Le gin japonais se porte désormais taille haute. Après Ki No Bi de The Kyoto Distillery et le Coffey Gin de Nikka, Suntory se lance à son tour sur le marché international avec Roku. Le géant des spiritueux qui a révolutionné la dégustation du whisky compte bien rééditer l’exploit dans l’alcool blanc. Vous voilà prévenus.
À partir de combien d’hirondelle peut-on annoncer le printemps ? La troisième vient de fendre l’air à tire d’ailes pour traverser la moitié du globe, et l’on se prend à songer que cette fois, c’est bon, le printemps du gin japonais s’apprête à fleurir plus sûrement que les cerisiers sakura – et plus durablement surtout. Après Ki No Bi de The Kyoto Distillery et le Coffey Gin de Nikka, c’est en effet au tour de Suntory de présenter son gin artisanal, Roku. Et les bars et cavistes pourtant saturés par les flacons “craft” ne contiennent plus leur excitation.
Car Roku nous vient certes du Japon, source d’inspiration majeure de la scène cocktail. Mais il est surtout lancé par Suntory, qui a révolutionné l’art et la consommation du whisky, en imposant notamment le highball et l’iceball (1). Alors, alors… Vont-ils cette fois encore catapulter le marché vers une autre dimension ? « Nous allons d’abord commencer faire connaître au plus large public possible le gin japonais, et puis nous aviserons, sourit Kazuyuki Torii, qui a porté pendant ses deux ans et demi de développement le projet Roku. Mais effectivement, nous pensons créer des gins [pluriel, notez bien, nda] que l’on pourra déguster “à la japonaise”, dans une tasse, en y ajoutant un peu d’eau chaude, comme le saké qui est parfois servi chauffé, afin de modifier les arômes, et mettre joliment l’amertume en valeur. »
Goûts et rituels
Mieux que le goût, ce sont ces rituels et cet art du service qui définissent les spiritueux japonais. Roku se servira donc en versant d’abord l’eau ou le soft drink puis en y ajoutant le gin. En Gin Tonic, on présentera un haut tumbler rempli de tonic et glace, garni de bâtonnets de gingembre, à côté d’un joli gobelet de gin : selon la tradition japonaise Omotenashi, on ne se sert pas soi-même, on prépare le drink de son voisin qui vous rend la politesse.
Roku n’est pas le premier gin développé par Suntory, qui a enrichi la légende de Mother’s Ruin dès 1936 en créant Hermes, puis quelques autres, tous destinés au marché intérieur. Mais c’est le seul destiné à franchir les frontières, à s’évader vers l’Occident. Tout en revendiquant de puissants marqueurs nippons. À commencer par six ingrédients emblématiques du pays – écorces de yuzu, fleurs et feuilles de sakura (le cerisier japonais), thés verts sensha et gyokuro, poivre sansho -, qui viennent s’ajouter aux huit aromates qui traditionnellement différencient le gin de l’alcool de pharmacie – genièvre, écorces d’orange et de citron, graines et racines d’angélique, cannelle, cardamome, coriandre.
D’agrumes et de genièvre
Ki No Bi et le Coffey Gin s’inscrivaient déjà dans cette veine où les ingrédients déterminent l’identité, japonaise en l’occurrence, avec une prise de pouvoir des agrumes – yuzu en tête – sur le genièvre. Roku y ajoute un sens du détail et de la précision bluffants. Son nom désigne le chiffre 6 en japonais, et les facettes de la bouteille hexagonale gravée de fleurs de cerisier viennent accentuer cette quête de l’équilibre géométrique. Fabriqué intégralement sur le site d’Osaka, qui abrite la plus ancienne distillerie de Suntory, créée en 1919 (2), Roku est élaboré sur un alcool neutre de maïs redistillé en alambics pot stills, en ajoutant le genièvre dès la première passe, et en intégrant en sus les aromates de base lors de la seconde. Ce gin classique sert ensuite de trame sur laquelle seront assemblés six distillats de “botaniques” nippons élaborés séparément dans quatre types d’alambics à distillation discontinue (pot stills et hybrides).
Le yuzu, star des gins japonais, a été sélectionné pour sa fraîcheur ronde et sucrée, son énergie. Le poivre sansho vient électriser la finale. Le thé vert gyokuro apporte rondeur et épaisseur en bouche, alors que le thé vert sensha, plus tannique, tire vers l’amertume. Les fleurs et feuilles de sakura, qui structurent la symphonie, confèrent les notes florales à peine boisées, l’amertume élégante, précise, complexe. « Le sakura, c’est le goût du Japon, une flaveur très familière pour nous », résume M. Torii. Avec les thés verts, c’est l’ingrédient le plus fragile, le plus délicat à travailler. Ils sont récoltés à la main, utilisés très frais en macération et distillées sous vide dans un alambic en acier, à pression et température basses, 45°C seulement.
Une œuvre de parfumerie fine – après le N°5 de Chanel, le 6 de Suntory ? -, parfaitement calibrée pour faire un tabac dans les bars occidentaux. « Depuis le rachat de Jim Beam, en 2014, Suntory ne fait pas mystère de sa volonté de percer sur les marchés internationaux. Avec Roku, nous voulons évidemment profiter du boom du gin, mais également séduire les palais occidentaux en tirant parti de deux événements organisés sur l’Archipel et qui vont attirer beaucoup de visiteurs étrangers : la Coupe du monde rugby en 2019 et les jeux Olympiques en 2020. » Et puis, comme Nikka et ses Coffey Gin et Vodka, Roku permet à Suntory d’occuper le terrain du buzz en Occident, en attendant que les stocks de whisky asséchés par la demande se renouvellent enfin. De l’art de cocher toutes les cases avec talent.
Par Christine Lambert
(1) En Highball, le whisky est allongé d’eau gazeuse, en Iceball, il est servi sur une énorme boule taillée dans la glace.
(2) Suntory y produit toutes sortes de spiritueux et liqueurs, à l’exception du whisky.
La triade gagnante
Roku (Suntory)
Distillé à Osaka sur une base d’alcool de maïs, le premier gin “international” de Suntory plante bel et bien ses racines au Japon. Le yuzu attaque à la volée, suivi par la floraison presque boisée des cerisiers, pincée d’amertume par le thé vert. Le poivre sansho, doux, épicé, presque fruité, ricoche en finale. L’harmonie entre la douceur florale, l’énergie des agrumes et l’amertume élégante fait de ce gin une mécanique à complexité bien loin des clichés de l’épure japonaise. Le plus subtil.
(70 cl, 47 %) : env. 33 €
Coffey Gin (Nikka)
Produit dans les fameux alambics Coffey de la distillerie Myagikyo, à partir de distillats de maïs et d’orge, le premier gin de Nikka a été présenté en 2017. Autour des aromates traditionnels (onze en tout dans l’assemblage), il fait la part belle aux agrumes japonais – yuzu, kabosu, amanatsu, shikuwasa – qui fusent avec fraîcheur et vivacité. Gras en bouche, il laisse ensuite évoluer les épices, le fruit doux et les plantes vers un registre plus vert. Le plus tranchant.
(70 cl, 47 %) : env. 49 €
Ki No Bi (Tokyo Distillery)
Son nom signifie “Beauté des saisons”, et il est élaboré par la petite Kyoto Distillery, créée en 2015 pour se dédier à la fabrication de gin artisanal. L’alcool de riz fournit la base de Ki No Bi et on retrouve dans le bouquet les notes japonaises du yuzu, du poivre sansho, du thé vert Gyokuro, des copeaux d’hinoki (un cyprès nippon)… Sous un nez plus vert qu’une forêt de bambous, ce sont les agrumes qui prennent la tête en bouche, célébrant l’amertume à la limite de l’astringence. Le plus dry.
(70 cl, 45,7 %) : env. 59 €