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C’est l’événement de ce début d’année, celui qui fait que quoi qu’il arrive 2021 trouvera grâce à nos yeux. Torabhaig, la seconde distillerie de l’île de Skye, nous livre enfin son premier single malt. Et si vous n’avez pas déjà réservé votre bouteille chez votre caviste préféré·e, je me demande bien ce qui vous distrait. Allez, on enfile son masque, on sort – oui, bon, on lit cet article d’abord.

 

Au petit jour, enfin, l’orage s’est esquivé après avoir cogné l’île toute la nuit. Laissant un horizon fraîchement repeint en bleu dont on profite en comptant les heures avant la nouvelle drache. La pluie d’aujourd’hui fait le whisky de demain, dit-on en Ecosse, et à ce compte-là on se demande pourquoi Skye n’est pas couverte de distilleries (lire ici pour le shoot de Skye). Elles sont deux, la seconde, Torabhaig, livrant en ce mois de février son premier single malt officiel. Un événement qu’on attendait depuis pas loin de deux siècles, et qui arrache Talisker à sa fière solitude.

Torabhaig The Legacy Series 2017 va rejoindre la liste étonnante des jeunes whiskies (4 ans) qui bluffent, poussent à s’interroger sur la valeur qui n’attend pas toujours le nombre des années. Au nez, une fumée végétale s’efface devant un joli bouquet floral et des notes d’orge tendre, qui s’expriment en bouche sur une texture grasse, caressée de vanille douce, de réglisse, de citron claqué d’embrun, le tout enveloppé dans une tourbe mouvante et persistante, cendrée. Une beauté sauvage, minérale, persistante, qui retient suffisamment de douceur pour soumettre quiconque s’y aventure. Et à 59€ la quille du batch inaugural, bien sûr que vous allez vous y aventurer ! Mais revenons à la pluie qui annonce le whisky, et parfois le renvoie aux calendes.

Quatre ans de travaux pour faire pousser une distillerie, même en arrosant généreusement. Surtout en arrosant généreusement. Car durant 37 semaines de suite le ciel a ouvert les vannes en laissant tourner le compteur. Neuf mois de flotte ininterrompue – à vous dégoûter d’allonger votre whisky pour le reste de vos jours –, qui allaient ajouter une année au calendrier de la réhabilitation des bâtiments. Mossburn Distillers, la maison mère de Torabhaig, avait voyez-vous jeté son dévolu sur une ferme du XVIIIe à l’abandon face au Sound of Sleat, le détroit séparant le tentacule sud-est de l’île de la terre principale. Une terre que les clans Macleod et MacDonald se déchirèrent pendant des siècles, comme en témoignent les ruines romantiques du château Camus, soudées par les courants d’air à son rocher face à la distillerie.

Mais en Ecosse le romantisme est un hommage au pragmatisme. Les guerres claniques ont laissé moins de ruines que les fermiers chapardant les pierres des citadelles abandonnées pour bâtir leurs dépendances. La ferme de Torabhaig se pose donc en majesté sur la caillasse chourée à l’ancienne forteresse, et il a fallu boucher les trous à l’identique because reconstruction historique. Une église érigée à la même époque sur Mainland a fourni les ardoises (retaillées à la main) pour refaire la toiture éventrées, colmatée aux toiles d’araignées. Tant qu’on pillera châteaux et églises pour enfanter des distilleries de whisky, le monde se portera un peu moins mal.

Evidemment, allez donc coincer des alambics dans des bâtiments conçus pour y serrer un moulin à grain, des vaches à l’occasion et des greniers à foin. Pas la même forme, vous en conviendrez. Surtout les vaches. Le toit est donc amovible, posé comme un couvercle, et c’est par là que tout le matériel s’est faufilé pour équiper la distillerie : le mash tun pour brasser l’orge, les 5 cuves de fermentation en pin, et la paire d’alambics Forsyth’s qui se font face comme un vieux couple à l’heure du thé, leur forme et leur taille dépendant davantage de leur aptitude à s’insérer dans l’espace que du profil de whisky qu’on allait en tirer. Vous ai-je mentionné le pragmatisme écossais ? Si fait.

L’eau dévale d’un ruisseau tout proche, au terme d’une joyeuse débandade dans les tourbières. Moyennant quoi, le micro-filtre qui la tamise se bouche en deux jours sous les résidus sédimentaires. Né dans les Hébrides, sculpté dans la tourbe, les single malts de Torabhaig (prononcer “Toravèg”, by the way) entendent explorer la fumée sous toutes ses nuances. Plus phénoliques que Talisker (il fallait bien se démarquer), ils naissent d’une orge tourbée entre 50 et 85 ppm à la louche – la fumée n’est pas une science précise, d’autant que la distillation et la maturation rétréciront ce chiffre : le Legacy Series 2017, 50ppm mesurés sur l’orge Concerto, ne retient plus que 16ppm une fois en bouteille après quatre ans en fûts…

De toute façon la petite distillerie ne recherche pas la constance dans sa production. Les premières années, elle ne commercialisera que des éditions limitées, avec des variations de goût assumées – et un potentiel de collectors que la décence m’interdirait presque de mentionner. Le temps de saisir la mesure de l’équipement, le temps de dompter la fermentation (70 à 100h) et les alambics, le temps d’apprendre à sentir le distillat réagir en fûts. Assumer la matière vivante du whisky, et même l’encourager à évoluer, voilà chose qui reste rare dans le scotch. Les apprentis de Torabhaig, recrutés très jeunes et sans expérience, formés à toutes les tâches par de vieux briscards de l’industrie, sont ainsi encouragés à proposer une fois par an leur propre recette, et à la suivre après validation. Expériences sur les malts spéciaux, tests sur les levures, les durées de fermentation, les coupes de distillation, le degré d’entonnage, le choix des fûts… Skye is no limit.

Allt Gleann, le second embouteillage, annoncé pour cet été, forcera encore un peu plus sur la tourbe. Suivront Cnoc Na Moine en 2024, Allt Breacach en 2026, et si les si ne se mettent pas en travers du destin, un 10 ans à horizon 2028. Le planning a été dressé sur quarante ans – il faut sans doute cela pour copyrighter les noms gaéliques avant de se les faire piquer par un whisky concurrent –, mais si vous réclamez du single cask entre-temps, il y aura forcément moyen de moyenner. Il y a les plans, et il y a ce que la vie en fait. Tiens, la pluie n’est pas revenue. Y aura-t-il du whisky demain ?

 

>> Retrouvez le reportage que Christine Lambert consacre à Torabhaig dans le prochain Whisky Magazine : avec encore plus d’informations ! RDV ici sur notre e-kiosque.

 

Par Christine Lambert

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