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Dans un paysage de la micro-distillation new-yorkaise archi-dominé par le whiskey, Bridget Firtle a misé sur le rhum. Risqué ? Oh que oui ! Mais ça tombe bien : cette ancienne analyste financière qui a plaqué Wall Street pour Brooklyn a l’habitude des paris qui rapportent.

En écoutant Bridget Firtle dérouler le chemin qui l’a conduite dans cet entrepôt cubique d’une zone industrielle de Bushwick, à Brooklyn, une question bourdonne. Faut-il du courage à en revendre, une détermination sans faille, de la passion no limit, une inconscience abyssale ou un immense ras-le-bol pour envoyer valser du jour au lendemain le job surpayé à Wall Street, l’appartement de rêve à TriBeCa, la vie plaquée gold dans l’univers de la finance… et monter, absolument seule, une micro-distillerie de rhum à New York ? En juin 2011, cette grande liane blonde à la volonté d’airain décide de se lancer à l’eau sans avoir pied. Sans savoir nager. Et sans gilet de sauvetage. Brillante analyste financière dans un fonds d’investissement, spécialisée dans les valeurs des géants de la bière et des spiritueux, elle n’a pas 30 ans quand elle rend les clés de son loft de Manhattan et retourne vivre chez ses parents à Rockaway, la langue de terre qui barre l’Atlantique face à Brooklyn. «Dans la branche où je travaillais, le phénomène des craft distilleries était ce qui était arrivé de plus excitant depuis bien longtemps, dit-elle en rembobinant les années. Le mouvement démarrait à peine à New York, j’ai eu envie d’en être. J’ai choisi le rhum parce que c’est ce que j’aime boire.»

Tout en planchant sur le business plan, la jeune femme commence par visiter quelques distilleries, se renseigne sur la fabrication, le matériel, suit une formation de trois jours à Chicago, et goûte des dizaines et des dizaines de rhums pour affûter ses choix avant de créer Owney’s. «L’inspiration, je l’ai trouvée dans les Jamaïcains et les rhums agricoles car c’est ce qui me parle le plus. Je voulais un produit aussi proche que possible de ses matières premières, naturel, sans additifs, sans sucre. Les mélasses, qui viennent de Louisiane et de Floride, sont de top qualité, sans OGM, avec 80 % de sucre et peu de soufre.» À l’été 2012, enfin, l’alambic de The Noble Experiment ronchonne en suant les filets de gnôle ; les premières caisses de bouteilles sont prêtes début octobre. Et, quelques jours plus tard, l’ouragan Sandy déchaîne sa rage sur New York sans retenir les coups. Près de 400 000 personnes évacuées, plus de 200 morts, le réseau électrique saccagé, le métro et les souterrains inondés… «Ce n’était plus le bon moment… Et comme aux États-Unis, dans ce secteur, tout se décide sur le dernier trimestre, j’ai perdu un an.» Du courage à en revendre.

Bridget Firtle n’est pas du genre à se laisser abattre par la première sortie de route. Pas après avoir passé des mois à se cogner aux administrations pour décrocher les autorisations – à trois niveaux : fédéral, État de New York et (le plus dur, dit-elle) la ville. «À chaque détail non conforme, il faut recommencer, reprendre rendez-vous, attendre les nouvelles validations… Pour monter une distillerie ici, il faut s’accrocher.» Et pour s’accrocher, la jeune femme s’accroche, seule au bastingage. Les deux premières années, elle s’occupe elle-même de la fermentation, de la distillation, de la distribution, du marketing, de la vente, de la prospection… «Jamais je n’aurais imaginé fabriquer le rhum moi-même ! Ça n’avait jamais été mon intention, s’exclame-t-elle. Mais cette industrie n’existait plus depuis tellement longtemps que les personnes qualifiées étaient devenues rares. Je n’ai pas réussi à recruter, alors j’ai fini par m’y coller.» Une détermination sans faille.

Distillat herbacé

On entre dans la distillerie par la salle de dégustation ouverte sur le bar, hauteur sous plafond de triple loft, canapés autour d’une table basse, une halte cosy dans l’hiver new-yorkais. La production se devine au fond de l’entrepôt, derrière une paroi en tôle : en équerre contre un mur de briques, les 3 fermenteurs, les cuves de stockage et d’assemblage lorgnent l’alambic rutilant, un hybride de 1 000 l (fabriqué par Kothe en Allemagne) appuyé sur sa colonne à 6 plateaux. La fermentation dure 6 à 8 jours, avec une levure propriétaire, cultivée spécialement pour la distillerie : «Je veux créer beaucoup d’esters, s’anime Bridget Firtle. Avec un distillat herbacé, plein de fruits tropicaux, et une pointe fumée.» De la passion no limit.

La distillation, plutôt lente elle aussi, coule en une seule passe des batches de 60 à 70 l, soit 10 à 14 l/heure de rhum à 82% d’alcool, réduit et laissé à reposer en cuve. Owney’s est embouteillé à la demande seulement, afin de réduire la logistique et l’espace de stockage.

On peut goûter ? Sure !

The Original, un blanc à 40% à la fois doux et très aromatique, répand ses notes de canne, de sucre brun caramélisé, de fruits tropicaux, avec une pointe herbacée percutée de fumée. Un rhum bien ficelé, qui possède un frangin survolté, l’Overproof à 65%, lancé à la demande des bartenders et disponible uniquement à New York. Et un blend, assemblage de l’Original et d’un rhum dominicain de jus de canne vieilli deux ans, sur une tonalité plus classique (banane délicatement vanillée, sucre roux caramélisé). «L’inspiration du blend, ce sont les rum runners qui coupaient leurs rhums maison avec des jus en vrac acheminés de l’étranger», souligne Brigdet Firtle. Lancée en juin, cette nouveauté doit faire décoller les ventes pour attaquer le marché national, mission impossible avec les seuls volumes produits à Brooklyn. En filigrane se pose la question de la distribution, extrêmement compliquée aux États-Unis pour les petites marques, contraintes au porte à porte pour intéresser les bars et restaurants locaux. «Cela prend énormément de temps pour faire connaître le produit, pour construire une marque. Il faut être très patient», soupire la jeune femme.

L’affaire se corse d’autant plus que The Noble Experiment n’a pas choisi la voie de la facilité. Car au pays du bourbon, tous les chemins ne mènent pas au rhum – loin de là. «Lorsque j’ai commencé, chaque semaine on me demandait quand j’allais enfin faire du whiskey ! C’est dingue. Les lois ont changé, la demande a évolué, le mouvement craft a explosé… mais il ne se passe rien sur le rhum – ou si peu. Quelle ironie quand on sait que c’était historiquement le premier spiritueux aux États-Unis [lire à ce sujet l’analyse de David Wondrich, p.xx]. Ici, le rhum a une mauvaise image, celle des cuites au Bacardi ou au Captain Morgan. Alors, quand vous arrivez avec un produit différent, non sucré, et que vous essayez de toucher les gens sans passer par le Rum & Coke, c’est un peu compliqué.» Une inconscience abyssale.

L’année du rhum ?

À New York, toutes les micro-distilleries qui se sont d’abord lancées dans le spiritueux de canne – Van Brunt Stillhouse, Widow Jane, Tirado… – ont fini par jeter l’éponge, si l’on excepte Port Morris, dans le Bronx, qui produit une macération fruitée de moonshine d’inspiration portoricaine, le pitoro. Mais miss Firtle s’entête. «Les choses sont peut-être en train de changer, j’entends plus souvent : “Oh, du rhum ? Awesome ! Not another gin or whiskey.” Mais cela fait quelques années qu’on se dit, ça y est, c’est l’année du rhum, ça va décoller… et on attend toujours.»

«Si j’avais su que ce serait à ce point difficile, me serais-je lancée ? Pas sûr… Je ne sais pas», réfléchit la jeune femme à voix haute, sans qu’on lui pose la question. Mais on sent bien que céder au découragement et déposer les armes n’est pas dans le caractère de la dame. Si Wall Street vous apprend une chose, c’est bien qu’il faut miser avant que la valeur ne grimpe. The Noble Experiment va donc continuer à expliquer sa démarche, inlassablement. À convaincre que sa différence et sa qualité devraient faire oublier ses coûts de revient et ses prix de vente élevés (une quarantaine de dollars à New York). À capitaliser sur l’avenir avec originalité – d’anciens fûts de tequila, de vins, de xérès remplis d’Owney’s vieillissent dans des chais du New Jersey. En attendant l’année du rhum, bientôt, très bientôt.

Par Christine Lambert

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Owney’s, l’imaginaire de la Prohibition

Période exécrable pour la qualité des spiritueux, la Prohibition a néanmoins puissamment inspiré la renaissance de la distillation. Le nom de la distillerie, The Noble Experiment, lui fait directement référence, puisque c’est ainsi que ses promoteurs qualifiaient le 18e Amendement (1919-1933) : une “noble expérience” devant favoriser l’émergence d’une société meilleure, débarrassée de l’alcool et de ses corollaires, le crime, la corruption, la violence, le divorce… N’en jetez plus ! «Et puis, ajoute Bridget Firtle, sur un plan personnel, cette distillerie était ma noble expérience à moi.» Le rhum, lui, doit son nom à l’un des rum runners de la Prohibition, Owen “Owney” Madden, un mafieux passé avec succès à la contrebande, créateur de plusieurs speakeasies dont le fameux Cotton Club à Harlem.

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