une nouvelle distillerie de whisky, petit bijou d’architecture moderne équipée high-tech, s’apprête à sortir de terre en son sein. Retenez bien son nom : Maison Lineti.
Une distillerie de whisky plantée en terre sacrée du vin ? Enracinée au cœur d’un des mythiques berceaux des grands crus français, le premier vignoble inscrit au Patrimoine mondial par l’Unesco ? Si fait. Les premiers coups de pioche fendront le sol en octobre et, « si tout va bien » – j’insiste, car l’époque exiges des précautions –, les alambics commenceront à ronfler dès l’été 2022.
Derrière Maison Lineti (l’anagramme de Saint-Emilion, amputé d’un tiret) se dévoile un projet innovant et très inspiré par l’univers du vin. Logique, puisque les cofondateurs – Alex Cosculluela, Magali Picard et Xavier Payan – ont aiguisé leurs armes dans le monde vini-viti, et viennent de s’assurer le soutien financier de la famille Thienpont, grand nom des appellations historiques de la Rive Droite de Bordeaux.
On imagine bien le formidable effet d’aubaine des mots « whisky de Saint-Emilion » gravés sur une étiquette, surtout à l’export. Le trio et ses prestigieux actionnaires savent donc que le projet sera surveillé de près et qu’à moins de l’excellence rien ne leur sera pardonné. Il est des noms qui vous obligent.
Aller chercher l’inspiration dans le vin
Mais personne ne souhaite passer à côté de la lame de fond qui soulève le whisky français. Et si les viticulteurs forment la dernière vague en date, après les distillateurs d’eaux-de-vie de fruits et les brasseurs, ils rejoignent le mouvement avec un enthousiasme et, surtout, surtout, des moyens encore jamais vus.
« Localement, le projet a été bien accueilli, et soutenu par la Communauté de communes », souligne Alex Cosculluela, qui énumère les passerelles entre le vin et le whisky dans la région. « Entre Bordeaux et Cognac, tous les savoir-faire cohabitent : les industries de cuverie, de tonnellerie, de chaudronnerie, de verrerie, la fabrication des étiquettes, les compétences dans la communication, le marketing… »
Un écosystème viticole dans lequel le trio fondateur entend fondre ses futurs single malts, logés en bouteilles de vin – non, pas la frontignan ! (J’en profite pour vous inciter à lire Tout ce que le whisky doit à la bouteille en verre, ici.) Les deux alambics charentais de 25 hl, chauffés à flamme nue, ne détonneront pas dans le paysage du whisky français, habitué au recyclage des cuivres dans les reconversions tardives. Mais que diantre viennent faire les sept œufs de béton blanc géants lâchés au milieu du nid ?!
Magali Picard, ingénieure chimiste qui étudie notamment les effets du vieillissement sous bois, s’explique sur le choix de ces cuves de fermentation ovoïdes privilégiées par certains vignerons mais inédites dans le whisky. « Le béton offre une meilleure inertie thermique que l’inox ou le bois, ce qui signifie davantage de précision dans le développement aromatique et moins d’énergie pour refroidir les moûts. Ces cuves seront thermo-régulées, avec un contrôle à 0,2° C près, idéal pour les fermentations longues (7 jours au minimum) que nous entendons développer. Quant à la forme ovoïde, elle crée des mouvements de convection naturels qui remettront les particules en suspension, afin d’intensifier l’expression des notes florales. »
Maison Lineti ne recherchera pas la consistance, Graal indépassable du whisky écossais : la distillerie de Saint-Emilion ne produira que des millésimes, selon une recette (new make, types de fûts…) renouvelée chaque année, à base d’une orge bio française mais non locale. « Nos single malts garderont un même ADN floral, minéral, jouant sur la tension et l’acidité, tempère Magali Picard, qui promet en outre des vieillissements sortant des sentiers battus. Mais, en fonction des millésimes, cette typicité évoluera. »
Premiers whiskies attendus en 2025
Contrairement à la plupart des distilleries de la région, arrivées au whisky par diversification, celle-ci se crée ex nihilo sous la patte de l’architecte Philippe Peyrefitte, autour de trois cubes en enfilade où le béton dialogue avec le bois. Et, perso, j’applaudis à m’en tanner les paumes quiconque s’évite l’épreuve de réhabiliter du bâtit historique pour y loger de la cuverie et des alambics dans un absurde Tetris.
A côté de l’espace dédié à la distillation s’invitent une ligne de concassage, une unité de brassage et un cuvier de fermentation, trois outils précieux, trois étapes majeures du développement aromatique dont malheureusement trop de grands noms cognaçais se passent une fois versés dans le whisky – rappelons qu’en France une distillerie peut parfaitement sous-traiter sa bière à distiller, pratique interdite en Ecosse.
Rendez-vous l’été prochain (« si tout va bien ») pour l’ouverture officielle, et dès 2025 pour goûter les premiers jus. Bien évidemment, la distillerie se visitera : ce serait tout de même ballot de mettre tous ses œufs dans des cubes pour en priver le million de touristes qui se presse annuellement à Saint-Emilion.
Par Christine Lambert