La “deuxième distillerie” de l’île de Skye livre son premier single malt, The Legacy Series 2017, début d’un voyage exploratoire dans la tourbe. Mais pour bien comprendre le whisky de Torabhaig, il faut d’abord s’attarder sur son fonctionnement atypique, et sur l’aventure humaine qui en est la matrice.
(article initialement paru dans le WHISKY MAGAZINE N° 79)
Une pluie furibarde de novembre a tabassé la côte toute la nuit, s’épuisant enfin aux premières lueurs de l’aube. Comme le disent les Écossais : si la météo ne vous convient pas, attendez un quart d’heure – oui, même en automne. Au petit matin, le ciel lessivé par la drache envoie du bleu plein les yeux, au-delà du Sound of Sleat, le détroit qui sépare ce bras de l’île de Skye de la terre principale. Un paysage à couper le souffle, sauvage, brutal, minéral, de rivages déchiquetés, de roches noires livrées aux vagues qui retiennent leur colère. Skye, le fief des seigneurs des îles, une terre pour laquelle les clans Macleod et MacDonald se déchirèrent pendant des siècles, comme en témoignent les ruines du château Camus, vigie moyenâgeuse délabrée avancée sur un isthme rocheux face à la distillerie.
La distillerie. Dernier rempart sur les hauteurs avant la mer, logée dans une ancienne ferme XVIIIe du village de Torabhaig (prononcez “Toravaig”, d’ailleurs sur certains panneaux le v remplace sans discuter le b). Quand Mossburn Distillers décide d’étoffer ses activités en y ajoutant une distillerie de scotch, cette filiale du groupe Marussia Beverages commence par étudier les dossiers de vente qui circulent. (Car, oui, bien sûr, parmi la quantité impressionnante de micro-distilleries sorties de terre ces dernières années, certaines cherchent déjà un coup de main financier.) Puis dans un deuxième temps sillonne les Highlands à la recherche du lieu parfait pour la construire.
“Le lieu parfait”, voyez-vous, n’a pas de définition universelle connue. En l’occurrence, la ferme de Torabhaig possédait un avantage qui incitait à ignorer délibérément la tonne d’inconvénients greffés autour. L’ancien propriétaire des terres, feu sir Iain Noble, fondateur des whiskies Prabàn na Linne, avait obtenu quelques années avant son décès une licence l’autorisant à créer une distillerie sur le site. Une licence toujours valide, qui permettrait de gagner du temps. Bien sûr, l’opportunité de bâtir la seconde distillerie licite sur une île où Talisker trône seule depuis près de deux cents ans ajoutait de sacrés points de bonus. Un lieu mythique, chargé d’histoire… De quoi nourrir la communication pour des années, mais pas seulement. «On ne construit pas une distillerie n’importe où, remarque Neil Mathieson, le DG de Mossburn Distillers, quelques décennies au compteur dans les spiritueux. Parce que l’endroit qu’on choisit laisse toujours son empreinte sur le whisky.»
Le lieu. L’île la plus spectaculaire des Hébrides. Et, au risque de se répéter, le fief de Talisker. «On avait le choix pour se différencier : fabriquer un single malt non tourbé, ou fabriquer un single malt plus tourbé que Talisker. On a choisit la deuxième option, tranche Neil Mathieson. Un whisky “heavily peated” mais non médicinal. On a cherché à exprimer toutes les nuances, toute la subtilité des phénols. La tourbe, c’est tellement plus que de la fumée…» Est-il vain, pour ne pas dire vulgaire, de parler de coûts ? Le malt tourbé se vend 20 % plus cher, pour un rendement alcoolique moindre, car le séchage inhibe en partie l’amidon de l’orge, avec pour conséquence une extraction de sucres est faible.
Torabhaig utilise une orge tourbée entre 50 et 86 ppm, ce qui en soit ne signifie pas grand-chose, tant la distillation et la maturation peuvent réduire ce chiffre comme peau de chagrin. En l’occurrence, le premier whisky, The Legacy Serie 2017, élaboré avec une orge Concerto 55 ppm de phénols, n’en garde que 16 ppm en bouteille, après un peu moins de quatre ans en fûts, comme l’indique l’étiquette. Une beauté, que ce batch inaugural ! Sous une fumée végétale, minérale, relativement discrète, percent un joli bouquet floral et des notes d’orge tendre, qui s’expriment en bouche sur une texture bien grassouillette, caressée de vanille douce, de réglisse, de citron claqué d’embrun, le tout enveloppé dans une tourbe mouvante et persistante, cendrée. Les jeunes whiskies de nos jours se montrent parfois bluffants. Pourtant, le style Torabhaig va encore se chercher, délibérément, pour explorer les possibles, redessiner ses contours.
Dans l’industrie du scotch moderne qui se cramponne aux notions de constance et de consistance, où les grands noms du whisky impriment leur style unique batch après batch, décennie après décennie, Torabhaig choisit une autre voie. La petite distillerie de Skye se donne quelques années pour jouer. «Le distillat a déjà énormément évolué entre janvier 2017, date de la première distillation, et aujourd’hui, avoue Neil Mathieson. Les premières années, nous ne travaillerons qu’en small batches, avec des variations notables. Car on n’a pas suffisamment de recul sur le fonctionnement des alambics, sur le vieillissement en fûts au fil du temps : bref, on ne peut pas savoir à quoi ressemblera le futur 10 ans. Certains critères changent à mesure que nous tirons des enseignements : par exemple, cette année on enfûtera également à 58% et 61%, et on ré-entonnera une partie des whiskies distillés en 2017. Les choses vont encore bouger, et c’est pourquoi nous devons d’abord faire comprendre les whiskies de Torabhaig avant même la marque Torabhaig.»
Le prochain embouteillage, Allt Gleann (du nom du ruisseau voisin), arrivera en principe – l’époque incite au conditionnel – en juillet. Et il a vu un certain nombre de paramètres techniques évoluer : un tiers des levures utilisées a varié, les coupes de distillation sont un peu plus basses, l’orge est bien plus tourbée (80 ppm environ) et il a vieilli dans un mélange d’ex-fûts de bourbon de premier et second remplissage. Suivront Cnoc Na Moine en 2024 puis Allt Breacah en 2026 avant – on croise les doigts – un potentiel compte d’âge de 10 ans. Le whisky se fabrique sur le temps long, même quand on l’embouteille jeune, et oblige à étirer le calendrier.
Le calendrier. Il se découpe en plusieurs parties selon le planning annuel établi (à horizon quatre décennies…) : dix sessions de distillation “standard”, une session “expériences sur le grain”, une session “journeyman” aka “on laisse les clés aux apprentis”. Car Torabhaig, c’est aussi une aventure humaine, une sorte de solera vivante où les plus âgés éduquent les plus jeunes. Six consultants, pointures du whisky toutes passées par Diageo (dont le légendaire Alan Rutherford), ont été tirées de leur retraite pour former une équipe plutôt junior et dépourvue de toute expérience. Ces apprentis doivent s’initier à toutes les tâches de fabrication – brassage, fermentation, distillation… –, et consacrer en outre quelques heures aux travaux d’intérêt général : jardiner, nettoyer, s’occuper des ruches ou des animaux… Seuls interdits : pas le droit de conduire le tracteur ou de toucher à la scie électrique !
Chaque année, les apprentis qui le souhaitent peuvent soumettre un projet de whisky à la direction et, après validation, œuvrer à sa fabrication pendant six semaines en choisissant leur orge, leurs levures, leurs réglages, leurs fûts… «Cette année, certains ont expérimenté des malts de spécialité et d’autres levures, et je dois dire que j’admire le sens de l’imagination de ceux qui creusent des pistes inattendues et le soutien que leur prodigue le reste de l’équipe», se réjouit le boss.
L’année prochaine, si la situation sanitaire se stabilise, la distillerie espère construire son chai dunnage sur site, face à la mer – pour l’heure, les fûts vieillissent dans les entrepôts de Mossburn Distillers dans les Lowlands. Les arpètes auront à l’avenir l’occasion de se frotter au travail de chai, et pourront ainsi sentir l’eau-de-vie évoluer à tous ses âges, au fil du temps. À Torabhaig, la fumée se laisse modeler, le whisky est humain, il est vivant, et il se fiche bien qu’une épidémie mondiale ait tenté d’arrêter les horloges.
Par Christine Lambert
Des chiffres et des dates
• ± 1760 date approximative de construction de la ferme d’origine
• 2013 date de début des travaux de rénovation pour implanter la distillerie
• 2017 date de la première distillation
• 2021 date de lancement du premier single malt The Legacy Series 2017
• 1,5 tonnes d’orge moulue par empâtage
• 8 fermenteurs en pin d’Oregon (8 000 l chacun)
• 70 à 100 heures de fermentation
• 2 alambics pot stills Forsyth’s de 8 000 et 5 000 l
• 500 000 litres d’alcool pur par an (capacité)
• 3 000 à 4 000 fûts remplis chaque année
• 32 000 bouteilles à la louche pour la cuvée inaugurale The Legacy Series 2017
Disponible sur WHISKY.FR