Cette distillerie abandonnée sert d’entrepôt de vieillissement aux rhums de Clarendon et Long Pond. Mais quelle histoire raconte-t-elle entre les silences ? Voici un petit avant-goût du copieux dossier spécial « rhum jamaïcain » qui vous attend dans le prochain Whisky Magazine & Fine Spirits tout frais bouclé.
La banlieue de Kingston a fini par rattraper Innswood, autrefois planquée en pleine campagne, à l’écart de l’agitation. Les terres arables reculent, les habitations se rapprochent, signe qu’il faudra bientôt abandonner les lieux. Les vestiges et la mémoire d’une distillerie fantôme disparaîtront alors, avalées par Suburbia.
Pour l’heure, elle résiste encore, figée dans le silence. Sacrifiée par le gouvernement sur l’autel de la rationalisation au début des années 1990, tentative désespérée d’enrayer la crise de surproduction de rhum dans laquelle se noyait la Jamaïque. Mais on se demande par quel miracle la tour de taule qui coiffe les vieux bâtiments continue à défier les lois de la pesanteur et la mécanique du vide.
La lumière dorée des fins de journée commence déjà à décliner, les ombres s’allongent pour happer les manguiers. Je vous file le tip, vous en faites ce que vous voulez : on ne devrait jamais accepter les mangues tout juste cueillies sur l’arbre. Juteuses, mais fibreuses à souhait, coinçant avec traîtrise leurs filaments orange entre les incisives et les molaires – deux heures à m’épiler les dents sur la route en quittant Innswood.
L’agente des Accises nous a gentiment attendus pour déverrouiller les entrepôts. Car c’est ici que vieillit une minuscule partie du rhum distillé à Clarendon et Long Pond, les deux distilleries de NRJ (National Rums of Jamaica). Minuscule, car selon une tradition bien établie sur l’île, le gros des volumes (excepté chez Appleton) est exporté en vrac avant même de toucher un fût. Des installations pour l’assemblage et une petite tonnellerie où réparer les barriques fatiguées complètent le site. La vieille balance abandonnée aux toiles d’araignées, les cerclages de tonneau rouillés, les cuves monstres semblant tenir les murs, le tracteur oublié dans un coin… Les horloges ont dû se figer, oui, mais à quel moment ?
A l’origine, Innswood est un domaine sucrier. Oh, pas l’une de ces plantations historiques qui se créent dès après l’invasion anglaise au XVIIe siècle, pas l’un de ces nombreux sugar estates hautement rentables, faisant trimer une main d’œuvre d’esclaves et administrés à distance par des lords absents, restés au Royaume uni près des lieux de pouvoir. Non, Innswood est un domaine enregistré au début du XXe siècle, dans la paroisse de St. Catherine, où les plaines fertiles se prêtent mieux qu’ailleurs à la culture de la canne, où sucrerie et distillerie fonctionnent toujours de concert.
En 1929, on y produit 1.133 t de sucre et 44.990 gallons impériaux de rhum (20.000 l à la flûte), lit-on dans The Parish histories of Jamaica Project. Quand le Bernard Lodge Sugar Estate and Factory voisin*, créé peu après, en 1918, crache ses 7.412 t de solide et 178.310 de liquide (81.000 l). En 1963 ? 103.408 gallons de rhum, soit 470.000 l. Mais Bernard Lodge a cessé de distiller, la crise enfantée par la guerre mondiale qui s’éloigne dans les Trente Glorieuses rattrape le rhum jamaïcain. Non loin, Caymanas éteint les alambics, Worthy Park également.
De la distillerie Innswood même, bien peu a survécu. Dans la haute tour de taule, l’escalier s’accroche au vide et à la poussière, destination nulle part, de toute façon il n’a plus de marches. Après la fermeture, la colonne de distillation qu’il desservait a d’abord été déplacée à Clarendon, où elle servit un temps d’élément de rectification couplée à celle qui, sur place, battait de l’aile. Avant d’être démontée et vendue au poids, tel un grossier tas de ferraille.
L’alambic qui servait à repasser le gin a été carotté il y a quelque temps. Oui, le gin. Il s’en fabriquait dans plusieurs distilleries jamaïcaines, en ces années 50-60. D’ailleurs, un entrepôt patiné de peinture jaune pâle affiche encore sa destination : gin store.
« Je ne crois pas qu’Innswood ait jamais distillé autre chose en alambic, réfléchit Vivian Wisdom, Jamaïcain pur sucre, encyclopédie du rhum passé par New Yarmouth, Clarendon ou Hampden, aujourd’hui pot still master distiller chez West Indies à la Barbade. Ils coulaient le rhum de colonne pour Tia Maria, une liqueur de café à succès née dans les années 40. »
Reste une distillerie fantôme qui se cramponne à ses lambeaux de vie et, de l’autre côté de la route, les chais que flique à plein temps l’agente gouvernementale en uniforme. On se croirait dans un road movie capté sur pellicule fanée. Et c’est poignant.
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* Racheté par la United Fruit, il formera United Estates en avalant un autre domaine en 1929.