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Qui se souvient encore de Comoz ? Cette vénérable maison de Chambéry fut pourtant la première à commercialiser un ‘vermouth blanc’ et laissa une marque indélébile sur le cocktail cubain. Elle revient aujourd’hui grâce à son ancien rival Dolin, et c’est tout un événement.

Pour l’amateur, le vermouth blanc, c’est deux choses : le Martini Bianco (vermouth le plus vendu au monde) et l’historique Dolin. Il sait sans doute qu’il s’agit d’un vermouth aussi doux mais bien moins amer que le rouge classique ; plus porté sur le floral et l’agrume que sur les racines et les épices, il a été longtemps plus apprécié seul qu’en cocktail. Enfin, s’il est perspicace, le connaisseur aura aussi appris que le style est né en Savoie, du côté de Chambéry, avant d’être repris, avec le succès que l’on sait, de l’autre côté des Alpes.

C’est à la fois beaucoup et peu : cela ne nous dit ni comment Chambéry est devenu synonyme de blanc ni le profil que le produit pouvait avoir à l’époque. Pour cela il faut remonter un peu plus de deux cent ans en arrière, à une époque où la région était administrée depuis Turin par un Savoie roi de Sardaigne ( !). C’est lors de ces années-là, dit-on, qu’un distillateur nommé Joseph Chavasse, installé aux Echelles, à la frontière avec la France, se rend à Turin et découvre le vermouth. De retour à la maison, il travaille à sa première formule. S’installant à Chambéry après 1815, il devient le premier vermouthier de la région (la marque est attestée dès 1821). A sa mort, l’entreprise est reprise par son beau-fils Ferdinand Dolin qui en change le nom. L’existence du vermouth de Chambéry est alors essentiellement locale. Sous le régime de la maison de Savoie, tant à Turin qu’à Chambéry, les élaborateurs vendent surtout en ville, au détail. La libéralisation progressive changera la donne, mais ce n’est qu’avec l’annexion de la Savoie par la France en 1860 que l’expansion commerciale est enfin possible.

Aux côtés de Dolin, une autre maison jouera un rôle capital dans ce processus : Comoz. Depuis le mitan des années 1850, la distillerie éponyme proposait un large portefeuille de liqueurs et de distillats. Suivant l’exemple Dolin, elle ajoute à son catalogue un vermouth de Chambéry. Vers 1875, elle en commercialise près de 100000 litres par an, quantité négligeable si on la compare avec les italiens ou Noilly-Prat, mais suffisante pour la placer en tête à Chambéry.

Le premier blanc

Lorsque Jean-Pierre Comoz, le fondateur, décède en 1879, son fil Claudius décide de moderniser l’opération. Capitalisant sur la mode des liqueurs incolores rendue possible par l’amélioration des techniques de filtration, il dépose en 1881 la marque ‘vermouth blanc’. Effet d’appel ou pas, ce lancement sera suivi par un véritable boom du vermouth à Chambéry – en 1900, on y compte 17 producteurs. Les producteurs parisiens se mettent à commercialiser du ‘vermouth de Chambéry’ d’imitation (s’ensuivra un procès qui aboutira à la création de la défunte DO ‘vermouth de Chambéry’), tandis que les italiens répondent avec leurs propres biancos.

Si cette histoire est aujourd’hui largement oubliée, c’est parce que Comoz n’a pas survécu au déclin du marché des vins aromatisés. Les héritiers de Claudius abandonnèrent la production au début des années 1970. Le Chambéry était alors résiduel, le marché non plus dominé mais tout simplement écrasé par Martini et, dans une moindre mesure, Cinzano.

Près de cinquante ans plus tard, les choses ont bien changé. La tendance du vermouth ne cesse de croître et, grâce notamment à un importateur étatsuniens très intelligent, Dolin a su en bénéficier. Le vermouth de Chambéry, sous toutes ses expressions, s’impose et le blanc séduit les meilleurs bartenders américains. C’est précisément Haus Alpenz, cet importateur, qui s’est associé avec Dolin pour relancer le Comoz. Comment est-ce possible ? En fait, il semblerait qu’il existe une certaine solidarité chambérienne. Déjà lorsque les derniers représentants de la famille Dolin s’étaient retirés de l’industrie, ils avaient cédés leur marque et leurs recettes à des proches – qui contrôlent encore aujourd’hui l’entreprise. De même, lorsque le dernier Comoz se retira, il vendit à son ancien rival. Dolin est donc en mesure de proposer une version authentique de ce vermouth historique.

Ce qui est magnifique lorsqu’on découvre ce Comoz ressuscité, c’est qu’il confirme nos soupçons sur ce que devaient être les premiers ‘blancs’. Aujourd’hui, ils affichent tous 130 ou 140 grammes de sucre par litre, en alignement sur les rouges, et, Dolin excepté, ils offrent un nez dominé par la vanille et les notes pâtissières plus ou moins contrôlées. Beaucoup sont trop doux, déséquilibrés. D’après nos recherches, le vermouth de Chambéry blanc, l’original, était certes frais mais avec une présence claire d’herbes alpestres et un niveau de sucre qui le placerait entre le vermouth sec à la Noilly (30 g par litre de nos jours, 55 g alors) et les blancs d’aujourd’hui. Une analyse effectuée en 1878 place le Comoz à 82 g par litre. Le Comoz ‘nouveau’ est à 80 g.

Des Alpes à Cuba

Au-delà du mesurable, la dégustation nous offre un produit qui rappellera sans aucun doute l’équilibre et l’élégance du Dolin blanc, avec quelques différences importantes. Plutôt que des notes de fruits jaunes, c’est vers la cerise que nous sommes portés. Les notes florales et d’agrumes sont moins claires, avec une présence bien plus notable de l’absinthe, utilisée pour son caractère aromatique plutôt que pour son amertume (présente mais discrète). Un vermouth alpin et non balsamique : c’est très précisément ce que l’on pouvait attendre d’une formule créée juste au moment où la catégorie avait abandonné le monde médicinal sans pour autant tourner complètement le dos à ses origines.

L’intérêt de ce Comoz ne se limite pas aux amateurs de bons vermouths (de plus en plus nombreux) ou aux passionnés de son histoire (espèce malheureusement toujours aussi menacée). La marque n’a pas seulement joué un rôle important dans le développement de sa catégorie ; elle a aussi laissé son empreinte sur l’histoire du cocktail. Cela peut paraître étrange, car, jusqu’il y a peu, le vermouth blanc était absent ou presque de ce monde. D’ailleurs, après la seconde guerre mondiale, les vermouthiers de Chambéry exportèrent surtout des vermouths de style italien (le rouge du Manhattan) et des sec (pour le Dry Martini). Le cas le plus frappant est celui de Comoz : sous contrat avec un importateur américain, il commercialisait deux expressions aux Etats-Unis sous le nom de Boissière. Aucune trace de son blanc – même si son invention est mentionnée dans certaines publicités.

Le charme chambérien, pour le public d’outre-Atlantique, tient au fait que la technique de filtration a été aussi appliquée aux vermouths secs. Au contraire du Noilly Prat, ces secs savoyards donnent des Dry Martinis absolument incolores, comme le veut le public local. (Pour l’anecdote, depuis la fermeture de Comoz, la compagnie américaine qui détenait la marque Boissière la fait élaborer en Italie – 40 ans après, elle y est toujours produite pour être vendue aux Etats-Unis.)

Il fut un temps, certes très bref, où le Chambéry blanc faisait bel et bien partie du répertoire. C’était à Cuba, dans les années 1910, où les cantineros (barmen locaux) lui donnèrent son classique : le Presidente. Aujourd’hui, il est souvent élaboré, dans le pire des cas, avec un vermouth sec ou, dans le meilleur, avec un vermouth rouge italien. Ainsi, il est généralement décrit comme soit le Dry Martini soit le Manhattan cubain. Pourtant, la première recette, publiée en 1915, tirerait plutôt son inspiration d’un Martinez, avec deux parts de vermouth de Chambéry pour une part de rhum léger. Ces quelques années plus tard, au légendaire Floridita, que la recette prit son authentique forme classique : parts égales des deux ingrédients de base, un peu de grenadine, un peu de curaçao et foin de bitters. Depuis que les points ont été remis sur les i par quelques historiens, les barmen perspicaces se tournèrent donc vers le Dolin blanc pour recréer un Presidente à la mode años 20. Excellentes version qui lui aura permis de regagner certaines lettres de noblesses. Le retour de Comoz, plus sec et plus herbacé, change la donne une fois de plus. En effet, Dolin n’est arrivé dans les verres à mélange de La Havane qu’après les années 30. Le premier vermouth blanc vendu à Cuba c’était donc son concurrent, débarqué là-bas en 1911. Le mixologue historiquement correct a donc du pain sur la planche – et celui qui se contrefout de l’histoire aussi, car la longue traversée du désert du vermouth blanc rayon cocktail promet de larges terres vierges à qui ose s’y aventurer. Il faut donc se pencher sur ce Comoz nouveau pour trois raisons : ses qualités intrinsèques, ses applications en cocktail et, pour le club très select des enthousiastes, pour ce qu’il dévoile d’un aspect de l’histoire des liqueurs tombé dans l’oubli. Ce dodo du monde des spiritueux n’est plus une espèce disparue ; elle devrait même être disponible en France d’ici à la fin de l’année.

Par François Monti

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