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Jamais dans l’histoire on n’a produit autant de whisky partout à travers le monde. Jamais la demande ne s’est emballée à ce point ni aussi durablement. A tel point que certains commencent à craindre le retour de bâton, et la crise de surproduction. Voyons voir de plus près.

A quel moment le marché va-t-il se retourner ? De nombreux amateurs, observant la fièvre délirante qui a saisi le whisky depuis quelques années, commencent à craindre le crash. Et, parfois, à l’espérer : au moins, les prix vont retomber, chuchote-t-on avec mauvaise conscience.

Quiconque s’est baladé dans le Speyside récemment a pu constater l’excellente santé du BTP. Partout, les distilleries se construisent ou s’agrandissent pour absorber et nourrir la folle demande mondiale, tout en reconstituant des stocks un temps mis à mal. Les alambics tournent le plus souvent à pleine capacité, et pas seulement en Ecosse. Le bourbon connaît le même emballement, le whiskey irlandais est sorti de sa léthargie, le Japon met les bouchées triples et, de la France à la Suède, de l’Australie à l’Inde, les distilleries poussent dans un mouvement incontrôlable. On n’a jamais produit autant de whisky à travers la planète. Jamais. Maintenant, qui va boire tout cela dans les années qui viennent, s’interroge Ian Buxton dans son blog. Question d’autant plus pertinente que, pour ajouter au suspense, les millennials et la génération Z ont la descente fragile et légèrement moins en pente que leurs aînés…

L’un des meilleurs connaisseurs du marché, impliqué depuis quarante ans dans la production et la promotion du whisky, Buxton ne joue pas gratuitement les Cassandre à la petite semaine, et rappelle les heures noires du “Whisky Loch”, la dernière grave crise de surproduction qui, au milieu des années 1980, a frappé le scotch. Des dizaines de distilleries fermées – Banff, Brora, Coleburn, Convalmore, Dallas Dhu, Glen Esk, Glenlochy, Glen Mhor, Glenugie, Glenury Royal, Millburn, Moffat, North Port, Port Ellen… –, des centaines d’employés restés sur le carreau.Pourtant, quand vous interrogez l’industrie, ce fantôme est balayé d’un revers de main, tout le monde plane à haute altitude. Croyez-moi, je pose la question à chaque reportage!

Un Whisky Loch ? Jamais de la vie !

Aucune chance que cela se produise, tonne Andrew Symington, le boss de Signatory Vintage, qui a lancé son business en 1988, au plus fort du Whisky Loch, avant d’en faire l’un des plus importants embouteilleurs indépendants. Parce que l’industrie a atteint un niveau de concentration jamais vu par le passé. Le scotch est aujourd’hui entre les mains d’un très petit nombre d’acteurs qui contrôlent et régulent le marché de près, à commencer par le plus gros d’entre eux, Diageo. Ils ouvrent ou ferment les vannes à la moindre secousse. Dès que la demande stagne ou baisse, regardez comme ils appuient sur la pédale de frein : en 2015, Diageo a enterré le projet de deuxième Roseisle, stoppé l’agrandissement de Clynelish, oublié la construction de la nouvelle distillerie Mortlach… Et ils sont toujours sur l’expectative, car le marché a ralenti. Tout le monde misait sur une percée en Inde, et ça ne s’est pas produit. Ça n’arrivera d’ailleurs pas de sitôt, à mon avis.

Certes, chez les géants de l’industrie, les investissements en matière de production sont en permanence réajustés en fonction de la demande. Mais les travaux d’agrandissement donnent le vertige : Macallan (15 millions de litres d’alcool pur), Glenlivet et Glenfiddich (pas loin de 20 millions de LPA quand les dernières tranches de travaux seront terminées), Roseisle, Dalmunach, Ailsa Bay (10 à 12 millions de LPA)… Soit près de 100 millions de LPA de malt chaque année avec 6 distilleries seulement – la totalité des distilleries écossaises produisait moins que cela en 1985. Derrière, Laphroaig, Ardbeg, Glenmorangie, Glen Moray, Kilchoman, Arran, Edradour et quelques autres ont elles aussi repoussé les murs. Et en Irlande voisine, Midleton (Jameson pour résumer), 64 millions de LPA – vous avez bien lu –, entend doubler sa production dans les dix ans.

Les ingrédients du désastre sont sur la table

 

Toutes les conditions pour le désastre sont réunies, prévient Charlie MacLean, autre grand spécialiste du secteur. En Ecosse, il faut bien voir que la production a augmenté dans des proportions colossales ces dernières années. Bien plus qu’on ne l’imagine. Alors, oui, oui, les géants du secteur réagissent très vite aujourd’hui et ajustent leur production en permanence. Mais dans l’équation, on oublie les petits. Avez-vous idée du nombre de micro-distilleries qui ont surgi partout dans le monde ces dernières années ? Des centaines et des centaines, des milliers. Et mis bout à bout, ça fait beaucoup de whisky. Beaucoup ! Si le marché se retourne – ou plutôt quand le marché se retournera –, ce sont ces petits qui vont disparaître.

Richard Paterson est moins catégorique. Biberonné au whisky depuis sa naissance (son père et son grand-père avant lui étaient dans le business), le master blender de Whyte & MacKay (Dalmore, Jura, Fettercairn…) avoue ses incertitudes : “Autrefois, on connaissait des cycles de sept ans, où les crises succédaient aux emballements. J’ai connu les périodes d’expansion folle, où on gagne énormément d’argent, et les crises pendant lesquelles on noie son chagrin dans la surproduction. Mais aujourd’hui… On ne sait plus rien. La demande aurait déjà dû retomber, mais elle ne cesse de s’affoler depuis quinze ans, et rien ne semble pouvoir la calmer. Il y aura forcément un Whisky Loch un de ces jours, mais quand ? Mystère.

L’Inde et la Chine en Sopalin du scotch

 

Difficile de modéliser des cycles alors que la production et la consommation de whisky sont devenues mondiales, la chute d’un important marché n’entraînant plus automatiquement la débandade générale. L’Europe occidentale boude ? L’Amérique latine, l’Asie et l’Europe de l’Est prennent le relai. Les classes moyennes chinoises commencent à avoir des niveaux de pouvoir d’achat pour se permettre les scotches et les bourbons premium, et plus seulement les marques bling (on dit “prestige” en marketing) que s’offrait l’élite au début des années 2000.

Que l’Inde s’ouvre, et ce sont 20 millions de consommateurs en âge de boire qui potentiellement s’inviteront au bar chaque année. Sacré rouleau de Sopalin pour absorber le scotch! Le Sous-Continent fait le forcing pour intégrer l’OMC mais refuse pour l’heure de baisser ses barrières douanières prohibitives qui mettent la quille de Johnnie Walker Red à 75€ prix plancher. Oups. L’Afrique subsaharienne ? C’est l’Asie de demain, à horizon quinze ou vingt ans, souffle-t-on chez Pernod Ricard. Même les Etats-Unis, toujours en plein boom, n’ont pas retrouvé les niveaux de production et de consommation des années 1970.

Que l’Inde ou la Chine s’ouvrent enfin, et ce n’est pas un Whisky Loch qui nous guette mais au contraire une crise de sous-production, résume Eamon Jones, le fondateur de Fox Fitzgerald (Peat Beast, Rest & Be Thankful…). Il suffirait de peu. Si on captait ne serait-ce que 0,5% du marché chinois, ce sont des dizaines de millions de litres supplémentaires de whisky qu’on exporterait. Alors, oui, le retour de bâton arrivera fatalement un jour, c’est une industrie cyclique. Les grosses distilleries s’en sortiront… et on pourra acheter les autres pour une bouchée de pain en attendant des jours meilleurs.”

 

Par Christine Lambert

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