Avec sa distilerie Tsunuki et ses chai de vieillissement de Yakushima, le groupe Hombo Shuzo frape fort. Stefan Van Eycken nous livre son regard sur ces deux nouvelles stars du whisky nippon.
Les prix et récompenses se distribuent comme des petits pains, au point qu’on se demande parfois comment il est possible que… Cependant, quand la compagnie Hombo Shuzo a été désignée l’année dernière distillateur artisanal de l’année par notre magazine, ceux qui savaient ce qu’elle a été récemment capable de faire n’en ont pas été surpris. Ayant déjà une longue histoire de la production de whisky, du moins selon les normes japonaises, c’est-à-dire avec nombre de hauts et de bas, Hombo Shuzo a décidé en 2011 de tenter une nouvelle fois l’aventure et redémarrer sa distillerie de whisky Mars Shinshu après une interruption de 19 ans.
Fin 2015, la maison mère a pris de court amis et ennemis en annonçant l’ouverture d’une seconde distillerie de whisky dans la préfecture de Kagoshima, le berceau de Hombo Shuzo. Ayant assisté à la préparation du site puis au martelage du cuivre pour la mise en forme des alambics, j’avais visité la distillerie quelques mois après le début de sa première saison de production. Aujourd’hui, à mi-chemin de la deuxième saison de distillation, je me suis dit qu’il était grand temps d’aller voir ce que la compagnie avait sorti de son coffre à jouets, aussi ai-je pris un avion pour Kagoshima par un froid matin de février.
Tout comme chez Mars Shinshu, la distillation chez Mars Tsunuki a lieu durant la moitié la plus froide de l’année. Dans le premier établissement, la saison de distillation s’étendait sur 6 mois, mais en raison du niveau record de la demande de whisky, la décision a été prise de la démarrer un peu plus tôt et de la finir un peu plus tard, ce qui la rapproche désormais de 8 mois. Aussi, la saison 2017-2018 a-t-elle commencé à la mi-octobre. Mais Mars Tsunuki était motivée pour démarrer encore plus tôt : le brassage a débuté le 21 septembre et la dernière distillation de la saison est prévue pour le 16 juin.
Saine compétition
Entrant dans la distillerie, je suis accueilli par le bruit blanc du concasseur et par Tatsuro Kusano, le directeur de la distillerie. Âgé de 29 ans, mon hôte est manifestement dans son élément sur son nouveau terrain de jeu. Après avoir fait ses classes durant trois ans chez Mars Shinshu, auprès du maître distillateur Koki Takehira, il a été dépêché à Kagoshima au cours de l’été 2016 pour superviser la construction de la distillerie Tsunuki. En raison de son jeune âge, il serait tentant de considérer que Kusano est « téléguidé » par Takehira dans ce nouvel établissement, mais que l’on parle boutique, et l’on comprend vite que ce n’est pas vraiment le cas. Il a des idées très personnelles sur la question et sa propre vision de Tsunuki, sa curiosité d’esprit lui ayant déjà inspiré quantité de petites expérimentations et nombre de projets pour l’avenir. Y aurait-il comme une rivalité entre les deux distillateurs ? « Oui, incontestablement », répond dans un sourire Kazuto Hombo, le président de la compagnie, « mais c’est excellent pour la vitalité de notre entreprise. »
Les deux distilleries ne sont certes pas foncièrement différentes l’une de l’autre. Tout comme à Shinshu, quatre type d’orge sont utilisés, différenciés par leur teneurs en tourbe : une orge non tourbée, légèrement tourbée (3,5 ppm), fortement tourbée (20 ppm) et très fortement tourbée (50 ppm). Ce qui varie, ce sont les proportions, même d’une saison à l’autre. À Tsunuki, au cours de la précédente saison de production, sur 180 tonnes d’orge transformée, 80 tonnes étaient légèrement tourbées, tandis que pour la saison actuelle, la quantité d’orge non tourbée a plus que doublé (90 tonnes) par rapport à la saison dernière ; le malt légèrement tourbé ‒ 70 tonnes ‒ représente encore une proportion significative. Les malts fortement et très fortement tourbés comptent respectivement pour 30 et 40 tonnes sur un total de 230 tonnes. Odyssey est la variété d’orge actuellement utilisée.
En nous dirigeant vers la cuve-matière, Kusano nous explique qu’il a un peu recalibré la température des eaux de brassage. « J’ai baissé la température de la première eau à 72 °C », précise-t-il, « ce qui semble faciliter le drainage du moût. » Les températures des deuxième et troisième eaux sont également basses (79 °C et 82 °C, respectivement). Tout en goûtant un échantillon de moût provenant du reverdoir, Kusano souligne l’importance qu’il attache à la clarté du moût. La cuve-matière est équipée d’un regard vitré latéral aménagé verticalement permettant au personnel de surveiller de près le brassage. Signe d’une attention peu banale portée aux détails de la production.
Qualité et innovation
Quelques minutes plus tard, nous nous retrouvons au milieu des cinq cuves de fermentation en inox. La réponse à une banale question portant sur leur capacité révèle de passionnants projets pour l’avenir. « Jusqu’à récemment », nous explique Kusano, « chaque cuvée représentait une tonne d’orge maltée, mais nous sommes passés en début d’année à un système de 1,1 tonne par cuvée. » On pourrait supposer que cela traduit une augmentation de la production et des rendements, mais cela ne se passe pas tout à fait ainsi chez Hombo Shuzo. Les décisions y sont toujours motivées par la qualité et l’innovation, et c’est bien le cas ici. « L’une des choses que je souhaite faire la saison prochaine », me glisse Kusano à l’oreille, « c’est commencer à utiliser des malts spécialisés, des malts caramélisés et grillés, l’idée étant d’en rajouter 100 g par cuvée, ce qui explique pourquoi nous sommes passés en prévision de cette évolution à une capacité de cuvée correspondant à 1,1 tonne. »
La capacité des cuves de fermentation avoisine les 5 500 litres et la fermentation dure 90 heures environ. Rien de bien extraordinaire, me diriez-vous, jusqu’à ce que Kusano soulève le couvercle des cuves pour nous montrer ce qu’il se passe à l’intérieur. Tout comme à Shinshu, trois types de levure sont utilisés : une levure de distillerie, la bonne vieille levure nippone de Shinshu et la levure utilisée par leur brasserie artisanale produisant une bière de blé (weizen) et installée à côté de la distillerie Shinshu. Mais dans les coins et recoin de la distillerie Tsunuki, l’intrigue s’épaissit. Tandis que nous humions les arômes émanant d’une des cuves de fermentation, je demande laquelle des trois levures est utilisée dans cette cuvée. « Ici, nous avons pour moitié une levure de distillerie et pour moitié une levure de shochu », me répond Kusano, les yeux pétillants de malice. « L’apport de levure de shochu ne semble pas avoir jusqu’ici changé grand-chose. Mais patience, nous le saurons après la distillation. » Pressentant que des expérimentations en matière de fermentation étaient en cours, je m’enquiers de l’utilisation éventuelle d’autres levures. « En effet, depuis le début de l’année, j’ai fait plusieurs essais avec des levures différentes, par exemple une levure de fermentation haute, une levure Belle Saison, une levure de bière de blé Munich et une levure de bière de style britannique Windsor. Je les ai toutes utilisées à 50-50 avec la levure de distillerie. La Windsor, en particulier, fonctionne très bien. Elle met en valeur un fruité d’une intensité remarquable. Mais la levure de fermentation haute est aussi très intéressante », poursuit Kusano. « Le deuxième jour de fermentation, elle fait apparaître un arôme délicieux de yaourt et quelque chose qui ressemble à nos tsukemono [légumes marinés en saumure]. »
Chêne blanc d’Amérique
Tandis que nous nous intéressons à deux autres cuves de fermentation, mon attention est attirée par une grappe de dix douelles de chêne, chacune de la taille d’une demi-douve, accrochée à une chaîne et flottant dans le brassin. « Il s’agit de douelles en chêne blanc d’Amérique faites sur mesure par une tonnellerie de la région. » Elles ne sont à l’évidence pas destinées à céder quelque arôme de chêne, ce qui de toute façon ne se produirait pas à ce stade. Quelle est donc leur utilité ? « C’est un élément de ma stratégie d’accélération de la croissance des bactéries lactiques. Nos cuves de fermentation étant en acier inoxydable, il n’y avait une grande activité en ce qui concerne la fermentation lactique tardive. » En humant une grappe de douelles laissée à sécher sous les cuves, on perçoit incontestablement un arôme de yaourt. « Pour conserver un pH bas et favoriser la fermentation lactique, j’utilise également le procédé du “sour mash” », poursuit Kusano. « Pour faire simple, je prélève un seau de brassin dans la cuve où la fermentation est achevée et dont le contenu est prêt à passer dans l’alambic de première chauffe, puis je le verse dans la cuve de fermentation qui vient d’être remplie de moût. » Habituel à la production de bourbon, ce procédé est aussi utilisé dans la fabrication du shochu ‒ le gagne-pain de la compagnie Hombo Shuzo qui connaît son affaire pour ce qui est de la fermentation. Toutes ces expérimentations, associées à un contrôle très précis de la température, commencent à porter leur fruits, assure Kusano. Je me demande à haute voix si elles ont également lieux chez Mars Shinshu. Kusano hoche la tête en signe de dénégation : « Là bas, les cuves de fermentation sont en fonte, la situation est par conséquent très différente. »
Dans la salle des alambics, il fait particulièrement froid : aucune distillation n’a lieu aujourd’hui. « Nous distillons 14 jours d’affilée, puis nous faisons une pause d’un jour pour l’entretien », précise Kusano. Mais je n’y vois guère de travaux de maintenance. « Oui, en effet, le wash still est nettoyé tous les jours, après la distillation, mais non le spirit still. En fait, il n’a pas été nettoyé depuis le début de l’année. » Et ce n’est pas par paresse, m’assure Kusano. Tandis qu’il ouvre le spirit still, l’arôme des résidus et huiles accumulés évoquant la Marmite, cette pâte à tartiner à base d’extrait de levure de bière dont raffolent les Britanniques, et l’argile, nous frappe les narines. « Si nous devions nettoyer cet alambic, l’eau-de-vie serait plus légère. Or nous cherchons à obtenir un distillat plus robuste et voulons que les résidus accumulés fassent partie intégrante des arômes du distillat. » On imagine difficilement qu’un employé de la distillerie vienne se plaindre de cette politique de non-nettoyage de l’alambic de seconde chauffe.
« Cette année-ci », poursuit Kusano, « j’ai considérablement ralenti la vitesse de distillation, tant pour la première que pour la deuxième distillation. Contrairement aux apparences, ce n’est pas antinomique avec l’utilisation de condenseurs à serpentin destinés à produire un distillat plus lourd. C’est notre manière de procéder pour obtenir une eau-de-vie riche, mais propre. » Une cuvée donne environ 500 litres de distillat titrant 64% vol., ce qui correspond à environ trois fûts par jour pour une teneur en alcool à la mise en fût de 60% vol. « Nous faisons également des expériences avec le titre alcoométrique du distillat à la mise en fût », souligne Kusano. Pourquoi n’en suis-je pas étonné ? « Nous avons fait des essais avec une gamme de teneurs au remplissage allant de 55% à 67% vol. On verra ce que l’avenir nous dira. »
Le site possède plusieurs chais anciens en pierre, mais nous nous dirigeons cette fois-ci vers le nouveau chai industriel à système de stockage palettisé dernier cri aménagé dans l’ancienne salle d’embouteillage. Il y a de la place pour 2 000 fûts, ce qui devrait suffire pour quelques temps. Dans un coin, un employé s’affaire autour d’un minuscule alambic en cuivre. « Nous faisons ici quelques petites expériences avec le gin que nous produisons ici », sourit M. Hombo. Mais revenons au whisky et à la politique de maturation adoptée par la distillerie. « Nous utilisons pour moitié environ des fûts de bourbon, et pour le reste des fûts de xérès ‒ butts, hogsheads et puncheons ‒, des fûts neufs en chêne blanc d’Amérique… et des barriques que nous dénichons à droite et à gauche : des fûts de rhum, de brandy, un ex-fût de Laphroaig, ce genre de choses. Nous recherchons pour l’instant des fûts de porto qui sont un peu difficiles à obtenir, de même que des hogsheads plutôt rares au Japon, car leur capacité est un peu supérieure à celle des barrels de bourbon et devrait être plus adaptée à la maturation à Tsunuki, où la température moyenne est ici plus élevée qu’à Shinshu. »
Des climats très différents
Cela ferait une bonne conclusion dans le cas de la plupart des distilleries, mais chez Hombo Shuzo, c’est là que les choses commencent à devenir réellement passionnantes. L’entreprise possède deux distilleries de whisky qui connaissent des conditions climatiques très différentes l’une de l’autre, mais également une petite distillerie de shochu traditionnelle sur l’île de Yakushima qui se trouve à environ 60 km au sud de l’extrémité méridionale de la préfecture de Kagoshima. Dernier écosystème dominé par le cèdre du Japon, un cinquième de l’île est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Le taux d’humidité qui règne sur l’île est si élevé que l’on dit pour plaisanter qu’il y pleut « 35 jours par mois ». Désireuse de connaître l’impact de ces trois climats différents sur la maturation de ses whiskies, la firme Hombo Shuzo a décidé de faire vieillir sur ces trois sites les eaux-de-vie produites dans ses deux distilleries de whisky.
C’est pourquoi j’ai emprunté le ferry pour me rendre à Yakushima et jeter un coup d’œil à son chai. La traversée dure 2 heures environ sur une mer rugueuse, mais quel plaisir de découvrir le chai de vieillissement de Yakushima. Il y a deux ans, Ichiyo Okizono, le directeur du site, ne disposait que d’une poignée de fûts stockés au fond d’un entrepôt encombré de matériel d’embouteillage. En juillet 2016, quelques maisons inhabitées derrière la distillerie de shochu ont été démolies et remplacées par un véritable chai dunnage en terre battue. Sa capacité demeure modeste, mais c’est un endroit très particulier. L’intérieur est lambrissé de cèdre de la région, ne provenant bien entendu pas de l’essence millénaire protégée, mais d’un arbre replanté voici une centaine d’années. Le jour de ma visite était l’un des plus froids de l’année : 11 °C dans le chai, avec un taux d’humidité de 51%. « Il tombe à 30% certains jours », explique Okizono, « mais en été, nous avons des pics de température de 38 °C et 85% d’humidité dans le chai. Ici, la part des anges représente environ 8% ; elle est de 6% chez Mars Tsunuki. Chez Mars Shinshu, elle est comparable à celle qu’on connaît en Écosse. »
Le chai a une capacité de 400 fûts, ce qui est assez peu. « Nous avons en ce moment 114 fûts entreposés ici », indique Okizono. « Ce sont pour la plupart des fûts de bourbon, mais il y a aussi quelques hogsheads et butts de xérès, ainsi que cinq fûts en chêne blanc d’Amérique qui ont été réassemblés par une tonnellerie de la région à partir de fûts que nous avions utilisés pour le vieillissement d’un shochu d’orge. »
Le système mis en place prévoit que Tsunuki et Shinshu s’échangent 6 000 litres de distillat à faire vieillir dans les chais de la distillerie sœur, et expédient chacune 6 000 litres de distillat à faire vieillir sur l’île de Yakushima. Le millésime Shinshu le plus ancien en cours de maturation à Yakushima date de 2014. Pour Tsunuki, il est encore trop tôt. Jusqu’à présent, seule une cargaison datant de la première saison de production est arrivée ici en mars 2017.
Après la visite du chai, nous dégustons quelques échantillons de fût de whisky Shinshu 2014 et 2015. L’échantillon non tourbé prélevé dans un ex-fût de bourbon datant de 2014 révèle la force d’impact du climat sur la maturation. À l’aveugle, on ne devinerait jamais que celui-ci n’a que trois ans. Okizono a un faible pour les bourbons non tourbés, et moi aussi. « À l’origine, la compagnie était convaincue qu’une eau-de-vie fortement tourbée exprimerait mieux le côté spectaculaire des conditions climatiques naturelles de l’île, mais en fait je préfère les alcools non tourbés et d’une certaine manière, en l’absence de tourbe, les conditions naturelles peuvent “pénétrer” plus facilement dans le whisky. » Plus tard ce soir-là, M. Hombo exprime un goût analogue pour les spiritueux non tourbés. De même que, le lendemain, Tatsuro Kusano, mais pour une raison très différente. « J’ai le sentiment que le climat de Yakushima refoule les qualités recherchées d’un alcool fortement tourbé. Comme si elles s’évaporaient mystérieusement, si je puis dire, de sorte que je considère qu’une eau-de-vie non tourbée ou légèrement tourbée sera mieux adaptée aux conditions de vieillissement de Yakushima. »
Tandis que nous apprécions ces différents échantillons de fûts sous le regard de magnifiques banians, nous ne cessons de revenir à un Shinshu 2015 légèrement tourbé à 3,5 ppm vieillissant dans un puncheon assemblé à partir d’ex-fûts de shochu d’orge. L’équilibre du fruit, de la suavité et la douceur des épices exotiques est tout simplement exquis, et il n’a que deux ans et demi ! On ne saurait douter qu’à l’avenir des whiskies très particuliers verront le jour dans ce chai. En attendant, dans l’enceinte de la distillerie Tsunuki, Kusano et son équipe poursuivent leurs créations. Alors que je quitte la distillerie et traverse le parking, celui-ci m’annonce comme si de rien n’était qu’il recherche également une orge maltée et fumée, non à la tourbe, mais au bois de cerisier, ou de poirier, etc. Mais ça, c’est une autre histoire… Nous y reviendrons.
Texte et photographie : Stefan Van Eycken