Glendronach lançait ce 18 janvier 2022 le premier single malt officiel de 50 ans de son histoire. Un pure moment de whisky porn par écrans interposés. Mais il suffisait de fermer les yeux et de se cramponner au verre pour… Bref, allez plutôt lire la suite.
Le verre est vide depuis la veille. En approchant le nez, on sent les notes de havane se fondre au chêne, subtilement rafraîchies de résine mentholée. Le verre est vide et je songe à ne plus jamais le laver, laissant la dernière goutte de whisky sécher, s’éclipser sur la tangente des souvenirs. N’empêche, 20.000 £ la bouteille, ça fait cher la lampe Berger… Fermer les yeux, humer.
Fermer les yeux. Et voir la distillerie émerger du flou pour s’imprimer au loin, dans le creux encaissé de la vallée de Forge. Les Highlands en 360° à ras de ciel depuis les champs d’orge rendus à la paille, les balles de chaume prêtes à dévaler. Et là, tout en bas, les pierres noires tachées de rouge pimpant, volets et boiseries déposant des éclats écarlates sur les murs de Glendronach. Glendronach, en gaélique la « vallée des ronces » – ou des mûres dont le whisky prend volontiers les arômes.
Surtout ne pas ouvrir les yeux. L’éclat terni des cuivres luit à travers la verrière de la stillroom – les alambics sont des soleils ardents pour regarde derrière les ombres. Jusqu’en 2005, avant la conversion à la vapeur, les flammes nues alimentées au charbon chauffaient leur ample base. Autres survivances du passé, la toiture en pagode de l’ancien kiln qui se détache sur la rétine, et les aires de maltage, intactes, abandonnées en 1996, attendant peut-être que les fantômes empoignent les larges pelles en bois abandonnées contre le mur. On voyage loin en baissant simplement les paupières.
Tenez, je sens l’humidité frisquette qui suinte dans les chais, les parfums entêtants du whisky caressant le chêne moite des fûts. En tendant bien l’oreille, entendrai-je le murmure de la Dronac qui se faufile le long de la pierre et s’échappe à travers la distillerie ? Petit ru intrépide qui gonfle de colère sous les orages de fin du monde, débordant alors de son lit en quelques heures et submergeant tout en catastrophe : la dernière fois que les barriques se sont mises à flotter dans les dunages, c’était… voyons voir… en 2009 déjà. Près d’1,20 m d’eau au sol. Fermer les yeux, humer…
Oh, pardon, vous êtes là. En ce 18 janvier 2022, sur mon écran d’ordi, Rachel Barrie et Alan McConnochie, maître assembleuse et directeur de Glendronach, présentent le premier 50 ans d’âge jamais embouteillé par la distillerie. Distillé le 25 février 1971. Au temps de la chauffe à feu nu et du maltage maison d’une orge locale. 1971, les Etats-Unis s’enlisent dans la guerre du Vietnam, Nixon dirige le pays, Hafez el-Assad prend le pouvoir en Syrie, Jim Morrison ne tardera plus à rejoindre le Père-Lachaise. « Et Led Zeppelin sort Stairway to Heaven », remarque Rachel Barrie, nous ramenant au paradis un verre à la main.
Nous voilà donc expédiés au 7e ciel via Zoom, non par la cage d’escaler (d’ailleurs, pourquoi les marches pour le paradis et l’autoroute pour l’enfer ? La montée a l’air plus terrible que la descente dans les au-delà de l’histoire du rock – fermez la parenthèse) mais par la grâce d’un centilitre de single malt. Un ridicule, un merveilleux échantillon d’une couleur sombre comme l’acajou sous les reflets cuivrés.
Déguster un très, très vieux whisky reste un plaisir rare, et ces derniers mois je l’avoue se sont montrés généreux en cacochymes maltés : Glenlivet 80 ans, Yamazaki 55 ans, Glen Grant 60 ans, Glendronach 50 ans aujourd’hui… Mon dieu, je pourrais m’y habituer. Chacun raconte une histoire mais, plus encore, chaque dégustation suspend la temporalité d’une façon très particulière – combien de minutes, combien d’heures, d’années ou de décennies dure un centilitre rapporté à l’échelle du temps ? Et à l’aune de la mémoire, des souvenirs perdus ?
Glendronach 50 ans fusionne les single malts issus de deux fûts de xérès taillés dans le chêne espagnol. L’un ayant préalablement contenu du pedro ximenez, suave, riche, relâchant des fruits noirs épicés dans les sucres résiduels, et l’autre de l’oloroso, sec, plus acide, balsamique, offrant des fruits à coque sur le fruit séché.
Fermer les yeux, humer. Au nez, les cerises noires, les prunes séchées, s’imbriquent sur un soupçon de fraîcheur mentholée, d’écorces d’oranges confites, des notes de tabac, de cuir, dans une fusion, une concentration que seules les décennies permettent. Une beauté troublante et sensuelle. La bouche se pose comme du velours, hyper dense, avec un supplément de fruits noirs, de baies sauvages confiturées, d’éclats de chocolat. Et, fait inédit pour un whisky de cet âge, le chêne se fait très discret. « Jamais le bois ne parviendra à dominer Glendronach !, s’exclame Rachel Barrie. Le caractère robuste de son distillat ne se laisse pas faire. » Ce même distillat qui apprécie tant le chêne espagnol et le xérès – et si peu le chêne américain, qui manque de tanins à son goût.
Les barriques aux douelles épaisses ont vieilli sur site dans un chai froid et humide garantissant une maturation lente et une intégration optimales des tanins et des arômes, avec une part des anges qui ne dépasse guère 1%. Mais ensuite, les deux fûts ont été mariés puis réentonnés dans un puncheon de PX frais pendant environ un an. Un petit effet botox bien placé, discret, qui respecte la dualité de Glendronach entre le fruit riche et la sécheresse. « Il se peut qu’il reste encore un fût de 1971 dans les chais », tease Rachel Barrie avant de refermer la fenêtre de Zoom. Fermer les yeux. Un centilitre de single malt peut donc vous emmener en voyage dans le temps, dans l’espace, simplement par la pensée.
Par Christine Lambert