Nouvel épisode de notre série Vélier Explorer. Nous partons cette fois en Italie, à quelques kilomètres de Bassano di Grappa, le berceau des eaux-de-vie italiennes. Quelque part entre montagnes et vergers, un homme distille parmi les plus fines eaux-de-vie de fruits au monde. Direction Rosà, la ville natale de Gianni Capovilla, en compagnie de Marco Cremonesi.
Une journée dans la distillerie de Rosà, où est née la légende Gianni Vittorio Capovilla, l’homme capable de cueillir l’âme des fruits oubliés. Une pratique ancienne qui remonte à l’empire austro-hongrois et qui parait simple, jusqu’à ce que nous réalisions que « simple » n’est pas synonyme de « facile ».
Pour comprendre ce qu’est l’interprétation des fruits, partons d’une citation de Gianni Vittorio Capovilla, le plus grand (et le plus récompensé) des distillateurs italiens :
« On ne devine jamais le résultat d’un fruit qu’on goûte. Au final, on ne retrouve pas forcément la saveur attendue. Des fruits qui, lorsqu’ils sont frais promettent certains résultats, peuvent changer du tout au tout sous l’action des enzymes et de la fermentation. Jusqu’à détourner complètement la saveur du fruit d’origine. ».
Ainsi je passe une journée dans la distillerie idyllique du petit village de Rosà, à quelques pas de Bassano del Grappa. Le lieu ressemble plus à une ferme modèle qu’à une distillerie telle qu’on pourrait l’imaginer. Près du mûrier qui, par tradition, est taillé chaque année par le grand vigneron Josko Gravner, je découvre donc la difficulté de cet art lent, contraire à l’esprit d’instantanéité de notre époque.
On pourrait penser que distiller des fruits est finalement simple : on les brasse, on laisse la purée fermenter pour ensuite la passer dans l’alambic et la récupérer à la sortie, dans un verre. En théorie c’est vraiment ce qui se passe. Dans la pratique, il faut avoir la perception et la conscience de milliers de détails, et c’est extrêmement rare : même le patron doit « essayer et essayer encore ». Les cartons d’étiquettes privées de leurs bouteilles le prouvent bien : le « castagne 2002 », par exemple, n’a toujours pas reçu l’aval du patron, du moins jusqu’en 2021.
« il faut avoir la perception et la conscience de milliers de détails, et c’est extrêmement rare »
Le travail de Capovilla commence parfois par un coup de frein, un arrêt et un plongeon dans les buissons. Puis Gianni en ressort en mâchant une baie, interceptée par son regard pétillant surmonté de ses épais sourcils : « C’est l’un des aspects préférés de mon travail : satisfaire ma curiosité ». Mais ensuite, ça se complique : « Le problème, ajoute t-il, est d’avoir à disposition au moins 6-700 kg de fruits pour commencer l’expérimentation ».
La matière première demeure son obsession : Gianni examine et inspecte chaque fruit, qu’il soit issu de son propre verger ou de celui de ses fournisseurs. Mais surtout, chaque variété a besoin d’être comprise : « C’est un peu comme avec le vin. Chaque fruit doit naturellement mûrir sur la plante, mais au fil du temps on repère un stade de maturation qui se révèle être idéal pour la transformation. Par exemple, les fruits ne doivent pas toujours atteindre la pleine maturation ».
« Nous n’avons jamais ajouté un seul gramme de sucre. Toutes les levures arrivent avec les fruits, avec leur peau. Bien sûr, l’environnement y est pour quelque chose aussi ». La fermentation est longue, elle peut durer jusqu’à quinze jours. »
Capovilla impose ses rythmes même au jus de canne à sucre, rien à voir avec les fermentations rapides des autres rhums. Le RhumRhum de Capovilla, distillé loin de Rosà à Marie-Galante, est un rhum qui fait la différence : un rhum ultra propre, quintessentiel comme les fruits de Gianni Vittorio. Quant à ceux qui aiment bien les rhums moins propres ? « Je peux les comprendre. Mais ça c’est ma manière de faire ».
La distillation discontinue s’effectue en cinq alambics Müller, les célèbres pot still de la Forêt-Noire fabriqués avec effort et soin par des artisans allemands. Capovilla a sans doute provoqué quelques larmoiements : « J’ai bouleversé la vie du grand-père Müller. Je lui ai dit que je voulais plus, que je voulais un engin que je puisse conduire là où il faut. Et pas un train qui risque de s’arrêter sur la voie ».
« Il distille uniquement des fruits qui sont à la hauteur »
La distillation se fait toujours au bain-marie et toujours deux fois : « Je crois que c’est la meilleure façon de cueillir les notes des différentes variétés et de les séparer des éléments perturbateurs ». Les nuances variétales sont un concept-clé chez Capovilla, car il ne distille pas des pommes ou des poires, il distille uniquement des fruits qui sont à la hauteur. Sur sa liste en constante évolution, les variétés Decio di Belfiore, Gravensteiner et des coings de ses propres vergers ; poires Luise Bonne, Moscatelle d’été, Del Miele ou autres variétés sauvages, en plus des Williams. Et puis, une bonne quantité de baies et de fruits « oubliés », comme les pruneaux sauvages ou les sorbes, les cassis, les cornouilles, les prunelles, des mûres de ronces et des framboises sauvages, ou encore des cynorhodons, des baies d’argousier, des alises et des figues de Barbarie.
Beaucoup pensent que Gianni Capovilla distille les fruits parce que son histoire a commencé avec la vente d’équipements œnologiques, dans les années 70, en Allemagne, la terre promise des spiritueux. Mais ceux qui le pensent ont tort. D’abord, parce que Capovilla produit de tout, en fait, de la bière (Bierbrand) au vin, en passant par la canne à sucre et la vinasse. Et même du tabac. Ensuite, parce que, dit-il, « autrefois, dans la région de la Vénétie, les distillations se faisaient de manière clandestine avec des équipements de fortune, suivant le postulat de ne pas jeter ce qui pourrait être transformé et donner du confort. Un héritage de l’empire austro-hongrois ».
Si Capovilla devait trouver encore des substances volatiles indésirables dans son eau-de-vie, une étape supplémentaire s’impose : un engin breveté en interne, le Casco Capovilla Spirits Condensing System, permet de réchauffer le distillat et de laisser le petit alcool gênant s’évaporer vers un cône glacé.
Un fois sorti de l’alambic, le distillat doit reposer. Pas quelques mois, plutôt des années. Six ans en règle générale, mais pour l’acier il faut facilement compter le double : évidemment le bois libère des arômes et des couleurs qui n’ont rien à voir avec les fruits clairs de Capovilla. Une fois distillé « le produit est franc, et même agréable. Mais il manque d’expressivité et de profondeur. Seule l’estérification d’acides gras peut donner cet apport ». Et sur ce point, le maître absolu est le temps. Même si « certains fruits perdent leur fraîcheur aromatique avec le temps ».
« Chaque étiquette réalisée à la main est attachée une à une à son bouchon »
C’est fini ? Pas tout à fait. Le distillat devra être dilué. L’eau provient de l’une des deux sources identifiées par Gianni Vittorio Capovilla dans la région de Belluno. Le distillat est amené au degré d’alcool recherché, une fois de plus, ce n’est pas une opération simple : petit à petit, une certaine quantité d’eau est ajoutée jour après jour. Lorsque tout est enfin terminé, commence un minutieux embouteillage : chaque étiquette réalisée à la main est attachée une à une à son bouchon. Et une à une, les bouteilles sont scellées à l’aide de la cire, d’une estampille fabriquée maison et de pigments naturels. Les couleurs vives qui scellent chaque bouteille sont l’image préférée du maître distillateur. Ses spiritueux reproduisent « la couleur du goût » qui évoque le fruit d’origine.
« La richesse c’est le savoir-faire »
Car chaque fruit a ses propres phases dans le processus de transformation peaufiné au cours de décennies. Son métier, Capovilla l’a appris effectivement en Allemagne. « J’allais dans les caves, les vignerons m’exposaient leurs problèmes et il fallait que je trouve des solutions ». D’ailleurs le patron fait preuve d’une connaissance monumentale du vin, également. Mais à un moment, « en 1976, lors d’un salon, j’ai acheté un alambic de 60l et j’ai attrapé la fièvre de la distillation ».
Le fait est que la qualité a un coût. Capovilla fait un geste comme pour chasser une pensée noire : « Si je devais fixer mon prix avant de goûter les fruits, tout serait invendable… ». Mais la vérité c’est que pour faire un litre d’eau-de-vie de coing, par exemple, il faut 60/70 kg de fruits : « C’est pour ça qu’il faut faire autre chose si l’on veut gagner de l’argent », dit le patron, amusé : « La richesse, c’est le savoir-faire ».